Chignole (la guerre aérienne)
X—CHIGNOLE VEUT UNE SAUCISSE.
—On demande un quatrième pour la manille....
—Prenons Chignole....
—Sorti, il y a quelques minutes....
—Où est-il?... où est Chignole?
—Je vais le chercher.... Préparez la table ... je vous le ramène.
... Je quitte la popote et vais au hangar, où je suppose trouver Chignole. Mais, seul, Racine est occupé à remplacer une corde à piano des haubans du fuselage.
—Tu as vu Chignole?
—Oui ... il vient de partir.... Pas de bonne humeur aujourd'hui ... Il trouve que je ne vais pas assez vite.... Si l'on peut dire.... C'est-il de ma faute si les bougies s'encrassent?... Faut être juste tout de même ... Ah! s'il n'était pas au fond un si bon garçon, je finirais par me fâcher, et le doux Racine brandit sa pince coupante d'un air qui voudrait être tragique.
... Derrière les hangars, Chignole, les jambes écartées, les mains dans les poches, regarde fixement du côté des lignes.
—Ça n'a pas l'air d'aller aujourd'hui ... hien?
—Non, ça ne va pas, Vieux Charles....
—Ton araignée travaille?
—Possible qu'elle ait les pattes en l'air.... Mais je te jure ... t'entends bien ... je te jure que j'en aurai une....
—Une?
—Non, mais des fois ... elle ont l'air de se f ... du monde!
—Qui?
—Je les ai tout le temps devant moi ... même la nuit j'en rêve.... Ça devient du cauchemar....
—Quoi?
—T'as rien saisi?... T'entraves pas? C'est bien ça les types supérieurs!... Des réputations quoi!... Ah! Monsieur! Monsieur!... Faut alors que je donne des détails ... des paroles quand on demande des actes!... Ça ne te gêne donc pas de voir leurs sales saucisses?... Moi, je les ai assez vues, je veux une saucisse!...
... Et il me désigne, au fond de l'horizon, deux drachens qui se détachent très nettement sur le ciel clair....
—Que veux-tu que j'y fasse? Plusieurs fois, des avions de chasse ont essayé de les descendre ... chaque fois les boches les ont à temps ramenées à terre.
—Justement.... Nous avons des chances de les avoir.... Ils ne se défieront pas de notre biplan. Ils croiront que nous partons en bombardement.... Comprends-tu.... Moi, je me fais vieux à la vie qu'on mène ... Toujours le temps trop incertain pour des raids ... je moisis ... j'ai besoin de prendre l'air.... Dis-en un mot au capitaine....
――――
L'autorisation est obtenue. Notre chef a poussé la prudence jusqu'à envoyer deux Nieuport croiser sur les lignes, au cas où nous serions attaqués.
Afin de rendre notre appareil très maniable et plus «vite», nous l'allégeons autant que possible; seulement, une heure et demie d'essence, pas de bombes, la mitrailleuse et un dispositif incendiaire spécial.
—On décolle comme les as!
—Une vraie chandelle....
... Nous prenons de la hauteur chez nous et, pour dérouter l'adversaire, nous longeons les lignes comme pour une innocente promenade....
A notre altitude, le réseau des tranchées est un canevas qui se poursuit indéfiniment, une immense fourmilière abandonnée, car rien ne semble vivre au long de ces filaments blanchâtres, qui enserrent les coteaux, ou déploient leurs sinuosités dans la plaine, dévidés d'un interminable écheveau.
Nos deux camarades de chasse qui nous convoient font des pirouettes pour passer le temps. Notre manège commence certainement à intriguer les boches, car leurs batteries contre avions nous envoient quelques salves.
—On y va?
—Oui.
—Laquelle des deux?
—Celle de droite.... Elle se présente mieux....
... Nous entrons chez eux, mais au lieu de nous diriger sur le drachen, nous marchons franchement devant nous, comme pour un raid vers l'Allemagne.
Les obus nous accompagnent, mais sans dommage. Nous faisons un rapide crochet, et un long virage nous amène à mille mètres au-dessus de notre but qui balance sa panse jaunâtre d'où traîne un chapelet de petits ballonnets.
Je réduis les gaz et pique. Cette fois, ils ont compris notre manœuvre; leur tir devient intense et précis.
—Hé! mon gros? Y a un fokker qui monte!...
—Laisse-le monter.... Les Nieuport ne sont pas là pour des prunes!...
... J'accélère la descente; nous abritons le plus possible notre tête du vent qui tend à la rejeter en arrière....
—Ah! saucisse de cochons! hurle Chignole ... voilà qu'ils la descendent....
J'ai beau pousser sur le manche, ils l'auront ramenée à terre avant que nous ayons pu arriver à bonne portée; leurs mitrailleuses se mettent de la partie.
—C'est perdu!... la pièce est jouée!... me dit-il, mais rentrons en vitesse ... j'ai une idée....
—Ah! si tu as une idée!...
... Nous n'échangeons aucune parole, mais à peine arrivés sur notre terrain, Chignole m'empoigne par les épaules et s'explique avec véhémence:
—La voilà ... mon idée.... Tu comprends, j'ai saisi leur malice.... Dès que nous approchons, ils rentrent le drachen au magasin ... par suite, il faut l'atteindre de loin. Il n'y a qu'à prendre l'avion-canon. J'ai appris le maniement du joujou à l'Ecole de tir aérien ... le quartier-maître Plobanalec, son pointeur, est en permission.... Ça gaze!... Dis-en un mot au capitaine.
――――
Je retourne encore une fois en quémandeur auprès de notre chef, dont la courtoisie est inlassable. Il ne fait pas trop de difficultés, car je me porte garant des capacités de pointeur de mon coéquipier.
... Nous partons.... Nos positions respectives dans l'appareil ont changé. Mon compagnon est à l'avant, une main à la culasse de son canon de 37, l'autre,—c'est un geste familier—posée sur le rebord de la carlingue.
Un seul drachen est en l'air; nous n'avons pas le choix et nous piquons dessus à toute allure, le vent étant pour nous.
Les boches ont reconnu un avion-canon et ils nous sonnent d'importance.
—Pourvu qu'ils ne le ramènent pas avant que nous arrivions.
—Ils l'auraient déjà fait....
—Nos copains des tranchées doivent préparer une attaque, et les Boches tiennent à garder un œil le plus longtemps possible.
... Par des crochets répétés, j'arrive à dérouter leur tir.
—Je place mes bonbons?...
—Attends un peu ... au moment du virage.
—Grouille-toi.... Les fokkers grimpent....
—Hop!...
—Boum.... Voilà ... faites chauffer la colle!...
... Chignole envoie successivement deux boîtes à mitraille.
Quelques secondes, puis une flamme court à la surface du drachen.
—La saucisse est en train de griller!
... Brusquement, l'embrasement complet de la masse qui s'effondre comme une torche.
Chignole, dressé dans l'appareil, pousse des cris de victoire, mais un bruit de crécelle, un «tac ... tac ... tac» bien connu, nous fait tressaillir. Nous avons abattu le drachen, mais arriverons-nous à rentrer dans nos lignes, c'est assez problématique; à trente mètres derrière nous un fokker nous fusille. Je tente une manœuvre désespérée; je cabre; le Boche, surpris, nous dépasse, emporté par sa vitesse; Chignole en profite pour lui tirer quelques salves auxquelles il n'échappe qu'en piquant comme un fou.
... Au retour, compliments, félicitations que Chignole reçoit très digne; un léger frémissement de son nez indique seul son contentement.
Le capitaine ne lui ménage pas les éloges.
—Un joli morceau que vous avez descendu!... Le général, commandant le secteur, est enchanté.... Quelle récompense voulez-vous? Allons, demandez ... je ne puis rien vous refuser....
Chignole hésite, puis, avec son grasseyement inimitable:
—Quarante-huit heures pour aller voir ma gosse!
――――
A la popote, Chignole écrit avec soin une lettre; cela prend les proportions d'un événement, car il dédaigne habituellement la correspondance.
—Pour qui la babillarde?
—Ça ne vous regarde pas....
—Monsieur fait des cachotteries!
... Chignole redresse la tête, et, crâneur:
—Eh bien! vous n'êtes guère intelligents avec vos airs malins.... C'est à ma gosse que j'écris, voilà tout....
... Je profite de son inattention pour lire par-dessus son épaule:
Ma chère bonne Vieille,
Ton fils sera demain près de toi ... tu penses si je suis content de....