Chignole (la guerre aérienne)
XV—CHIGNOLE A DU CHAGRIN.
A cinquante mètres au-dessus des lignes, nous sommes dans la situation du pigeon d'argile, sur lequel s'acharnent les tireurs.
—On est chez nous.... Ça gaze!...
—Penses-tu?... On reçoit des coups de face ... et je lui désigne le «bord d'attaque» d'une aile qui vient d'être à moitié sectionné par une balle.
—On est en France que je te dis!...
—Alors les copains nous arrosent aussi.... C'est complet!...
—Tous les bonheurs à la fois!...
... Le sol, criblé de trous d'obus, ressemble à une carte en relief de la lune, avec ses bourrelets, ses cratères.
—Il va être joli, l'atterrissage!...
—T'en fais pas!... mon gros!... pas de barbelés.... C'est toujours ça!...
—Accroche-toi.
—J'tiens bons la rampe ... l'escayer est glissant!!...
... A cinq mètres je cabre; l'appareil se balance d'une aile sur l'autre, glisse sur la queue, touche, rebondit et s'asseoit un peu plus loin en écrasant le train d'atterrissage. La canonnade redouble d'intensité. Les balles tissent un invisible réseau qui semble resserrer peu à peu autour de nous sa trame impalpable.
—S'agit pas d'attendre la fin de la pièce!...
... Nous arrachons la boussole et l'altimètre, et nous courons vers des tranchées que nous devinons à la chenille de leurs parapets. Mais au bout de vingt pas, nous nous trouvons pris sous un barrage de fusants.
—Laissons passer l'orage!...
... Et nous tombons dans un trou d'obus à moitié rempli d'eau.
—Pour des aigles, c'est vexant de devenir des canards!
—On verra tout dans cette guerre....
... Relativement à l'abri, nous pouvons nous rendre compte exactement de notre situation.
Nous avons atterri, entre les lignes, au flanc d'un mamelon. En bas, derrière nous, les tranchées françaises; la crête, battue et contre-battue n'est à personne; les Boches sont sur l'autre versant.
—Ils ne peuvent pas nous voir....
—Y a bon!...
—Tu penses bien que le terrain est repéré....
—Restons planqués.... Quant ils auront assez fait joujou, on flambera le zinc et on les mettra en douce chez nous.... Passe-moi toujours une cibiche....
... Malheureusement, mon étui est complètement mouillé, car nous sommes dans l'eau à mi-cuisse.
—De quoi qu'on se plaindrait!... On descend d'appareil pour prendre son tub!... Tout le confort moderne....
—Oui ... mais pour déjeuner ... ça sera une autre paire de manches....
—Que tu dis!... avant la nuit rien à faire....
... Est-ce le choc dû aux émotions éprouvées, le froid qui nous gagne insensiblement et nous engourdit, mais sans le vouloir, sans le désirer même, nous nous endormons dans le fracas des explosions, sans nous demander si nous nous réveillerons un jour.
――――
... Une clarté m'aveugle.
—Etes-vous blessé?
... Il fait nuit ... je suis toujours dans la boue; agenouillées près de moi, des ombres dont l'une braque sur ma figure un falot.
—Alors.... N'y a pas moyen de roupiller dans cette crèche!
... C'est Chignole qui, lui aussi, ouvre les yeux, sans savoir encore où il est.
—Oh! du monde!
... Le lieutenant, chef de patrouille s'explique:
—- On peut dire que vous nous avez fichu le trac!... On vous croyait plutôt amochés.... J'avais amené les brancards, le toubib et l'aumônier....
—Charmante attention!... Mais vous auriez mieux fait de ne pas tirer sur nous quand on se débattait là-haut.
—Vous n'avez donc pas vu le fokker, fixé derrière vous comme une punaise!... On essayait de vous dégager ... les artilleurs aussi....
—Y avait également un fokker.... Ah! ils font bien les choses!... Tous les honneurs!... Comme c'est gentil d'être venus! Monsieur le curé mes respects ... mais ça sera pour une autre fois!...
... Chignole se nomme, me présente, serre les mains, plaisante.
—Pressons ... pressons! abrège le lieutenant.
—Et le taxi?...
—Les Boches paraissent tranquilles.... J'enverrai une équipe le démonter cette nuit.... S'ils s'en aperçoivent et rendent ce travail impossible, avec un 75 bien placé, nous le mettrons en miettes.
... En rampant, à la file indienne, nous allons vers nos tranchées. Par instant, l'éclair blafard d'une fusée illumine l'espace; alors, plaqués, le nez dans la terre, nous attendons l'obscurité qui nous sauvera. Nous suivons maintenant les boyaux, et me voilà reporté à deux ans en arrière, quand j'étais leur hôte quotidien. Nous croisons des corvées qui montent silencieuses avec des piquets, des rondins, des rouleaux de barbelés. Nous frôlons des tas informes, recouverts de toiles; un grognement s'en échappe; ce sont des hommes endormis.
... Un village aux maisons écroulées.... Une maison décoiffée de son toit; son escalier branlant, sa cave.
—Voilà notre popote; le cuistot est à vos ordres. Deux bottes de paille dans ce coin, c'est le lit moelleux que nous pouvons vous offrir.... Ne vous inquiétez de rien.... Votre escadrille est prévenue.... Bon appétit et bonne nuit....
... Nous faisons honneur au menu frugal; puis, dans la paille, nous attendons la venue de Morphée dont l'étreinte est singulièrement douloureuse à nos membres endoloris, ce qui fait dire à mon compagnon:
—Tu sais, vieux Charles!... l'infanterie ... c'est pas le filon!...
... Le lendemain, de bon matin, la voiture légère de l'escadrille vient nous chercher et nous dépose, en moins d'une heure, à notre port d'attache. Effusions, explications avec le capitaine, rapports, coups de téléphone à l'état-major, compliments; enfin, nous nous dirigeons vers notre cantonnement pour de nécessaires ablutions, quand nous rencontrons Racine, dont la figure s'épanouit du plaisir de nous retrouver.
Mais Chignole violemment l'interpelle:
—Ah! tu peux te présenter et faire le joli cœur!... C'est pas de ta faute si on est ici.... Naturellement, le moulin nous a lâchés....
—J'avais fait tout ce que j'ai pu....
—Eh bien! c'est pas grand'chose!... Je te le répète ... d'un peu plus, on était bons comme la romaine!... Des mécanos comme toi ... ça sert à faire casser la bouillotte aux copains....
... J'essaye de m'interposer, mais il continue agressif:
—D'abord, t'es un mécano à la manque ... à la mords-moi le pouce!... Un paysan, t'es bon à ta charrue et puis c'est tout.
—- Je ne travaillais pas aux champs ... j'étais chez le maréchal-ferrant.
—- Le maréchal-ferrant!!... et Chignole trépigne.... Un maréchal-ferrant!!... Il appelle ça un mécano!... Tu charries ou tu as le béguin!... Et puis, ne me regarde pas avec des yeux comme ça ... je ne suis pas un train....
... Un pétard de signalisation.
—Les Boches!
... Une dizaine d'avions ennemis sont en vue; les «bébés» Nieuport décollent pour leur barrer la route.
Nous courons aux abris casematés et nous nous y entassons tous, en disant mille bêtises. Par les meurtrières, nous suivons les péripéties du bombardement; les Boches sont maintenant au-dessus de nos têtes; un hululement significatif, les projectiles descendent.
—Quel est donc l'idiot qui est resté sur le champ?!?...
... C'est Racine qui, sans doute abattu par les reproches de Chignole, désorienté, désâmé, est resté à découvert.
—Racine.... Racine....
... Chignole et moi nous nous regardons; j'ai le cœur atrocement serré.
Nos camarades poussent un cri; une bombe vient d'éclater près de l'arbre contre lequel il était appuyé; la fumée l'enveloppe; quand elle s'élève, Racine est affalé, sans mouvement.
Nous bondissons, Chignole le premier; il asseoit le malheureux et le tient enlacé; son sang coule de ses manches, de son col, de partout.... Chignole, les yeux fous, regarde ses mains rouges.
... N'attendez pas votre fils, vieux parents de là-bas, courbés sur les sillons.... Il ne reverra plus vos champs calmes de la Beauce.... Il n'entendra plus la voix douce de son clocher.... Il ne connaîtra plus ni la forge, ni l'enclume, ni le marteau qui faisait jaillir des étincelles. C'est fini pour lui des soirées tièdes, où, assis sur le banc de votre seuil, il vous aidait à tresser des liens pour les gerbes.... C'est fini des dimanches fleuris où il partait en carriole pour la ville, avec sa belle blouse neuve....
La terre l'a repris ... la terre de l'Est, dure et sèche; mais il est en elle, des ramifications infinies et mystérieuses, et la vôtre aussi sera fécondée par son sang.
N'attendez pas votre fils ... il ne reviendra pas.