Chignole (la guerre aérienne)
XX—CHIGNOLE S'EN VA.
—Pourquoi insistez-vous mon ami?... Espérez-vous me convaincre? Croyez-vous que j'aie pris à la légère cette décision de demander la radiation de Chignole du personnel navigant, et par suite son renvoi dans l'infanterie?...
—Mon capitaine ... s'il y a faute, il l'a rachetée.
—Je récompense son acte de grand courage, mais je punis celui d'indiscipline....
—Oh! la discipline!...
—Halte ... vous allez dire des bêtises. Je devine votre raisonnement: la discipline n'a que faire en l'espèce. Détrompez-vous; si je ferme les yeux sur la faute lourde de votre camarade, quelle sera ma situation de chef responsable d'une escadrille, à l'avenir?
»Demain, le premier mécanicien venu, qui aura la hardiesse de Chignole, mais non l'habileté, voudra lui aussi rééditer le même geste crâne. Seulement il brisera l'appareil et s'abîmera par-dessus le marché.
»Alors?... où sera mon autorité?...
»Non ... non ... dans l'aviation comme dans toutes les autres armes, la discipline est nécessaire. Elle peut être plus douce, plus paternelle, car, en somme, nous nous trouvons groupés en petites familles. Indulgente certes, mais ferme, le cas échéant, comme celle d'un père ... et c'est le cas.»
—Punissez-le, mon capitaine ... mais moins sévèrement.
—Entendons-nous bien; il n'est pas question d'une vétille entraînant des jours d'arrêts, sur le nombre desquels nous pourrions marchander. Il s'agit d'une faute de principe, entraînant une punition de principe ... tout ou rien. Elle a de plus une circonstance aggravante; la publicité; demain elle sera la fable de la ville, héroïque peut-être, mais fable tout de même, avec ses inexactitudes et ses déformations. Je ne vous apprendrai rien en vous disant que l'aviation est guettée dans ses moindres manifestations; celles-ci sont arrangées, amplifiées, diminuées, cuisinées enfin, au gré du talent ou de la fantaisie de l'informateur plus ou moins renseigné ou bienveillant. Que d'idioties n'a-t-on pas colportées sur quelques-uns de nos as? Sous le couvert de compliments et de louanges, que de traits ne leur a-t-on pas décochés; ils ont nui à leur carrière ... et à celle des copains!... Je vous en prie ... n'insistez pas ... ma décision est irrévocable.
—C'est bien, mon capitaine.
... Je salue réglementairement et pivote sur les talons.
—Attendez....
... Je demeure fixe, appuyé à la porte que j'allais ouvrir. Le capitaine reste un moment rêveur; dans ses yeux, passe comme un nuage; sa voix se fait sourde, dolente, presque éteinte.
—Les hommes.... Les hommes!... n'ayez jamais à commander. Les galons.... les galons!... ils sont lourds à porter quelquefois ... trop lourds.... Tenez, en ce moment, je suis certain d'accomplir, en conscience, tout mon devoir ... eh bien! si jamais il arrive malheur à ce gosse, où je l'envoie, je sens que je ne m'en consolerai jamais.
... J'étais entré chez mon chef, hautain, contracté, «encapuchonné», avec, toutes prêtes, des paroles mauvaises, blessantes; j'en sors, un peu honteux de la leçon que je viens de recevoir, simple et grande, d'un homme et d'un soldat.
――――
Le déjeuner d'adieux. Chignole prend le train, dans l'après-midi, pour rejoindre son dépôt. Nous avons tous la mort dans le cœur, mais ne voulons rien en laisser paraître; notre camarade nous facilite cette tâche, en affectant de plaisanter sur sa nouvelle situation.
—Dans la biffe!... Hein, vieux Charles!... Je te le disais bien qu'on verrait tout dans cette guerre.
—Tout ... sauf la paix!...
—Une ... deusse!... Une ... deusse!... Notre as va être épatant avec l'as de carreau.
... Sirotin circule autour de la table, en chaloupant un peu; par mesure préventive contre l'émotion du départ, il a jugé bon de prélever quelques échantillons sur nos bouteilles.
—Comment les trouvez-vous?
—A point....
—Tout à fait «t'soin ... t'soin....»
—Moi j'aurai préféré un peu plus d'ail ... une pointe ... un soupçon....
... Chignole a tenu à nous donner un dernier gage de son amitié; il a livré au cuistot ses fidèles escargots, sacrifiant ainsi toute son écurie de courses.
—Je le reconnais celui-là ... c'est «Gué du Roy» ... le cochon!... il m'en a eu des sous!...
—Voilà «Sardanapale».... Qui aurait cru sa carrière si courte!... Il promettait!... De longtemps on ne verra un escargot ayant une pareille allonge.
—Tu sais, Chignole.... Ne t'en fais pas ... On va secouer ses relations, et quand on devrait f ... en bas le ministère ... tu ne resteras pas longtemps dans les tranchées; et C. assène un violent coup de poing sur la table, qu'il prend un instant pour la tribune de la Chambre.
—Et puis après?... l'infanterie, je verrai bien ce qui en retourne ... je m'y ferai aussi bien casser la g ... qu'ici ... un peu moins chiquement peut-être ... sans fla-fla ... comme les autres ... mais quoi, faut pas être trop difficile en ce moment!... D'ailleurs, j'emporte de vous, de l'aviation, un souvenir ... la banane ... et ses yeux glissent furtivement au bijou émaillé qui pend sur sa poitrine, au ruban jaune et vert.
—Et là-bas ... p'tit gars ... tu décrocheras la croix.... Alors tu auras la batterie de cuisine complète!...
... Poum.... Sirotin envoie au plafond le premier bouchon de champagne.
――――
... Une voiture emporte ses bagages; il est convenu qu'il ira à pied, seul; il se méfie des adieux sur le quai d'une gare ... nous aussi.
Il s'est séparé de nos camarades avec des mots gentils, qui leur auraient arraché des larmes s'ils ne s'étaient juré d'être forts.
Nous sommes tous deux seuls, sous le hangar; Chignole rôde autour du zinc, passe ses mains sur les plans, les câbles, le caressant comme un chien.
—Tu vas y veiller mon gros?... Ça va t'embêter un peu ... car t'aimes à garder les pattes blanches.... T'auras plus Chignole pour secouer les mécanos ... Surtout avant de partir, ferme bien les robinets de la pompe à main et du niveau.... Je te le répète ... je te connais distrait ... et tu pourrais griller....
... Nous traversons maintenant le plateau; que de souvenirs n'évoque-t-il pas à mon compagnon?... Son arrivée de Parigot, dégourdi mais timide, regardant les pilotes avec envie.... Son désir, violent, de devenir comme eux.... Son premier sursaut d'horreur devant la mort incroyablement rapide d'un camarade tout à l'heure plein de vie, et que l'on ramasse à la cuiller, dans une bâche.... Sa venue avec moi, cette fois comme observateur ... nos raids ... nos aventures ... nos gadins ... la bonne vie de la popote ... et jusqu'à cet ivrogne de Sirotin qui, tout à l'heure, sanglotait sur son marc, et avait la figure complètement noire, d'essuyer ses yeux avec son tablier sale.
—Puisqu'on est que tous les deux ... je puis bien t'avouer que je suis en rogne de vous quitter.... Surtout ne crois pas que j'aie le trac de l'infanterie et que je regrette notre bien-être.... Non ... mais que veux-tu?... c'est bête ... à votre contact j'étais devenu ambitieux.... Oui ... c'est comme ça. Moi ... qu'est-ce que je savais de la vie?... Rien. Gosse de Montmartre ... puis ouvrier ..., mes plus chers désirs se résumaient à faire le dimanche une partie de bécane ou de moto, à manger une friture à Nogent.... Je me bornais là ... Maintenant, j'ai fréquenté, j'ai vécu intimement avec des copains d'une condition supérieure à la mienne ... alors ... je l'avoue ... je souffre de dégringoler ... car l'infanterie, c'est la masse ... le nombre ... je serai un numéro ... n'importe qui ...: ici, je commençais à être quelqu'un. Je sens tellement de choses s'éveiller en moi. Je feuilletais la vie comme un livre d'images ... et c'est dur de fermer le bouquin sans aller jusqu'au bout ... sans connaître la fin de l'histoire.
... J'essaye d'arrêter son émotion grandissante:
—Tu vas passer par Panam.... Tu vas revoir ta maman.... Sophie....
—Penses-tu que j'irai les voir.... Rayé de l'aviation ... je n'oserai jamais.... Comment leur expliquer?... On me prendrait pour une galette!
... Nous sommes à l'extrémité du plateau; il regarde les hangars, les baraques, un biplan qui s'enlève; il entend le choc des marteaux, le grincement des limes, les chansons et les rires des mécanos au travail; il respire l'odeur spéciale, d'huile, d'essence, d'émaillite, mêlée à celle de la terre, des arbres et du vent.
... Le soleil s'est effacé, et un mince croissant de lune apparaît très net, dans le ciel encore clair.
—Ce soir, il y aura raid....
—Oui.... Chignole....
—Avec qui tu iras?...
—Je ne sais pas....
... Nancy s'allume lentement. Derrière chaque lumière qui tremble, on croirait voir aussi trembler des âmes.
—Je me sauve.... Je raterais mon train.... Adieu, vieux Charles....
... Sans se retourner, il descend l'étroit sentier. Je reste longtemps à deviner sa silhouette, petite, toute petite ... dans la nuit bleue qui joue à travers les pins noirs....