Chignole (la guerre aérienne)
VIII—CHIGNOLE, ROI DES HIBOUX.
Ce matin, au rapport, on demande des volontaires pour les vols de nuit.
—Qu'est-ce que t'en penses de faire les hiboux?
—Ceux que l'année dernière j'ai entrepris avec V. se sont régulièrement terminés par des rhumes sensationnels. Plutôt malsains les vols de nuit, en cette saison, mon petit Chignole!...
—Je me cotiserai pour t'offrir de la jujube....
—Alors ... ça te chante?...
—Tout nouveau ... tout beau ... et puis j'ai idée que ça sera du boulot intéressant.... Tu comprends, de jour, quand tu bombardes, n'y a pas mèche pour descendre aussi bas que tu le voudrais à cause des canons, des fokkers; par suite, la visée ne peut être épatante!... Mais, de nuit, nous, on s'amènera sur l'objectif à deux cents mètres ... et là ... en plein dans le mille ... lâchez-les ... valse lente!... Enfin, tu dis souvent que je suis un vilain moineau, eh bien! je veux être un hibou ... le Roi des Hiboux!...
... Chignole surveille les modifications qu'on apporte à notre biplan, en vue de sa nouvelle adaptation.
Il révise soigneusement les canalisations électriques qui distribuent la lumière produite par une petite dynamo, aux phares et aux lampes de bord.
—T'entends bien ce que je te dis, Racine?... Je veux que tu enroules les fils dans de la gutta ... double isolement ... ça n'est pas de trop!... Tu nous vois-en l'air avec un court-circuit.... Ça serait du propre!... Pendant ce temps, tu serais dans ton pieu, tranquille comme Baptiste, et nous, là-haut, sans lumière, on se préparerait à se casser la g ... tout simplement!...
――――
... Deux heures du matin.... Les autos viennent de nous amener de la popote, où nous avons trompé l'attente dans une manille aux phases homériques, tandis que Chignole, en contemplation devant une carte, traçait méthodiquement notre itinéraire.
Deux équipes, seulement, sont commandées pour ce raid: la première, Chignole et moi, la deuxième, de P. et Wisky, mais nos camarades ont tous tenu à assister au départ.
—Etes-vous prêts?
—Oui, mon capitaine.
—Vous avez bien marqué les points qui vous serviront de repères?... Je viens de téléphoner afin que les terrains d'atterrissage auxiliaires près des lignes restent éclairés jusqu'au jour. Par suite, en cas de panne, inutile d'essayer de revenir ici.... Avez-vous des lampes de poche? Bien.... Alors partez à un quart d'heure d'intervalle ... l'équipe Wisky à deux heures trente, l'équipe Chignole à deux heures quarante-cinq. Attention hein?... Le vent est plein est ... vous êtes obligés de décoller assez vite ... face au petit bois.... Méfiez-vous de ne pas vous emboutir....
... Nous passons une dernière inspection.
—Combien d'essence?
—200. J'ai fait remettre une heure de plus. Si l'on est pris par la crasse ... on pourra aller jusqu'au jour....
—Ça gaze?...
—T'soin!... T'soin!... clame Chignole, le nez en bataille.
—Fais tourner.... On restera au ralenti.... Je préfère que le moteur soit chaud.
—S'agit pas qu'il nous lâche!
... Racine cale les roues et lance l'hélice; nous n'avons plus qu'à attendre.
—A tout à l'heure sur D ....
—En revenant, un chic coktail!...
De P. et Wisky partent et en passant, nous interpellent joyeusement.
Ils décollent, puis virent pour prendre de la hauteur au-dessus du terrain. Ils s'élèvent normalement, quand le ronflement de leur moteur devient irrégulier.
—Il a des ratés leur moulin!
—Ils descendent.... Ils font bien....
... Ils amorcent un large virage et s'apprêtent à piquer pour atterrir, quand un coup de vent les déporte sur le petit bois à quelques mètres à peine de la cime des pins.
—Passeront-ils?...
—Mais oui....
—Ça sera juste!...
—Vas-y ... tire sur le manche, crie Chignole comme si Wisky pouvait l'entendre....
... Il cabre en effet désespérément et va réussir à franchir l'obstacle, lorsque la queue accroche la tête d'un arbre.
... Cris d'horreur ... quelques secondes d'angoisse ... un bruit sinistre d'écrasement....
—Pauvres vieux!... Pauvres vieux!...
... Une longue flamme jaillit brusquement.
—Le réservoir a pris feu!...
—Les malheureux!... Les malh....
... Une explosion coupe le mot; au contact du feu, les bombes ont explosé. Ils ont sauté avec leur cargaison.
Nous restons seuls, toute l'escadrille s'étant précipitée sur les lieux de l'accident.
Nous voudrions parler, crier, pleurer, courir avec nos camarades vers le sinistre, et nous restons stupides, les yeux fixés sur les pins dont les silhouettes grêles, se détachant sur le rougeoiement de l'incendie, prennent un aspect fantastique.
—C'est notre tour....
... Chignole me désigne les aiguilles de la montre du bord. J'ai un sursaut; j'imagine la scène qui se déroule là-bas, la recherche des corps, disputés au feu; malgré moi, je ne puis arriver à réfréner l'appréhension qui me trouble, m'étreint.
—Une minute de retard....
... Mes mains tremblent à la direction....
—Il le faut!... Il le faut, vieux Charles!...
Ses traits, volontairement, rageusement tendus, son regard fixe, disent le Devoir malgré la douleur, le Devoir quand même!...
Ah! mon brave compagnon ... ton cœur simple, dégagé de sensibilité vaine, a perçu mieux et plus vite la voix de la Conscience.
Les cales sont enlevées ... départ: le bois se rapproche ... je tire ... l'appareil obéit.
Nous montons.... L'horreur de la terre nous abandonne....
Nous montons.... La faucille de la lune a fait au champ du ciel une moisson d'étoiles.
Nous montons.... Aldébaran est un énorme rubis, Orion est fier de sa Bételgeuse, Fomalhaut paraît lointaine.
Nous montons.... Là-bas, au bout de l'horizon il y a deux étoiles que je ne connais pas.... Serait-ce les âmes de mes camarades qui vont entrer chez Dieu?...
――――
—L'usine.... Sûrement c'est elle....
... Des serpents de flammes rampent à terre ... des lueurs....
—Les hauts-fourneaux?...
—Oui.... Envoie le paquet.
—Gy!
... Je vire pour le retour....
—Une bombe qu'est pas tombée!...
—Comment?
—Elle est restée coincée dans sa case....
—Pousse dessus à fond.... Grouille-toi puisqu'elle est amorcée.... Pousse....
—J'peux pas davantage!
—Alors, amène-là à toi ... et balance-là par-dessus....
... Un projecteur, qui depuis longtemps nous cherchait, nous saisit; par de brusques manœuvres, j'essaye de lui échapper ...
—Eh bien! La bombe?...
... Des vapeurs nitrées me saisissent à la gorge. La bombe étant amorcée, la réaction chimique des liquides qui la composent doit commencer.
Je me retourne; Chignole est évanoui; sa tête pend en dehors, et il tient le projectile dans ses bras croisés.
Lâchant le manche, je me précipite et le lui arrache; au même moment, un remous fait pencher l'appareil; je tombe à la renverse au fond de la carlingue; les gaz s'échappent d'abondance; une invisible main m'étrangle; je me raidis....
—Chignole!... A moi!...
... Le biplan, livré à lui-même, s'engage; j'étouffe ... mes oreilles tintent.... Pitié!... je ne veux pas mourir!... Des images passent ... rapides ... rapides.... C'est fini.... Je ne sais pas ... je ne sais plus....