Chignole (la guerre aérienne)
XXIII—CHIGNOLE N'EST PLUS CHIGNOLE.
Paris ... février.
Mon cher Arthur,
Oui, c'est moi.... Sophie qui t'écris. Ne te fâche pas; tu ne voulais pas qu'on te sache dans l'infanterie. Tu avais combiné une histoire avec ton patron; tu lui envoyais tes lettres qu'il nous retournait, timbrées de l'escadrille. Mais ton vieux Charles ment maladroitement; quand tu as été blessé, il nous a tout avoué.
Papa est entré dans une fureur folle:
«S'il est mort ... je ne le lui pardonnerai jamais!...»
... Qu'étais-tu devenu? Je les ai courus les bureaux de «la Guerre», du boulevard Saint-Germain à l'Ecole Militaire, en passant par les Invalides.
Maman qui m'accompagnait prenait de ces impatiences!...
Elle s'attrapait avec les auxis; elle était suffoquée qu'ils ne te connaissent pas. Tu penses?... son futur gendre!... Je te jure qu'elle t'a fait de la réclame.
Enfin, à force de raser les gratte-papier, on a appris ton évacuation, d'abord dans un hôpital de la zone des armées, puis maintenant à Cannes.
C'est bien ça ... notre Chignole est à présent de la haute ... l'hiver sur la Côte d'Azur!
Et puisque tu vas mieux ... laisse-moi ... laisse-nous te gronder, car je t'écris pour tout le monde. Pourquoi nous as-tu privés de nouvelles pendant plus d'un mois? Pense à ce que nous avons enduré. Le soir, dans la loge, ta mère, la mienne et moi, on se regardait sans rien dire, et puis v'lan ... on pleurait:
—J'en ai assez de vous voir chialer!... C'est plus des femmes ..., c'est des arrosoirs!... J'en ai assez ... je vais faire un tour avec Lolotte ... et papa s'en allait cacher son chagrin.
... Pourquoi ne nous avoir pas mis au courant de tes ennuis? Je ne suis plus ta Sophie, si tu ne veux pas que je partage tes peines. Crois-tu que je t'aimais seulement parce que tu étais aviateur? Grosse bête!... C'est depuis longtemps qu'on s'aime ... avant la guerre....
Tout de même, moi je te pardonne ..., oui, je suis fière de penser que c'est pour moi ... pour me plaire, que tu voulais être un as. Ça sera pour plus tard, quand tu seras guéri, bien d'aplomb. Mais avant de repartir, tu auras sûrement une longue convalescence, alors ... eh bien!... je vais t'apprendre une nouvelle. Garde-là bien pour toi ... n'en parle pas ... c'était une surprise pour ton arrivée. La mère ne voulait toujours pas qu'on se marie avant la fin de la guerre; mais papa a pris son air des grands jours et a déclaré:
—Mâme Bassinet ... la paix n'est pas encore pour aujourd'hui ... il ne serait pas humain de laisser poireauter ces enfants.... Ça n'est pas une situation. Si autrefois on vous avait obligée à tirer ainsi la langue ... vous l'auriez trouvée mauvaise.... Mâme Bassinet!...
... Elle n'a rien répondu, mais le lendemain, nous sommes allées acheter une pièce de madapolam, et mon trousseau est commencé.
Ta maman nous aide dès qu'elle a fini ses ménages; elle a renoncé à l'atelier, ça la fatiguait trop; elle brode nos initiales au plumetis, que c'est à se mettre à genoux devant.
Les locataires demandent après toi; le père Fondu, l'employé de la Ville, celui qui laisse pousser l'ongle de son petit doigt, a lu ta citation au Journal officiel; papa l'a placée à la tête de son lit, sous ta photo avec une branche de buis.
—Parce que si ça ne fait pas de bien ... ça ne peut pas faire de mal ...
... Voilà ce qu'il y a de neuf, mon cher Arthur; mais ce qui n'est pas nouveau, c'est que je t'aime très fort ... très vrai ... sans blague, et ça ... tu en es bien sûr....
Reçois tous les baisers de celle qui sera bientôt ta femme.
Ta SOPHIE BASSINET.
Je rouvre ma lettre pour te recommander d'être sérieux et de bien te soigner.
――――
Escadrille V. B...
Mon petit frère,
C. qui connaît une huile au Service de Santé, reçoit une dépêche donnant ton adresse.
Ainsi tu me boudes d'avoir dit la vérité aux Bassinet, et tu laisses ton patron comme ça ... sans un mot.... L'aurais-tu déjà oublié? Je ne t'en voudrais pas; je te considérerais quand même et toujours comme mon petit frère de l'aviation, mais j'aurais une peine réelle.
Nous avons vécu ensemble des heures frémissantes, splendides dans leur misère; à la table sainte de la guerre, nous avons communié avec la même hostie. Je ne puis songer à ma campagne aérienne sans que ta silhouette réapparaisse; elle est dans le filigrane à chaque page de mes souvenirs.
Ici, on se démène pour toi, y compris le pitaine. T'en fais pas!... Tu seras réintégré.... Ça gaze!
Reprends vite des forces sous les mimosas fleuris.... Veinard!... Reviens-nous avec ta belle humeur, tes bons mots, tes loufoqueries et l'anneau d'or d'un mariage heureux; je suis dans la confidence, étant ton premier témoin.
Je t'embrasse mon cher petit frère.
Vieux CHARLES.
――――
Chignole a quitté son hôpital, le somptueux palace en bordure de la plage. Il a traversé le Vieux Cannes, et par la rue des Suisses a gagné le sentier qui conduit à la Croix-des-Gardes.... Là, accoté au tronc tourmenté d'un olivier, il relit ses lettres, mais bientôt ses yeux ne suivent plus le texte et regardent dans le vague.
Le soleil se couche derrière les Maures, et les rochers saignent dans la mer d'un bleu violet de scabieuse, où les Lérins sont deux taches noires.
Le feu du môle s'allume et la courbe de la baie se perd dans la grisaille de la brume qui monte.
Chaque villa, suspendue au flanc de la montagne comme une cage blanche, rentre dans l'ombre, absorbée par son jardin.
Une cloche tinte faiblement, comme tirée par des mains d'enfant.
Ça n'est plus le scintillement dur des étoiles dans un ciel froid qui les fait paraître si étrangement proches; lointaines, elles sont lointaines, elles sont lointaines dans l'air troublé par des parfums.
... Chignole est malheureux, Chignole n'est plus le Chignole impulsif, le fantaisiste aux actes irréfléchis. Le choc reçu a-t-il réveillé dans son cerveau des centres endormis? Le sang vierge qui remplace celui perdu par sa blessure agit-il autrement sur son cœur?
Il est un homme très différent, qui commence à sentir, à comprendre, et ce premier émoi est cruel.
Une année d'escadrille, le contact permanent de camarades d'un autre milieu que le sien lui avait donné un aperçu d'une vie nouvelle, à l'idéal plus élevé, avec des ambitions plus hautes et des plaisirs plus délicats.
La mollesse de ce climat, ses couleurs, ses chansons, ses odeurs poivrées d'œillets et sucrées de jacinthes, lui font paraître Paris triste, et le logis de la rue des Saules étroit et sombre.
Les petits ports méditerranéens, recuits de lumière, éveillent en lui des idées de départs pour des pays d'enchantement, et l'usine qui a dévoré sa jeunesse lui semble monstrueuse et funèbre avec le panache noir de ses cheminées.
Ses infirmières, qu'il devine élégantes et raffinées, sous leurs blouses de toile, la musique de leurs voix, les yeux de velours d'une porteuse de fleurs du marché de Nice, amoindrissent l'image de Sophie, la petite dactylo, trop pâle et trop blonde.
Il prévoit un avenir tourmenté, de luttes, d'âpreté, de rancœurs et de désillusions. Il souffrira et fera souffrir. Pourquoi n'est-il pas mort quand il croyait si bien mourir, son corps déjà prisonnier de la terre, et sa pensée, dans le ciel, sous les ailes de vieux Charles, qui venait, comme son ange gardien, assister son âme hésitante à l'instant du grand voyage.
Et parce que la mort le hante, il pense à sa maman.
—Mon tout petit ... n'ai-je pas déjà assez pleuré dans cette vie pour les autres et pour toi?... Je suis ta vieille qui a besoin de tes caresses ... je t'ai eu si tard que je t'aime comme un petit-fils. Tant que je te resterai, je serai la même; de tout ce qui t'entoure, moi seule ne changerai pas, invariablement fidèle, indulgente et passive. Mes paupières ne seront bien fermées que sous tes doigts. Mon chéri ... tu dois vivre ... mon chéri ... il faut revenir ... mon chéri....
... De la caserne des Sénégalais, le clairon sonne l'appel du soir.
Août 1916—Février 1917.
IMPRIMERIE DE L'EDITION, 104, rue Didot, PARIS (XIVe)
ALBIN MICHEL, Éditeur, 22, rue Huyghens
Georges DOCQUOIS: Nos Emotions pendant la guerre
1 vol.
Jeanne LANDRE: L'Ecole des Marraines
1 vol.
Gabriel SEAILLES: La Guerre et la République
1 vol.
Arnould GALOPIN: Les Poilus de la 9e (462 pages)
1 vol.
La Poilue, par une Première de la rue de la Paix
1 vol.
André AVÈZE: Martha Steiner, gouvernante allemande
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HANS DE KAHLENBERG: Misère (Mœurs militaires allemandes)
Traduction française de Louis DE HESSEM
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Henry W. FISCHER: Guillaume II inconnu, Mémoires d'Ursula, Comtesse d'Eppinghoven,
Traduction française de A. MEVIL
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Henry W. FISCHER: Mémoires secrets de Frau Bertha Krupp
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Lieutenant O. BILSE: Petite Garnison (Roman de mœurs militaires)
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Docteur CABANES: Une Allemande à la Cour de France (La Princesse Palatine, Les Petits Talents du Grand Frédéric, Un Médecin prussien espion dans les salons diplomatiques) orné de 85 gravures
Henry BARBY, Correspondant de guerre du Journal: Au Pays de l'Epouvante (L'Arménie martyre) 16 hors texte
1 vol.
Chaque volume, franco 3 fr. 50
IMPRIMERIE DE L'EDITION, 104, rue Didot, PARIS (XIVe)
[Note concernant la transcription: La ponctuation a été normalisée.]
*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CHIGNOLE (LA GUERRE AÉRIENNE) ***