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Chignole (la guerre aérienne)

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IX—CHIGNOLE SAUVE SON PATRON.

—Vieux Charles!... Vieux Charles!... Réveille-toi ... mais réveille-toi donc!...

Ces mots m'arrivent indistincts, très lointains, comme au cours d'un rêve.

Je sens que mes paupières sont ouvertes, néanmoins, je ne vois rien.... Mes membres, engourdis refusent d'obéir. J'essaye de comprendre, de retrouver le fil de mes idées, mais je ne puis arriver à coordonner mes pensées....

—Lève-toi.... Remue-toi!... Nous sommes fichus!...

La voix se précise; je la reconnais. C'est celle de Chignole. Soudain, la notion exacte des choses reparaît dans mon esprit obscurci.... La bombe qui ne tombe pas.... Chignole l'arrachant de son alvéole pour la jeter par-dessus bord ... le mélange des liquides déjà commencé ... les gaz suffocants qui s'échappent ... mon compagnon inerte, mort peut-être?... Moi essayant de nous débarrasser de l'engin ... à mon tour saisi par les exhalaisons nocives ... l'étouffement ... l'avion livré à lui-même ... puis, la nuit.

L'horreur du tableau qui a précédé mon évanouissement, ressuscité dans tous ses détails, l'instinct de la conservation, me donnent un sursaut d'énergie et j'arrive à me dresser sur les genoux. Mais il me semble porter sur mes épaules un manteau de plomb. Jamais ... non jamais ... je n'arriverai à me relever.

—Un petit effort, mon gros....

... Une main me saisit par le cou, me tire, et je me retrouve à moitié assis, coincé entre le siège du pilote et le bord de la carlingue. L'air m'arrive en pleine figure, sa fraîcheur me fait du bien.

—Allons ... prends le manche ... rétablis ... Regarde l'altimètre ... cinquante mètres ... dépêche-toi.... Vas-y ... vas-y, mon vieux ... il est encore temps!...

... Machinalement, je saisis la direction, mes pieds retrouvent le palonnier; par la force de l'habitude, par mouvements réflexes, j'arrive à rendre à l'appareil sa stabilité.

Nous remontons, et Chignole, serré contre moi, son visage presque collé au mien, parle d'une voix hachée:

—Je me réveille.... Je te vois au fond, la bombe entre les pattes.... Je la saisis et hop!... disparaissez.... Ce qui m'a sauvé, c'est que j'étais tombé la tête en dehors de la carlingue....

—Le courant d'air t'a remis....

—Tandis que toi, t'avais respiré tous les gaz.... Quelle prise mon prince!... Mais je n'avais pas le temps de m'occuper de ta petite santé.... Le taxi sans cocher pirouettait comme une folle ... un vrai tango!... Alors, j'ai quitté mon siège, j'ai passé sur le tien.... Je t'ai tassé du mieux que j'ai pu.... Entre parenthèses, ce que tu as de grandes jambes, il serait urgent d'en rogner un bout ... et je me suis employé à remettre de l'ordre.... Voilà.... Seulement on piquait ferme et je laissais descendre ... je ne voulais pas m'amuser à tirer sur le manche pour risquer une perte de vitesse ... la glissade ... et le gadin final....

—Où est-on?

—Tu en demandes trop.... Encore heureux qu'on ait bombardé d'un peu haut....

—Sans ça, on arrivait au sol avant d'avoir rouvert les yeux....

—C'est-à-dire qu'on ne les aurait jamais rouverts!...

... Je cherche à fixer notre position d'après les étoiles et la boussole.

—Plein sud ... et tant que ça peut!...

... Chignole, par une habile gymnastique, regagne son siège derrière moi. Brusquement nos lampes s'éteignent.

—Pas veinards ce soir!

—Plus de loupiotes!

—Rien d'étonnant.... Dans tout ce chahutage, les fils ont été pincés, cisaillés ... et le court-circuit....

—J'ai ma lampe de poche....

... A sa faible lumière, nous examinons les connexions électriques; rien d'anormal.

—- On ne trouvera pas ... c'est dans un joint ... ou bien une vis s'est barrée....

—Et le niveau d'essence?

—Intact.

... Chignole braque sa lampe sur le fuselage ... sur le stabilisateur....

—Oh!... Regarde!...

... Le képi de Chignole est accroché à l'un des haubans qui entretoisent les plans de l'aile gauche. S'il part dans l'hélice ... elle casse et les éclats coupent la queue!...

—Charmante soirée!

... Chignole, à chaque départ, emporte son képi dans la carlingue pour le substituer, en cas d'atterrissage, au casque disgracieux. Au moment où notre appareil a pris des positions bizarres, il s'est envolé, et nous pourrons payer cher la coquetterie de mon camarade.

—Je te le dis.... Y a des jours comme ça ... rien ne colle.... Je ne puis tout de même pas aller le chercher....

—Il ne tient probablement que par la vitesse.... Laisse la lampe dessus et ne le quitte pas des yeux.... Si tu le vois se sauver ... frappe-moi sur l'épaule ... je coupe les gaz ... et s'il va dans l'hélice il n'y aura pas de bobo....

—Ainsi soit-il!

... Crispé à la direction, je scrute l'ombre, cherchant le point lumineux qui me guidera; mais la terre est recouverte d'un voile opaque qui s'enfle peu à peu et monte vers nous.

L'atmosphère, si limpide, que les étoiles nous paraissent être à portée de la main, se trouble; le plafond du ciel s'éloigne et la lune repose désormais sur un coton léger, comme un joyau dans un écrin.

—Hop!... le képi....

... Je ramène nerveusement la manette des gaz ... et j'attends le dos rond, sans me retourner.

—Bon voyage.... Remets la sauce!...

... Le moteur reprend son plein régime.

—Jamais deux sans trois.... Qu'est-ce qui va bien encore nous arriver?

—La brume tout simplement.... Combien d'essence?

—Une bonne heure.... Il fera jour et l'on félicitera son petit Chignole d'avoir emporté du coco en supplément!

... Chevaliers de la brume, nous poursuivons avec elle notre lugubre chevauchée. Roulés, emprisonnés dans sa traîne froide, humide, gluante, nous avons l'impression de ce que doit être un linceul.... Nous survolons sans doute des villes silencieuses, des campagnes muettes, des champs de bataille enfin endormis par la trêve de la nuit. Mais avons-nous regagné la France ou descendrons-nous chez l'ennemi?

—L'aube....

... La brume s'éclaircit, mais la visibilité reste nulle. Je descends prudemment.

Nous glissons mollement en dénouant des écharpes d'un gris sale.

—Rien.... Toujours rien....

... Il fait jour.... Ah! si l'on pouvait voir....

—Trente mètres.... Je ne peux pas aller plus bas ... on va rentrer dans un clocher!...

... La ronde décevante continue.

—Cabre!... Cabre!... hurle Chignole, en désignant devant nous une masse sombre dont les formes se précisent, obstacle sur lequel nous allons nous écraser.

Je tire tout à moi et nous passons de justesse.

—Je sais où l'on est.... Ce sont les «crassiers» de Jarville où d'un peu plus on s'aplatissait.... Regarde les quatre cheminées.... Ça gaze!... Pas besoin de t'indiquer le champ....

Et mon compagnon, le nez au ciel, pousse d'une voix claironnante son célèbre «T'soin!... T'soin!...»

――――

Une spirale et nous nous posons.

Nos camarades ne se pressent nullement d'accourir; sur deux rangs, ils sont placés comme pour une prise d'armes; les mécaniciens, en tenue, ont le mousqueton.

—Sans doute pour l'enterrement de Wisky et de P ....

... Nous roulons jusqu'à eux; alors la voix du capitaine s'élève:

—Garde à vous.... Portez armes!...

... Nous restons interloqués.

—Ah! c'est plus fort que de jouer au bouchon avec des pains à cacheter! murmure Chignole.... Je crois que c'est à nous qu'on rend les honneurs!

... Notre chef s'approche:

—Oui, mes enfants ... je vous ai fait cette surprise ... vous l'avez méritée.... Partir quand même, après avoir vu sauter deux de vos camarades.... C'est bien ... c'est chic.... C'est très aviation.... Vous êtes dignes de ceux de la tranchée ... de ces héros.... Les émotions n'ont pas dû vous manquer cette nuit?

—Et vous ne savez pas tout!... Figurez-vous, mon capitaine, qu'une rosse de bombe n'a pas voulu....

... Chignole arrête brusquement son débit joyeux et très doucement, comme un gosse pris en faute:

—Mais sufficit ... Si je vous disais tout ce qui nous est arrivé ... eh bien, mon capitaine ... vous en seriez jaloux!...

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