← Retour

Chignole (la guerre aérienne)

16px
100%

XII—CHIGNOLE FAIT DE LA POLITIQUE.

La table en citronnier est blonde sous le soleil au déclin; ma poupée ancienne est toujours une mystérieuse petite fille, dont la figure de cire défie la griffe du temps; sa robe d'infante, roide et dorée, garde les plis que j'avais tracés d'un index amusé, en la couchant dans sa châsse de verre.

Les gosses de Poulbot sont bien sages dans leur cadre, et le Pierrot de Villette poursuit toujours son impossible rêve.

Bonjour mon logis ... je te retrouve.... Chut.... Ça n'est que moi ... ne te dérange pas. Tu me reconnais?... J'ai changé ... oui ...; toi ... pas. Tu es tel que je t'ai laissé. Je te reviens de loin, pas longtemps ... jusqu'à ce soir.... Je veux te respirer un peu.... J'ai besoin de rééprouver la caresse des choses....

Tu es le passé, mon passé calme d'avant-guerre, l'un des derniers témoins des minutes heureuses d'autrefois, car tu sais, mon logis, tu as perdu des amis dans la tourmente: beaucoup d'entre eux ne reviendront jamais.

Mais il en est que tu as conservés jalousement dans la bibliothèque; ceux-là sont immortels. Je suis certain de leur accueil.

Quand je m'absorbais dans leur contemplation, m'efforçant de les comprendre, je croyais que c'étaient eux qui me comprenaient.

Bonjour Bataille!... Tu vas me reparler du «Beau Voyage» et de «La Chambre Blanche», et toi Michelet quels vont être les premiers mots que je vais trouver au cœur de ton livre pour me souhaiter la bienvenue: «Vous êtes payés, héros, qui, en mourant, en donnant à la Patrie, tous vos rêves, aviez dit: dans l'avenir, les vierges en pleureront.»

... Et puis, voici mes pinceaux, ma palette, une ébauche. Je veux essayer de la parfaire, mais c'est déjà la fin du jour, et la lumière pourrait chasser les fantômes chéris que je devine dans les coins d'ombre.

... Le divan aux coussins affaissés semble encore garder l'empreinte d'un corps. J'y serai bien pour attendre l'heure de mon départ; je veux une fois de plus goûter au poison merveilleux des souvenirs évoqués malgré soi, parce qu'on est seul et qu'il fait nuit.

――――

Dans une taverne des Boulevards, Chignole boit à petits coups une fine, mise par le garçon dans une tasse «pour que ça n'ait pas l'air d'en avoir l'air». Il aspire béatement la fumée d'un cigare imposant, et la projette au plafond en cercles capricieux dont le dessin l'intéresse.

A la table à côté, deux messieurs, plongés dans les journaux du soir, commentent le communiqué.

—Pas fameux.... Après la Serbie, la Roumanie.... Pauvre Roumanie!... A la place de Joffre, j'aurais dit à Sarrail....

... Chignole sourit à cette politique de café, à cette tactique de soucoupes et dévisage ses voisins; l'examen ne doit pas le satisfaire, car il plisse son nez dédaigneusement:

—Ces civils!... Ça ne doute de rien, ronchonne-t-il entre ces dents.

... L'un d'eux, rond, asthmatique, suant et soufflant entre chaque phrase, continue:

—Et puis ... ça n'en finit plus.... C'est long!... ces pauvres poilus doivent commencer par être fatigués....

—Fatigués!... hurle Chignole, qui se dresse brusquement, renversant tasse et carafe....

—Fatigués, les poilus!... On voit bien que vous ne nous connaissez pas.... Dame ... entre l'arrière et l'avant, il y a quelques kilomètres.... Si on l'était, ça serait d'entendre vos bobards à la noix et vos raisonnements à la graisse de chevaux de bois!... Fatigués!... Est-ce qu'on vous demande quelque chose?... Pas même d'y venir, propres à rien!... Seulement voilà ... faudrait voir à la boucler un peu....

On forme cercle; le gros monsieur est congestionné; il souffle de plus en plus; son compagnon, maigre, sec et blême, réplique hargneux:

—Un aviateur ... naturellement ... dès qu'il y a un scandale....

—Un scandale!... Ah! elle est bonne celle-là!... C'est peut-être moi qui a commencé?... Faudrait écouter vos bêtises et dire Amen.... Faudrait digérer votre sale cuisine sans avoir des aigreurs!... Non, mais, vous me prenez pour un embusqué et non pour un poilu?

—Oh! un aviateur!...

—Eh bien! les aviateurs ne sont peut-être pas des poilus!... Ils se font démolir comme les autres.... Dans la boue ou dans le ciel, dans le noir ou dans le bleu, taupe ou oiseau, tous, on en est. Les poilus sont fatigués que vous dites, et vous avez l'air de vous apitoyer sur notre sort.... Allons donc ... c'est vous que vous plaignez ... c'est pour vos santés que vous craignez!... Ah! là là!... Vous mouillez parce que vous ne pourrez plus siroter votre apéro, voir des cochonneries aux beuglants, et vos petits estomacs ont peur de la carte de viande.... Autrement dit, vous avez, les foies.... Nous, on a la foi, on a confiance....

»Evidemment, je ne suis ni Pétain, Mangin ou Nivelle ... mais je suis sûr qu'ils vous parleraient comme moi ... bande de «jamais contents».

»Hier, vous criiez après le gouvernement: «Marchez ... marchez, prenez des mesures, aujourd'hui qu'il vous obéit, vous avez la frousse que Poléon descende de sa Colonne!»

... La foule prend goût à la harangue de Chignole; les cheveux en bataille, le nez agressif et les poings tendus, il continue:

—Oui, on a confiance. On sent qu'on se bat pour quelque chose de grand qui vous dépasse, et qu'après on pourra goûter tranquillement tout ce qu'il y a de bon dans ce monde, la liberté, la lumière.... On se cogne pour que notre Marianne ne subisse pas leur kaiser, et Marianne, c'est une môme comme il n'y en a pas trente-six!

... Les deux adversaires de Chignole sont très ennuyés d'être là, d'autant que le public commence à gronder et paraît animé de dispositions belliqueuses.

—Pour finir, je dirai un mot, un seul, aux coliquards de l'arrière: «La ferme!...» Voilà....

――――

... La sonnerie du téléphone m'arrache de mon sommeil ...

—Allô ... oui, c'est moi.... Comment...! Le commissaire ... que j'aille chez le commissaire de police?... Bon ... bien ... tout de suite....

... Qu'est-il arrivé.... Pendant le trajet, je laisse travailler mon imagination, échafaudant d'improbables romans.

... Le commissariat.... Jusque dans l'escalier, des hommes et des femmes s'interpellent....

—Si on ne le relâche pas de suite ... faut tout casser.... Il a eu raison ce gosse-là.... C'est une bonne leçon....

... Je me nomme à un employé; on m'introduit de suite dans le bureau, et je trouve un Chignole très surexcité, auquel on met un pansement sur un œil.

—Brasserie ... discussion avec de faux-frères ... le populo prend parti pour moi, veut les boxer ... je m'interpose pour qu'on ne les abîme pas trop ... et je prends dans la tirelire un marron qui leur était destiné.... Ça ne gaze plus!...

... M. le Commissaire est un très brave homme; il a un faible non dissimulé pour l'aviation; je crois même qu'il partage l'indignation de mon ami contre les sinistres bavards.

—Allons, Monsieur Chignole ..., vous pouvez partir avec votre pilote, et au plaisir de vous revoir à votre prochaine saucisse!...

... Chignole, calmé, lui secoue les mains, et un peu confus, avec son bon sourire:

—Ah! vous au moins vous m'avez compris.... Vous êtes un bon zig.... Ne m'en voulez pas, hein!... J'ai l'impression d'avoir un peu cherre dans les glaïeuls.

... Nous sortons par une porte dérobée, la foule le réclamant à grands cris pour une ovation. Nous avons juste le temps de gagner la gare de l'Est, afin de ne pas manquer l'express qui nous ramènera là-bas.

—Qu'es-ce que tu veux, vieux Charles ... faut prendre le parti d'en rigoler....

Et me désignant le bandeau qui entoure sa tête:

—Après vingt-trois mois de front, revenir se faire blesser à l'arrière.... N'y a qu'à Chignole qu'arrivent ces blagues-là!...

Chargement de la publicité...