Chignole (la guerre aérienne)
XIV—CHIGNOLE SE CROIT A WATERLOO.
Au premier jour favorable, nous devons tenter un grand bombardement sur les usines d'un des centres les plus importants de la «Badische Anilin», près du Rhin.
Ce raid constitue, aller et retour, quatre cent cinquante kilomètres; il a été spécialement confié à notre escadrille, avec d'alléchantes promesses au cas où nous le réussirions. Nous sommes très fiers de l'honneur qui nous est ainsi fait, et les préparatifs se poursuivent avec fièvre.
Chignole, dans un état d'agitation extrême, met au point le moteur auquel nous allons confier notre fortune. En tenue de travail, les manches retroussées, les mains souillées de cambouis, les yeux fureteurs, les sourcils froncés, le nez renifleur, il accable Racine de recommandations:
—J'ai dit que je ne voulais pas qu'on remplaçât les pièces usées par des neuves.... Les neuves, on ne sait pas ce qu'elles ont dans le ventre ... triple gourde!... Tiendront-elles?... On ne sait pas. Je veux des pièces ayant déjà travaillé....
—Mais le sergent-mécanicien m'a donné....
—Le sergent-mécano n'a rien à voir à mon appareil!... s'écrie-t-il en levant les bras au ciel. C'est-il lui qui s'abîmera le portrait, si on reste en carafe? C'est-il lui qui mangera le pain K K? Dis ... c'est-il lui qui le bouffera?
... La bourrasque passée, il ajoute:
—Tu mettras au moins deux peaux de chamois sur l'entonnoir quand tu feras le plein, et si jamais il y a une goutte d'eau dans l'essence ... je ne sais pas encore ce qui t'arrivera, mais compte sur moi ... ça sera gratiné!...
Et Racine, dans son imagination simple, voit se profiler d'effarants systèmes de torture.
Sur la carte, mon camarade a tracé d'un trait bleu, prononcé, l'itinéraire. Il a pointé méticuleusement l'emplacement des batteries spéciales à éviter. Il a démonté la mitrailleuse, a huilé soigneusement ses organes, l'a remontée avec des minuties d'horloger et l'a essayée au stand. Enfin, la fiole de cognac est remplie ... c'est dire que nous sommes fin prêts!
—Emporteras-tu tes escargots?
—Non môssieur ... non ... répond-il l'air pincé, car il n'aime pas plaisanter dans l'attente des heures graves, non môssieur ... mes poulains dorment; comme les tortues, les marmottes et autres gens sérieux, ils ne vivent que six mois par an....
... Le baromètre monte régulièrement; le vent souffle de l'est, mais faible. Ce soir, le capitaine nous a quittés en se frottant les mains.
—C'est pour demain, mes enfants.... Ne jouez pas trop tard aux cartes ... A cinq heures, réveil en fanfare!...
—Enfin!...
Chignole pousse un soupir de soulagement et abandonne son air renfrogné, quitte à le reprendre si le départ est ajourné.
――――
Nous sommes sur le champ bien avant le jour.
Notre moteur, à l'essai, tourne merveilleusement.
—Alors, mon petit Racine ... ça gazera?
... Il est pâle; il sent toute la responsabilité morale qui pèse sur lui. Il tourne vers nous ses bons gros yeux où les larmes sont près de monter, et simplement:
—J'ai fait tout ce que j'ai pu.... Vous pouvez y aller!...
... Les appareils partent à quelques secondes d'intervalle, dans le matin qui se lève, comme de grands oiseaux qui sèchent aux premiers rayons du soleil leurs ailes humides de rosée.
—On n'peut pas dire qu'on soye paresseux!
... Nous prenons de la hauteur en allant vers les Vosges. Le froid vif donne à l'atmosphère une limpidité absolue.
—Tu es bien couvert?
—T'en fais pas!... J'ai mis deux chandails.... Colle-toi toujours ce biscuit dans le fusil.... T'auras pas ouvert la bouche pour rien!
... Les premiers contreforts de la chaîne montagneuse sont blancs de neige; nous nous groupons et piquons droit sur l'Alsace; l'endroit où nous coupons les lignes a été bien choisi, car nous sommes peu canonnés.
—Ils se réservent pour le retour!...
... Chignole regarde le paysage alsacien avec admiration.
—- Ah! les sales têtes de lard! Ils ne se sont pas embêtés en nous barbotant ce-patelin-là.... Mais faudra le rendre ... vous entendez?... faudra le rendre! Et, de la hauteur de trois mille mètres, il menace du poing les ravisseurs.
... A l'horizon, une ligne brillante se précise, s'élargit à mesure que nous avançons.
—Le Rhin....
—Le Rhin!... Ah! le Rhin!...
... Chignole lui fait instinctivement le salut militaire, et, après une minute de recueillement:
—Eh bien! vieux Charles.... Il est aussi beau que la Seine ... et la Seine pour bibi ... c'est de la crème ... du nanan!
... Nous n'avons qu'à le suivre, l'objectif étant sur ses bords.
—Pas de fokker?
—Non ... mais quand on reviendra j'ai idée qu'il y aura un petit barrage bien soigné ... aux oignons!
... De loin, un épais nuage de fumée décèle l'usine; sur le fleuve, les bateaux minuscules sont des jouets d'enfant.
—Tu placeras la camelote en plein milieu des halls.
... Un œil à la lorgnette du viseur, Chignole attend l'instant favorable. Plusieurs des nôtres ont déjà bombardé, car, à terre, des éclatements jaunâtres marquent les explosions avec des commencements d'incendie.
—A nous!...
... Il déclenche les engins, un à un.
—Je ne me presse pas.... Ça fait durer le plaisir!...
... Nous nous étions écartés les uns des autres pour ne pas nous gêner pendant le tir; maintenant, nous nous regroupons et virons de bord.
—T'endors pas.... Ça va chauffer!...
... Télégraphe et téléphone ont fonctionné; leurs obus nous encadrent au point que nous sommes obligés de nous éparpiller à nouveau, pour offrir une cible réduite et plus mouvante.
—Ecoute le moteur....
—Il n'a rien....
—Il a baissé de cent tours.
—Sans blague?
—Comme je te le dis....
... Je modifie la carburation sans améliorer le régime; l'aiguille continue à indiquer la baisse.
—Le compte-tours est peut-être détraqué?
—Mais non ... nous n'avançons pas.... Regarde ... nous sommes en queue ... les copains nous distancent.... Envoie les fusées de secours....
—Tu jardines! Implorer du secours.... Ça me défrise!... A quoi bon? Qu'est-ce qu'ils feraient?... Nous attendre.... Bah! on n'a besoin de personne....
—Merci de la leçon, monsieur Chignole.
... Les appareils, d'ailleurs très disséminés, s'effacent peu à peu, au loin, et nous avons la soudaine impression de notre solitude.
—Seuls!
—C'est une façon de parler ... Des «croix noires» montent nous tenir compagnie.
... Leur ascension ne nous inquiète guère; la baisse du moteur est autrement angoissante.
—Graissage régulier.... Radiateurs chauds normalement.... C'est un roulement à billes qui doit être en train de se manger!...
Les Vosges sont là ... très proches....
Brusquement, l'aiguille tombe de cinq cents tours, s'immobilise quelques secondes et s'effondre à 0.... L'hélice tourne encore puis se cale.
—Combien de kilomètres jusqu'aux tranchées?
—Vingt-cinq environ.
... Notre altitude est 2.600; notre biplan plane dix fois sa hauteur.
—On doit arriver.
—On arrivera.... En attendant, je prends des précautions.
... Chignole déchire la carte, les papiers du bord, puis il jette la mitrailleuse et la carabine en morceaux détachés.
... Nous passons le sommet des Vosges en rasant, les sapins et en encaissant des remous.
—Le plus dur est fait!... N'y a plus qu'à se laisser glisser.
... Mais au fur et à mesure que nous descendons, le tir de nos adversaires devient plus nourri.
—Vois-tu nos lignes?
—Je n'y reconnais rien.... Ah! les cochons.... Qu'est-ce qu'ils nous envoient!... Ils ne regardent pas à la dépense!... Maladroits!... Pas la peine de vous escrimer... on est assuré!...
... Rendez-vous ... rendez-vous... chante la crécelle des mitrailleuses.
—Nous avoir!... Faudrait vous lever de bonne heure!... Hardi mon gros! Je vois nos tranchées ... Je les vois!!...
... Rendez-vous ... rendez-vous ... sifflent les balles.
—Chignole meurt, mais n'atterrit pas! Eh ballots!
... Rendez-vous.... Rendez-vous ... grondent leurs canons.
Alors l'âme de Cambronne ressuscite dans le gamin de Paris; le vent d'épopée qui passa sur le dernier carré le secoue. Il ne peut plus se défendre; aphone, il ne peut plus parler; mais il sent la nécessité d'un geste qui bafoue l'adversaire et désarme la mort, aussi Chignole, dressé sur son siège, fait pipi sur les Boches, héroïquement.