Chignole (la guerre aérienne)
XIII—CHIGNOLE RAMASSE UNE BUCHE.
«L'appareil V. 967 sera de garde cet après-midi sur Pont-Saint-Vincent, de quatorze heures à la nuit.»
—Chic ... on aura le temps de bien déjeuner auparavant, assure Chignole.
Depuis deux jours, plusieurs appareils de notre groupe ont été affectés spécialement à la protection des très importantes usines qui composent cette petite ville, sur lesquelles s'acharnent les aviatiks, en pure perte d'ailleurs.
... Mon passager et moi, nous sommes à l'heure prévue sur le terrain.
Une légère brise vient de l'Est, mais n'arrive pas à dissiper les nuages qui s'effilochent en longues écharpes grises sur un ciel bleu anémique.
—Il n'y a pas à tortiller, c'est l'hiver.... On devrait emporter un calorifère là-haut!
—Qu'est-ce que tu dirais d'un bar à 2.000 mètres et d'un bon cocktail?
... Le ronflement du moteur arrête le dialogue et c'est la fièvre habituelle des départs: coup d'œil rapide à l'appareil ... quelques recommandations à Racine ... et hop!... bientôt, entre quinze cents et deux mille mètres d'altitude, nous faisons la navette entre Nancy et Pont-Saint-Vincent.
La première heure passe vite: échange d'impressions:
—Regarde la gare.... Et le train!... Il va sûrement à Panam....
—Le veinard!!!
—Je vois l'heure à la cathédrale....
—Compliments à tes yeux....
—Merci pour mes jumelles.
... La deuxième est moins drôle; on se lasse à faire d'interminables spirales en montée ou en descente.
—Oh! Ce froid!... je ne sens plus mes pieds!...
—Passe-les moi que je les réchauffe!...
—Comme c'est malin!...
—Si l'on descendait prendre le thé....
—Tu ne penses qu'à boire!
—Tu ne penses qu'à grogner!...
—La brume maintenant.... Je donne ma démission!...
Peu à peu, la terre devient moins distincte, se dissout lentement, acquiert une apparence de fluidité.... On a l'impression qu'on ne la reverra jamais, et l'on se sent très seul ... perdu....
—Ça n'est pas pour aujourd'hui les aviatiks!...
—Qu'en sais-tu?
—Ces messieurs seront restés au coin du feu! La peur du froid!...
—Du vent plutôt....
... La brise va croissant et nous déporte franchement. Dans la brume, je ne puis corriger ma dérive qu'au jugé, et je travaille ferme car la danse commence!...
Bien que je fasse mon possible pour tenir tête au vent, il est incontestable que nous sommes entraînés loin de notre atterrissage, et dans une direction difficile à déterminer avec exactitude.
... Les minutes passent à attendre une éclaircie, mais la brume loin de se lever, s'épaissit avec la nuit qui vient.
—Plus que dix litres d'essence, vieux Charles.... Il serait temps d'aller voir ce qui se passe en bas....
... Pas d'hésitation.. il faut descendre. Je réduis le moteur à 1.000 tours ... je pousse le manche.... C'est amusant un élégant «piqué» par beau temps, avec la terre qui se rapproche, qui devient de plus en plus nette et semble vous attirer. Mais aujourd'hui, c'est un «piqué» dans le noir, qui a tout l'air d'un plongeon dans un gouffre sale et plein d'embûches....
Six cents mètres ... toujours la nuit.... Je ralentis encore le moteur pour planer davantage ... 750 tours....
—C'est bien là notre veine!... Qui aurait cru ça quand nous sommes partis!...
—Tu ne vois rien?
—Non.... Comme sœur Anne, je ne vois rien venir!...
—Ça va durer cette plaisanterie-là?
... Cinq cent mètres.... Toujours l'impénétrable voile....
—L'essence se débine!... Dans cinq minutes, nous avons beaucoup de chance—c'est une façon de parler—de passer dans un autre monde ... mon compagnon imperturbable, sifflote un refrain à la mode; le sang-froid est contagieux, aussi je fais bonne figure.
... Un brusque bafouillage du moteur ... des ratés ... de fugitives reprises ... l'hélice s'arrête de tourner ... s'emballe ... s'immobilise....
—Zut ... l'hélice est calée!...
—C'est la carafe!... la panne sèche!
—Tableau!
—Pour une affaire ... c'est une affaire! Je fais jouer nerveusement les manettes, en pure perte.... L'appareil, privé de vitesse, pique brusquement de cent mètres.
—Terre!...
Le voile est déchiré; c'est bien la terre, cette masse sombre, de teinte indécise. D'un coup d'œil je l'examine. Ah! ça n'est pas le rêve! Des bois, un canal, une route nationale, un ravin, un champ rocailleux coupé de haies.
—Le champ....
—Oui.... N'y a que ça!
—On s'en tirera?
—On peut toujours essayer....
... Le moteur étant arrêté, on perçoit le moindre bruit. Le vent siffle dans les radiateurs et fait gémir les câbles; je serre mon manche à le briser, et mes pieds font corps avec le palonnier; la terre se rapproche à une vitesse vertigineuse.... Sensation d'écrasement. De Chignole, je ne vois que ses mains crispées à ma hauteur, sur le rebord de la carlingue.... Oh! le langage de ces mains, qui s'y agrippent convulsivement, comme à la vie!... Comme nous voulons vivre à cette minute où nous sommes si près de la mort. Un brin de prière monte à mes lèvres, comme une ultime imploration....
—C'est l'instant!... C'est le moment!... Qui n'a pas gagné va gagner!...
... Je frôle la cime des arbres....
—Pour l'hôpital ... en voiture!
—Détache-toi....
—C'est fait....
... Je touche terre à plus de cent à l'heure; je cabre l'appareil, il obéit, rebondit sur les roues arrière ...; le ravin et la route sont franchis....
—Et de deux!...
Même manœuvre, mais en raison de la perte de vitesse, les commandes répondent moins bien, et c'est de justesse que nous sautons le canal.
—D'un peu plus on faisait les canards!
... Nous abordons le champ à vive allure....
—Gare la haie!...
—Voyez Grand-Prix d'Auteuil....
... Nous fonçons dessus, les roues avant sont fauchées, l'appareil pique du nez et pirouette sur la carlingue.... C'est le capotage.... Chignole, projeté par le choc, passe au-dessus de ma tête comme une balle ... Je donne un vigoureux coup de reins pour suivre le même chemin; je saute bien hors de la carlingue, mais insuffisamment loin, puisque l'appareil en se renversant m'ensevelit sous lui en me plaquant ventre à terre.
Un coup de massue.... Vive douleur.... Etouffement.... Tout mouvement impossible.... Anéantissement.... puis une angoisse horrible: et mon camarade? grièvement atteint? Tué peut-être?...
Soudain, sa voix:
—Réponds-moi.... Es-tu blessé?...
—J'étouffe.... Dégage-moi....
—Ne remue pas....
... Je l'entends qui se démène; avec sa carabine, il fait levier pour écarter les pièces les plus lourdes.
—Ça ne sera rien!... Ne remue pas surtout!...
... Je perçois sa respiration haletante. Il ne ménage pas ses efforts; la volonté de m'arracher à l'étau qui m'étreint décuple ses forces.
—Voilà des poilus qui viennent!... Ohé!... Par ici ... en vitesse.... Un coup de mains, les copains, pour dégager le camarade.... Oh! hisse!... En chœur!... Oh hisse!... Tous ensemble.... Zou!...
La masse de l'appareil s'ébranle, se soulève d'un côté.... On me tire par les pieds.... Chignole me palpe, me frictionne:
—Rien de cassé, mon gros!... Ça n'est rien que ça!
—Et toi?
—Rien.... Tu demandes si je suis verni! Je me suis reçu sur la tête.... C'est le casque qui a tout pris.
... Une paysanne, accourue, apporte un cordial. Ça va mieux.... Une bonne nuit, quelques massages, demain il n'y paraîtra plus rien.
Nous nous laissons entraîner par les témoins de l'accident au village voisin, mais auparavant nous restons à contempler l'amas de toile, de câbles et de ferraille qui fut notre oiseau de combat.
Pendant les quelques mois où nous l'avions monté, il avait été notre compagnon-fidèle. Sans défaillance, de jour et de nuit, il nous avait permis de semer la panique sur les villes ennemies, dans de justes et nécessaires représailles, et celui que malgré ses blessures les Boches n'avaient pu descendre, était venu s'effondrer en terre française, à la suite d'un accident banal, victime du brouillard, de la malchance.
Aussi, en le quittant, il nous semblait qu'un peu de notre âme restait pour toujours dans sa carcasse brisée, et nous avons pleuré ... oui pleuré, notre grand oiseau mort!...