D'Europe en Amérique par le pôle nord : $b voyage du dirigeable "Norge"
CHAPITRE VII
De Rome au Spitsberg.
De Rome à Pulham. — Nous survolons la France. — De Pulham à Léningrad par Oslo. — Perdus dans la brume. — L’aérodrome de Gatchina. — Impressions de Russie. — De Léningrad à Vadsö. — De Vadsö au Spitsberg. — Au-dessus de l’Océan Glacial. — Un moment d’émoi. — Arrivée à la baie du Roi.
Par le lieutenant de vaisseau de réserve Gustav S. Amundsen de la marine royale norvégienne.
Le 10 avril, le début de la grande aventure ! Longtemps le souvenir de cette journée demeurera dans notre mémoire. A 7 h. 30, au moment de la sortie du hangar, une énorme caisse, placée près de la porte de la nacelle du pilote, attire nos regards. Elle contient nos tenues de vol, des complets extrêmement chauds, des moufles et des bonnets fourrés. Dieu soit loué ! maintenant nous n’aurons pas à craindre le froid.
Tandis que notre attention se trouve occupée ailleurs, cette caisse est enlevée en quelque sorte sous notre nez et nous ne la revîmes plus qu’au Spitsberg. Par suite, nous montons à bord, habillés simplement de vêtements de sport ordinaires. Accomplir en avril le trajet de Rome jusqu’au milieu de l’Arctique dans un costume aussi léger, ne constitue pas une perspective précisément agréable. Comment les Italiens réussiront-ils à se préserver du froid ? Actuellement c’est une énigme pour nous ; bientôt nous en aurons la clé.
A 9 heures, le Norge prend le départ. Pas un souffle de vent ; un soleil resplendissant. Après avoir décrit un cercle au-dessus de Rome, nous mettons le cap sur la France. Pourrons-nous atteindre Pulham en une seule étape ou les conditions atmosphériques nous obligeront-elles à relâcher dans un aérodrome français ? Telle est la question qui nous préoccupe. Primitivement nous devions remonter la vallée du Rhône ; à la suite d’annonces météorologiques défavorables concernant cette région, cette direction a été abandonnée ; donc, nous allons gagner d’abord Bordeaux, puis, des bords de la Gironde, remonterons dans le Nord.
En quittant Rome, nous naviguons au-dessus de la Méditerranée. Combien cette mer est d’un bleu admirable, d’en haut on s’en rend compte beaucoup plus exactement que des rivages.
De temps à autre, nous faisons des observations de vitesse et de dérive en prenant comme points de repère, soit des bateaux pêcheurs ou des vapeurs ; plus tard, lorsque nous serons au-dessus du continent, nous nous servirons pour ces mesures d’arbres ou de maisons.
A 18 heures, nous commençons à survoler la terre de France. Le 11 avril, à 1 heure, passé au-dessus de Bordeaux, brillamment illuminé ; un spectacle extraordinaire ! Sur ces entrefaites, une brise se lève ; bientôt elle « force », et par moments fait tomber notre vitesse à 40 kilomètres. Nous autres, chargés des gouvernails, pouvons nous relayer de temps à autre, néanmoins nous dormons très peu, tant à cause du froid que du manque absolu de confortable. Représentez-vous dans l’étroit couloir de quille quelques planches striées de rainures longitudinales, garnies d’oreillers durs comme du bois avec de minces imperméables comme couvertures, et vous aurez l’idée du couchage à bord du Norge. A peine est-on étendu sur ces lits de camp dignes de Sparte que l’on claque des dents. Ajoutez à cela un va-et-vient constant dans le couloir, et qu’à tout moment les passants mettent le pied sur vous, au lieu de le placer sur le plancher.
Tandis que le Norge poursuit sa route vers le Nord, visitons ses installations en commençant par la nacelle du pilote. Son compartiment avant renferme les volants de direction et de profondeur. L’homme préposé à la première de ces commandes est chargé de tenir le cap. Notre compas de route étant très paresseux, le navigateur[7] lui indique un point à terre ou dans les nuages sur lequel il doit gouverner ; en somme, la même méthode que celle employée à la mer et dont tous les marins ont l’habitude. Si l’atmosphère est calme, le Norge obéit bien, mais s’il vente et s’il passe des grains, ce pilote a fort à faire pour garder la route.
[7] L’officier chargé de tenir à jour la position de l’aéronef sur la carte, porte le titre de navigateur. Les hommes préposés aux commandes de direction et de profondeur, celui de pilote. Le chef de l’aérostat est dénommé commandant.
L’homme placé au volant de profondeur doit maintenir constamment l’aérostat à l’altitude qui lui a été indiquée, en général 300 mètres, observer les manomètres du gaz et veiller à ce que la pression dans les différentes parties du ballon ne monte pas au delà du maximum permis. S’il se produit un à-coup, il doit « soupaper » immédiatement. Les commandes des soupapes pendent devant ce pilote ; il peut par suite abaisser immédiatement la pression. Il est chargé également de contrôler l’admission de l’air dans les ballonnets, que règle une autre commande placée devant le volant de profondeur.
Installé à bâbord, le colonel Nobile surveille tout attentivement ; il a à sa portée les appareils de transmission d’ordres. Seuls le commandant, les pilotes et le navigateur ont accès dans la partie avant de cette nacelle.
Son second compartiment renferme à tribord la « chambre des cartes », autrement dit le poste du navigateur. Cet officier peut ainsi donner facilement ses instructions au pilote de direction. Ce réduit contient les deux seules chaises que le Norge possède ; elles sont constamment occupées par des journalistes admis à faire partie du voyage. A l’arrière, à tribord également, se trouve le poste de T. S. F. A bâbord, entre ce poste et la paroi de la nacelle, un étroit passage conduit au « lavatory », transformé pour le moment en salle de rédaction par les représentants de la presse. Lorsque l’on doit le faire servir à sa véritable destination, il est nécessaire de procéder d’abord à une évacuation des personnes qui l’occupent indûment. De la partie avant de ce « buen retiro » une échelle verticale conduit au couloir de quille. Partant de l’extrême avant, nous trouvons les câbles d’amarrage et de manœuvres, au nombre de quatre, soigneusement enroulés de manière à ce qu’ils puissent filer rapidement par les trappes ménagées dans l’enveloppe, lorsqu’ils seront lancés à terre. Les trois premiers sont destinés à amener le ballon au sol ; ils peuvent être largués directement du poste du pilote. Le quatrième câble, solidaire du cône placé à l’avant du ballon, sert uniquement à l’amarrage au mât ; il est commandé par un dispositif de déclanchement placé dans la cabine du pilote.
Nous dirigeant vers l’arrière, nous passons au-dessus de cette nacelle, complètement ouverte en-dessous de nous ; seule sa partie avant et le poste de T. S. F. sont abrités par une toiture en feutre et en toile. Incliné au début, le couloir de quille est maintenant horizontal jusqu’à hauteur des deux motrices antérieures ; elles sont installées dans la partie centrale de l’aéronef, sur une perpendiculaire à son axe. On y accède par des ouvertures dans l’enveloppe puis par d’étroites échelles munies de frêles barres d’appui. Si l’on n’a pas l’habitude de ces passages, il est prudent de se tenir solidement aux rampes. Les câbles d’acier supportant ces nacelles semblent fort minces à des yeux inexpérimentés ; toute crainte cependant est superflue à leur égard, tant de fois ils ont été éprouvés avant le départ ! Ces nacelles sont exiguës ; si les moteurs sont en marche et les radiateurs ouverts, il y règne une chaleur terrible. Celle de tribord est occupée par Omdal, toujours de bonne humeur et toujours calme. Avec quelle attention il surveille son groupe. De quels soins il l’entoure ! Aussi est-ce le seul qui n’a pas eu de panne. Le bruit infernal des moteurs rend difficile toute conversation. Dans la cabine du pilote règne, au contraire, un calme favorable aux entretiens. Ma visite à Omdal terminée, je reprends la passerelle vertigineuse ; après être rentré dans l’intérieur du navire aérien, je pousse un soupir de satisfaction.
Poursuivant notre route vers l’arrière, nous rencontrons de chaque côté de la charpente, suspendus entre les anneaux, trente-deux réservoirs. Vingt-huit sont remplis d’essence, tandis que les autres placés à l’extrême-avant et à l’extrême-arrière sont pleins d’eau.
Voici maintenant la nacelle motrice arrière, occupée par des mécaniciens italiens, d’excellents camarades très sympathiques, que nous considérons comme de véritables amis. Maintenant, le couloir de quille monte rapidement devant nous. A l’extrême-arrière, l’enveloppe du ballon présente une ouverture dominant le gouvernail.
Pendant une promenade dans l’intérieur, à chaque pas, on se heurte à des pièces de rechange, des réservoirs d’huile, des caisses d’outils, tout cela solidement amarré.
Soudain, un homme passe rapidement devant nous, se hâtant vers l’avant. Où va-t-il dans cette direction ? Sur le sommet du ballon, s’assurer du bon fonctionnement des soupapes à gaz ; une mission exigeant une tête solide. On commence par se glisser au dehors par une étroite ouverture située à l’extrême-avant ; après cela, grimpant une échelle très raide, on gagne l’arête supérieure du dirigeable, une véritable escalade en raison de la courbure de l’aérostat. Pendant cet exercice aérien, une grande circonspection s’impose ; vous devez, en effet, passer sur la mince enveloppe tendue sur les poutrelles d’acier formant l’avant. Si vous avez la mauvaise chance de la crever, vous tomberez dans l’intérieur du ballon ; si au cours de cette chute vous suivez une direction convenable et acquérez une vitesse suffisante, vous percerez ensuite l’enveloppe dans sa partie inférieure et disparaîtrez finalement dans le vide. Ce passage dangereux franchi, vous voici sur le sommet du Norge ; vous pouvez alors vous redresser et marcher. Mais pas d’imprudence la première fois que vous vous risquerez là-haut ! Une promenade sur l’arête supérieure n’est pas aussi facile qu’elle le semble au premier abord. Circuler sur un ballon qui fléchit sous votre poids constitue un exercice fort délicat. Après le premier pas, l’enveloppe se gonfle en vagues devant vous ; si vous n’arrêtez pas ces ondulations, et continuez à avancer, vous culbutez et restez suspendu dans le vide à un câble sur le flanc de l’aéronef. La position n’est pas particulièrement dangereuse, car on peut se haler soi-même et regagner le sommet, mais elle manque totalement d’agréments.
Pour s’aventurer là-haut, il est donc prudent de s’exercer à la marche sous la direction d’un pratique ; une fois l’éducation nécessaire acquise, cela devient très simple. Vous faites d’abord un pas et aussitôt après deux autres très courts, ou plutôt un seul que vous répétez deux fois, et les ondulations tombent tout de suite. Dès lors, vous pouvez vous mouvoir sur l’arête supérieure avec autant de sécurité que sur le plancher des vaches. La grande majorité des gens préféreront toutefois le plancher des vaches. L’aérostat n’a pas, en effet, une allure calme et régulière : ses mouvements ressemblent à ceux d’un cheval non dressé, qui tantôt rue, tantôt se cabre pour se débarrasser de son cavalier. Un instant, il pique le nez en avant, puis immédiatement après se redresse, roule ensuite sur un bord, et oscille légèrement sur l’autre. Et, tandis que le dirigeable se livre à cette sarabande, il file à 80 kilomètres à l’heure, à 300 mètres en l’air ; cela dit, vous comprenez quel sang-froid les hommes chargés de sa conduite doivent posséder. Qu’ils soient là-haut sur le sommet ou en bas dans les nacelles, ces braves vaquent à leur besogne, joyeux et insouciants.
Pendant le voyage de Rome au Spitsberg, l’arrimeur Bellochi, un joyeux compère, fut chargé de la surveillance des soupapes ; pendant la traversée du bassin polaire, le non moins hilare Alessandrini lui succéda dans cette mission peu enviable. Les soupapes du Norge mesurent un diamètre de 0 m. 30. Quand on procède à leur examen, il est essentiel de les assujettir sous peine de graves accidents. Tandis que notre aérostat était remisé dans le hangar de Ciampino, un ouvrier italien, ayant oublié de prendre cette précaution d’une importance capitale, laissa tomber un clapet dans le réservoir. N’ayant pas emporté une rechange, le gaz s’échappa aussitôt en quantité considérable. Se trouvant seul, l’homme en question ne pouvait envoyer demander du secours ; s’il allait lui-même chercher la pièce dont il avait besoin, le compartiment se viderait avant qu’il ne fût de retour et il en résulterait un dommage sérieux à l’aéronef. Dans cette circonstance critique, l’ouvrier fit preuve de présence d’esprit ; il boucha l’ouverture de la soupape avec la partie postérieure de son corps, puis appela jusqu’à ce qu’un camarade vînt lui apporter une nouvelle pièce. Pareil incident survenant en cours de route entraînerait des conséquences désastreuses.
Nous continuons à survoler la France avec seulement deux moteurs en marche. Nous obtenons ainsi la vitesse la plus économique, soit 80 kilomètres, chaque groupe donnant 1.000 tours. C’est une succession de paysages plus beaux les uns que les autres.
Le 11 avril, à 7 heures, dans les environs de Caen, le Norge commence la traversée de la Manche. La nuit dernière a été froide et nous avons grelotté dans nos légers costumes. Quand nous arriverons plus au Nord, combien nous souffrirons ? Les Italiens, eux, sont tous vêtus de jaquettes de fourrure chaudement doublées ; ainsi s’explique leur dédain pour la tenue d’aviateur, que nous aurions voulu endosser avant notre départ de Rome. Ils croyaient sans doute des Norvégiens insensibles à un léger froid ; ce en quoi ils se trompaient grandement.
Le vent soufflant frais de l’est, nos progrès restent lents. Seulement à 15 heures, nous arrivons au-dessus des immenses hangars de Pulham ; par suite de circonstances atmosphériques défavorables, l’atterrissage n’a lieu qu’à 17 heures. Au débarquement, la première personne que nous avons l’honneur de saluer est S. A. R. le prince héréditaire de Norvège.
Rompus de fatigue après ce vol de trente-deux heures, nous nous mettons au lit avec joie. Nous sommes cantonnés dans d’excellents baraquements, partagés en chambres par des cloisons s’élevant seulement jusqu’à mi-hauteur des pièces ; c’est un grave défaut lorsqu’elles sont occupées par des gens bruyants, comme nous en fîmes l’expérience. Le lendemain, dès 5 heures du matin, nos amis italiens, installés dans des cellules voisines des nôtres, commencèrent une conversation avec un de leurs compatriotes couché à l’autre bout du casernement. Troublés dans notre sommeil, nous réclamâmes le silence, mais sans succès. Figurez-vous des oiseaux saluant de leurs chants l’apparition du jour.
Aussitôt levés, nous nous mettons à l’œuvre pour préparer le départ. Le Norge ne séjournera pas à Pulham une semaine, ainsi que cela avait été primitivement prévu ; il reprendra l’air dès que le temps sera favorable et le ravitaillement terminé.
Le hangar du « Norge » au Spitsberg éclairé à la lumière électrique
pendant la nuit polaire.
Nous sommes donc très occupés à faire le plein de gaz et à remettre le ballon en état de vol. Cette relâche nous permet de compléter nos approvisionnements en vivres aux magasins de l’aérodrome anglais. Pendant le voyage de Rome au Spitsberg, notre ordinaire a consisté uniquement en conserves froides, en chocolat et en biscuits. Chaque homme était muni d’une bouteille thermos ; une fois son contenu épuisé il n’avait d’autre boisson que de l’eau fraîche. Durant toute la traversée, il fut impossible d’organiser des repas réguliers ; on mangeait sur le pouce quand on en avait le temps. La vie à bord manquait donc totalement d’agréments ; aussi chaque fois que nous arrivions dans un « port », avions-nous hâte de nous restaurer par un repas chaud.
Les aviateurs anglais nous ménagèrent une réception particulièrement cordiale, et, pendant notre séjour à Pulham, nous entourèrent d’attentions. Dans le même hangar où le Norge était abrité se trouvait le R-33. Parmi son équipage cantonné dans les baraquements voisins du nôtre, nous nous fîmes de nombreux amis.
Dans la matinée du 11 avril, ordre est donné de préparer l’appareillage pour le soir. Le temps est beau dans toute la vaste région s’étendant de Londres à Léningrad, sur la mer du Nord comme sur la Suède, la Baltique et la Finlande. Il faut donc profiter de cette situation.
A 23 heures, nous sommes parés pour le départ, et, quelques minutes après minuit nous prenons l’air à destination d’Oslo.
Les Anglais s’intéressent particulièrement à notre entreprise ; selon toute vraisemblance, ils la considèrent uniquement comme une entreprise sportive ; par suite, étant donné la place considérable que les exercices de ce genre tiennent dans la vie britannique, l’expédition présente dans leur opinion une importance de premier ordre et nous devenons à leurs yeux des personnages essentiellement sympathiques. Les dernières paroles que l’on nous adresse du R-33 sont caractéristiques. « Adieu tous, nous crie-t-on, et bon voyage. S’il vous arrive un accident là-haut, immédiatement nous irons à votre secours. »
Au départ, le ballon est lourd, si bien que dans la nuit étoilée, nous avons l’impression de raser les toits et les arbres.
… La brume couvre la mer du Nord. L’arrimeur monte alors s’installer près d’une des buses du ballon, armé d’une forte lampe électrique de poche, et, de là-haut, en projette le faisceau de façon à ce qu’il se reflète sur la surface de l’eau. Ce procédé nous permet de connaître approximativement la hauteur à laquelle nous naviguons et de manœuvrer en conséquence.
Le voyage se poursuit dans d’excellentes conditions. Toutefois, les nuages nous empêchant d’observer la dérive, nous nous trouvons déportés dans le Sud.
Le 14 avril, de grand matin, une déchirure à travers le brouillard nous permet de reconnaître notre position. Nous volons à ce moment au-dessus du Jutland, un peu au sud du Limfjord. Nous venons alors au nord, pour remonter vers la Norvège. La brume ayant de nouveau paru, nous nous élevons pour dépasser son niveau.
Au-dessus, un magnifique soleil brille dans un ciel bleu, tandis que la surface supérieure de la nappe grise étendue sous nos pieds s’illumine de mille feux ; c’est un spectacle féerique, de toute beauté, mais en même temps malencontreux, en ce qu’il empêche le navigateur de noter la dérive. De temps à autre, de grands bancs floconneux arrivent droit sur nous et nous enveloppent complètement ; en pareil cas, la vue est totalement bouchée. Aussi bien, en venons-nous à craindre d’aller heurter les montagnes de la côte norvégienne. Afin d’éviter pareille catastrophe, chaque fois que ces nuages nous entourent, nous changeons de route.
Un peu avant 9 heures, le ciel s’éclaire enfin, et il devient possible de reconnaître notre position. Nous nous trouvons par le travers d’Arendal. Mettant le cap sur cette ville, nous la survolons, puis nous dirigeons au nord-est, en suivant la côte, vers Oslo. Dans toutes les agglomérations, les habitants sont assemblés pour voir passer le Norge et nombre de maisons sont pavoisées en notre honneur. A Oslo, l’animation est véritablement extraordinaire ; la vue de la capitale évoque l’idée d’une fourmilière que l’on fouille avec une canne. Les rues et les toits sont noirs de spectateurs. Ceux d’entre nous qui habitent Oslo essaient de découvrir leurs demeures. Même lorsqu’on connaît parfaitement une ville, il n’est pas aisé d’en haut de retrouver un de ses édifices. Nous réussîmes cependant à voir les maisons nous intéressant.
A 15 heures, nous nous amarrons au mât dressé dans la plaine d’Ekeberg, puis, sans désemparer, procédons aux préparatifs de départ. Nous ne camperons pas ici jusqu’à demain comme le programme le prévoit. L’Institut météorologique annonçant l’existence d’une dépression quelque part sur l’Angleterre, il faut filer devant elle. Par suite, une simple permission de deux heures dans nos familles nous est accordée.
Le 15 avril, à 1 h. 20, nous nous remettons en route. Nombre de curieux désireux d’assister à l’appareillage ont tenu bon jusqu’à cette heure matinale. Au moment où le Norge s’élève, ils entonnent l’hymne national. Montant jusqu’à nous dans la nuit noire, leur chant nous cause une émotion profonde.
Le cap est mis d’abord au sud en suivant le fjord, ensuite à l’est, vers Stockholm, lorsque nous arrivons à hauteur de Sarpsborg et de Fredrikstad. De nouveau, une brume épaisse ; nous montons pour la survoler. Pourvu que pendant cette navigation à l’aveuglette le dirigeable ne subisse pas une trop forte dérive ! Ce vœu ne fut pas exaucé. Nous sommes déportés très loin dans le sud, par suite, ne pouvons tenir notre promesse de passer au-dessus de Stockholm et d’Helsingfors.
… Vers 10 heures, la terre apparaît enfin ; un fort triste pays, d’immenses marais, de temps à autre des bouquets d’arbres, de loin en loin une pauvre petite maison solitaire. N’ayant pu, depuis plusieurs heures, obtenir de relèvements radiogoniométriques, ni communiquer avec les stations de T. S. F. russes, nous ne savons où nous sommes. Après une discussion approfondie, nous tombons d’accord pour situer notre position quelque part dans le nord de la Finlande ; donc le cap est mis au sud, afin d’arriver en vue du golfe de Bothnie et de nous diriger ensuite vers Léningrad. Nous volons, nous volons toujours ; jamais nous ne découvrons la Baltique. Maintenant, l’aspect du pays a changé ; nous passons au-dessus de vastes forêts et de plusieurs lacs ; dans aucune direction la mer n’est visible ! A plusieurs reprises nous faisons des routes diverses dans l’est, mais sans être plus heureux.
Vers 14 heures, après avoir suivi pendant quelque temps une voie ferrée, nous apercevons une ville. Nous descendons aussitôt pour pouvoir lire le nom de la gare et parvenir à déterminer enfin notre position.
La manœuvre réussit. A notre stupéfaction, nous apprenons que nous sommes à Varga, près de la frontière entre l’Esthonie et la Russie. Immédiatement la route est mise au nord, vers Léningrad. Encore quelques heures et nous aborderons au pays du bolchevisme. Que n’a-t-on pas raconté sur ce régime ? Aussi notre désir de juger la situation par nous-mêmes est grand.
A 20 h. 30, par une nuit profonde, le Norge entre dans le hangar de Gatchina. L’obscurité nous empêche de distinguer nettement la scène, mais le bruit des voix décèle la présence d’un grand nombre de gens. Nous apercevons un détachement de soldats chargés de la manœuvre. Leur uniforme est étrange, surtout leur coiffure tenant à la fois du casque et de la casquette. Tous portent de longues capotes chaudes et de hautes bottes ; le temps est d’ailleurs froid et une épaisse couche de neige recouvre le sol. Dès l’arrivée, l’opinion que je m’étais fait de la camaraderie égalitaire régnant à tous les degrés de la hiérarchie dans l’armée rouge reçoit un premier démenti. Avant de commencer la manœuvre de la rentrée du ballon dans le hangar, l’officier chargé de la diriger annonce à ses hommes d’un ton sec qu’il ne veut entendre souffler mot. Olonkine, à côté de moi pendant l’atterrissage, et qui est d’origine russe, me traduit les ordres du commandant. Ici donc cette troupe reconnaît un chef, et lui obéit ponctuellement. La discipline me paraît même parfaite.
… Un des membres de l’équipage, après avoir porté des télégrammes, revient en courant : « Mes enfants, quelle veine ! nous allons être logés au palais de Gatchina ! Des chevaux nous attendent en dehors de l’aérodrome pour nous y conduire. »
La perspective est enchanteresse ! Tous nous nous voyons déjà nous prélassant dans cette ancienne résidence impériale. Une fois le ballon en sûreté, nous filons vers le palais de nos rêves, dans de longs traîneaux remplis de foin. Plusieurs fois nous versons, mais peu importe ; trois quarts d’heure plus tard, nous arrivons à destination.
Nous sommes reçus dans la bibliothèque du château où du thé bouillant et des hors-d’œuvre nous sont offerts. Mourant de faim et de froid, nous faisons honneur à ce souper. Si nous observons nos hôtes avec curiosité, ceux-ci témoignent à notre égard du même sentiment. Après cela nous prenons connaissance des lieux ; ma foi, nous serons très bien ici ; plusieurs camarades tirent des plans en vue de leur installation dans le palais. C’est aller un peu vite ; bientôt ils déchanteront.
On nous annonce, en effet, que nous ne serons pas logés dans cette somptueuse résidence ; seul le colonel Nobile y aura une chambre. Quant à nous, nous serons cantonnés ailleurs, tout près d’ici ; nous n’avons qu’à prendre nos bagages, immédiatement nous serons conduits à nos quartiers.
Dix minutes de marche dans une obscurité de cave, nous voici devant une maison faiblement éclairée. Une vieille femme nous reçoit ; par un corridor peu engageant, puis par un escalier rébarbatif elle nous conduit au premier étage, dans une grande salle carrée avec quatre fenêtres sans rideaux. Vingt lits y sont rangés, garnis chacun d’un matelas dur comme une planche, d’une couverture de laine et d’un oreiller ; pas une chaise, pas le moindre ornement au mur ! Tel est notre logement, il n’est ni élégant, ni confortable ; mais, fatigués comme nous le sommes, nous n’en dormons pas moins profondément la première nuit ; par la suite il n’en fut pas malheureusement de même.
Qu’est-ce que c’est que cette maison ? Dès le lendemain matin, nous nous empressons de sortir pour reconnaître les lieux. Notre habitation a, ma foi, fort bonne apparence ; sans nulle exagération elle peut même être qualifiée de petit palais, toujours bien entendu, considérée du dehors. C’est, nous dit-on, un pavillon de chasse, construit par le tzar Paul Ier dans le parc de Gatchina. Ennemi du faste, cet empereur avait fait édifier le bâtiment conformément à ses goûts, ainsi que nous pouvons en faire l’expérience.
Dès le lendemain nous sommes au travail, pour mettre le Norge en état de prendre l’air au premier signal. La route conduisant de notre quartier à l’aérodrome traverse la petite ville de Gatchina, Trotzki, comme elle s’appelle depuis la Révolution ; elle ne laisse pas une mauvaise impression.
Le hangar, très spacieux, est construit en bois ; plusieurs parties en mauvais état, ont été réparées avant notre arrivée. Il ne possède pas de porte ; comme il est beaucoup trop grand pour le Norge, cette lacune n’offre aucun inconvénient. L’aérodrome est entouré d’un réseau de fils de fer barbelés et de nombreuses sentinelles. Officiers et soldats chargés de la surveillance sont cantonnés dans une maison voisine, où une pièce nous est réservée. Le ballon est bien gardé ; nous ne pouvons faire un pas sans être obligés de montrer le laissez-passer que les autorités russes nous ont remis. Dès que nous sortons du casernement, deux sentinelles nous arrêtent ; première exhibition du laissez-passer. A l’entrée de l’aérodrome, seconde sentinelle et seconde exhibition de notre papier ; enfin à la porte du hangar, troisième poste et de nouveau nécessité de montrer patte blanche. Quittons-nous le hall pour aller griller une cigarette aux environs et voulons-nous ensuite y rentrer, encore une fois il faut produire sa carte d’identité. Et il n’y a pas à plaisanter avec ces gaillards-là ; leurs fusils sont chargés et tous ont la baïonnette au canon. Aller au hangar, une fois la nuit venue, c’est s’exposer à la mort. A peine avez-vous pénétré dans le territoire interdit qu’un soldat sort de l’ombre et croise le fer sur votre poitrine. C’est alors le moment ou jamais de tirer prestement son laissez-passer. Afin d’éviter toute mésaventure lorsqu’ils doivent se rendre à l’aérodrome après la chute du jour, plusieurs d’entre nous marchent, tenant d’une main leur carte d’identité et de l’autre une lampe électrique dont ils dirigent le faisceau sur leur papier. Constamment, les sentinelles déploient la plus grande vigilance ; jamais elles ne s’endorment pendant leur faction, sachant ce qu’il leur en coûterait en pareil cas. On ne badine pas dans l’armée rouge.
Chaque nuit, deux d’entre nous veillent dans la pièce du corps de garde, dont l’usage nous est réservé. Le second jour, Wisting et moi, qui étions de quart, causions tranquillement, lorsque soudain la porte s’ouvre et quatre citoyens entrent. Qu’y a-t-il ? Avons-nous commis quelque crime ou délit ? Vient-on nous arrêter ? Des descriptions si impressionnantes de la Russie et des exécutions secrètes qu’on y pratique ont été publiées, qu’en présence de cette irruption de telles pensées viennent naturellement à l’esprit. Nos visiteurs qui s’expriment parfaitement en allemand ne sont, au contraire, animés à notre égard que de bonnes intentions. Ils veulent s’assurer que nous ne manquons de rien. Si nous désirons quelque chose, nous n’avons qu’à parler, nos vœux seront aussitôt remplis. Tout le monde se montre prévenant et aimable ; jamais la moindre manifestation de mauvaise volonté.
Notre expédition éveille ici la curiosité générale. Des gens arrivent de très loin voir cette chose merveilleuse qu’est à leurs yeux un dirigeable. De longues queues de curieux s’étendent derrière les barrages ; par groupe de cinquante, ils pénètrent dans l’aérodrome, puis sous la direction d’un officier qui leur donne des explications, font le tour du ballon. Tout se passe dans le plus grand ordre. La foule observe une discipline stricte. Le premier dimanche de notre séjour, 10.000 personnes, nous dit-on, visitèrent le Norge. Ce jour-là, des détachements de cavalerie, admirablement montés, évoluaient autour de l’aérodrome. A un signal donné une partie des hommes mirent pied à terre, confièrent leurs montures à des camarades, puis vinrent contempler l’aéronef. Tous ces mouvements furent exécutés ponctuellement et sans bruit.
Quelques jours après notre installation à Gatchina, des ingénieurs et des ouvriers arrivèrent d’Italie. Dès lors, ils prirent en charge l’aérostat et nous n’eûmes plus à faire de garde. Disposant de loisirs, nous allons visiter Léningrad. Nous pourrons ainsi contrôler la véracité des descriptions que nous avons lues sur l’état lamentable de l’ancienne capitale de la Russie. Disons tout de suite que ces récits ne répondent plus actuellement à la réalité. Un ordre parfait règne partout ; les rues sont bien entretenues, les maisons présentent également une bonne apparence. Les Russes avec lesquels nous nous trouvons en rapport croient à un relèvement prochain de leur pays. Notre séjour, quelque bref qu’il ait été, nous a laissé la même impression.
Quel intérêt l’expédition excite, nous en avons la preuve dans deux séances organisées en notre honneur, l’une par la Société des Sciences, l’autre par la Faculté de géographie de l’Université. Leur assistance, fort nombreuse, témoigna du plus grand enthousiasme pour notre entreprise.
Dans nos promenades à travers Léningrad, nous circulons librement et pouvons admirer les curiosités de cette belle ville, sans être importunés par qui que ce soit. Un jour, nous visitons le riche musée de l’Ermitage, en même temps que des troupes d’écoliers. Les maîtresses qui les conduisent leur donnent des explications sur les tableaux et sur les objets d’art. De là nous allons au Palais d’hiver, que des soldats parcourent, guidés par leurs officiers. Enfin à l’Opéra, nous assistons à une magnifique représentation du ballet Esmeralda, devant une salle comble et enthousiaste.
Le 22 avril, un télégramme nous informe que le mât de Vadsö est terminé et prêt à nous recevoir ; il n’y a plus qu’à attendre des nouvelles du Spitsberg. Elles arrivèrent deux jours plus tard ; pas avant le 2 mai, le mât et le hangar de Ny Aalesund ne seront achevés. Nous voici donc obligés de prolonger notre séjour à Gatchina. Cela ne nous enchante pas, car nous avons hâte de parvenir au terme de notre longue randonnée à travers l’Europe.
Au sujet du parcours que nous avons encore à effectuer pour atteindre la baie du Roi, de vives discussions s’élèvent entre nous. Dans l’opinion de certains milieux, racontent plusieurs camarades, l’étape de Léningrad au Spitsberg serait la plus dangereuse de toute l’expédition, plus dangereuse même que le vol au-dessus du bassin polaire. Qu’elle offre de très grands risques pour le ballon comme pour son équipage, qu’elle constitue la partie la plus délicate du trajet de Rome au Spitsberg, d’accord, mais qu’elle soit plus périlleuse que la traversée de la banquise arctique, je ne puis l’admettre.
Maintenant, le temps est devenu variable. La pluie et le froid ont succédé à une période de soleil et de calme ; un jour, le thermomètre descend à 29 sous zéro et il neige.
Le 29 avril, nous sommes informés que l’appareillage aura lieu le 2 mai, si l’état de l’atmosphère le permet. Ce jour-là, à 14 heures, nous sommes tous assemblés dans le hangar. De nombreux curieux sont massés autour de l’aérodrome. Le ciel est couvert ; une faible brise de nord se manifeste ; très rapidement elle fraîchit. En conséquence, le départ est contremandé.
Trois jours plus tard, les circonstances météorologiques deviennent enfin favorables, et, le 5 mai, à 10 heures, le Norge part pour Vadsö. Le vent qui souffle droit debout « force », à mesure que la journée avance ; d’où une perte marquée de vitesse. Plus tard, heureusement, la situation changea à notre avantage. En quittant Gatchina, nous survolons Léningrad ; nous pouvons alors nous rendre compte de l’étendue de la ville comme de la largeur de ses principales artères. Passant ensuite au-dessus du Ladoga, nous faisons route d’abord au nord-est jusqu’à l’Onéga, ensuite au nord, vers la mer Blanche, en suivant la ligne ferrée de Mourmansk. Toute cette partie de la Russie n’est qu’une immense forêt trouée de lacs et de marais.
Dans cette région, des grains nous assaillent ; tantôt le Norge se trouve projeté en l’air, tantôt, au contraire, un instant après, il tombe brusquement, bref un tangage extravagant ; néanmoins personne n’éprouve le « mal de mer ».
La nuit est très froide ; impossible de fermer l’œil pendant un seul instant. Les peaux de moutons achetées à Léningrad ne nous offrent qu’une protection insuffisante.
Le 6 mai, à 4 heures, passé au-dessus de Kirkenes, centre industriel créé à l’embouchure du Pasvik, le fleuve issu du grand lac Enara qui marque la frontière entre la Norvège et la Finlande.
Après avoir décrit plusieurs cercles au-dessus de Vadsö, nous nous amarrons au mât, à 5 h. 30. Malgré l’heure matinale, la ville entière est sur pied et nous ménage un accueil chaleureux. Toute la nuit, les dames de Vadsö l’ont passée à nous préparer un bon déjeuner et des chambres. Grâces leur soient rendues ! Après avoir grelotté pendant des heures, quel bien-être nous procurent les tasses de café bouillant que ces aimables femmes nous offrent et les friandises dont elles nous régalent. Bien à regret nous devons décliner l’offre attrayante des bons lits préparés à notre intention ; après quelques heures de sommeil, peut-être ne pourrait-on plus ensuite nous réveiller, tant nous sommes fatigués ; de plus nous avons terriblement à travailler.
Cylindres d’essence hissés au sommet du mât d’amarrage de la baie du Roi. Spitsberg.
Les pronostics météorologiques annoncent le beau temps ; il faut donc en profiter. A 15 heures, le Norge se remet en route. En quittant Vadsö, nous suivons la côte septentrionale de Norvège vers l’ouest, ensuite piquons droit au nord, sur l’île aux Ours. Le ciel est resplendissant, mais la température froide. Dans la soirée une buée se forme au-dessus de la mer, noyant les lointains. Cette brume légère permettra-t-elle de prendre des relèvements sur l’île aux Ours ? Le navigateur est inquiet à cet égard ; s’il n’aperçoit pas cette île, son estime sera entachée d’erreur. Le ciel eût-il été clair, de l’altitude de 300 mètres à laquelle nous naviguons, nous aurions pu avoir la terre en vue pendant tout le voyage. Lorsque la côte de Norvège aurait disparu de notre horizon, l’île aux Ours serait devenue visible, et quand celle-ci aurait à son tour disparu, nous aurions aperçu devant nous le cap Sud du Spitsberg. Malheureusement, il n’en est pas ainsi ; la brume nous permet seulement d’entrevoir quelques instants l’île aux Ours. Cette courte vision nous suffit toutefois pour fixer notre position. De là, la route est mise sur le cap Sud.
Depuis le départ, nous nous réjouissions à la pensée de montrer le soleil de minuit à nos amis italiens. Le ciel favorisa nos espoirs. Au delà de l’île la brume devient plus légère et à minuit un soleil resplendissant sort des nuages. La grandeur étrange du spectacle fait une vive impression sur nos camarades.
… Le Norge poursuit sa course à bonne vitesse vers le nord. De temps à autre, la buée épaissit et éteint la lumière ; puis par instants, une éclaircie se fait et un jour étincelant nous éblouit ; nous passons par des alternatives d’ombre et de clarté d’un curieux effet.
A 2 heures, le 7 mai, la pointe méridionale du Spitsberg est en vue dans un magnifique éclairage. Rien que des montagnes couvertes de neige de la base au sommet ; un monde lunaire, semble-t-il. Nous voici dans le domaine du rêve et de la légende. Dans notre enfance nous nous représentions en imagination des pays tout blancs ; ce songe devient aujourd’hui une réalité, et, cette réalité ne nous apporte aucune déception.
Nous élongeons la terre par temps variable. Avant le départ, des augures nous ont prédit les pires calamités du fait de l’accumulation de la neige sur l’enveloppe du ballon. A hauteur de l’île du Prince-Charles un grain nous apporte la preuve expérimentale de l’inanité de cette prédiction. La neige qui accompagne cette rafale glisse sur l’enveloppe, et nulle part n’y demeure adhérente.
Dans la matinée, peu à peu le vrombissement des moteurs s’atténue, puis cesse complètement. Nous nous regardons anxieusement. Que se passe-t-il ? Une panne affecte-t-elle les trois groupes ? Par suite d’un échauffement, celui de bâbord était déjà hors de service avant le départ de Vadsö ; si les deux autres ne fonctionnent plus, l’accident est grave et ses conséquences peuvent être déplorables. Nous prêtons une oreille attentive. Non, tous les moteurs ne sont pas arrêtés ; celui de l’arrière continue à marcher. C’est donc celui de tribord qui est avarié. La culasse d’un cylindre a sauté, nous annonce-t-on, mais dans une heure, elle sera remplacée. En effet, ce laps de temps écoulé, nous remettons en marche. Cet arrêt amenant une réduction considérable de vitesse aurait pu déterminer une descente forcée ; heureusement, le Norge se maintint en l’air. Cette réparation fait le plus grand honneur à nos mécaniciens. Les pièces brûlantes du moteur avarié, ils les emportèrent, enveloppées de vieux chiffons, dans le couloir de quille pour les remettre en état, et cela en passant par le passage vertigineux décrit plus haut. Escalader cette échelle de meunier suspendue dans le vide, en tenant une masse pesante, d’un maniement difficile en raison de la chaleur qu’elle dégage, constitue un véritable tour de force. Ajoutez à cela qu’un froid intense augmentait les dangers de cette ascension. Pendant que les mécaniciens travaillent, nous nous attendons à être contraints d’atterrir sur la banquise. La perspective n’est pas réjouissante. Les vivres n’abondent pas précisément à bord ; heureusement, lors de notre séjour à Gatchina, les Russes, dans le désir de nous servir, nous ont donné deux fusils et des cartouches ; donc, si nous débarquons, nous essaierons de suppléer par la chasse aux lacunes de notre garde-manger. Nous n’en arrivâmes pas là. Bientôt le moteur est réparé et le Norge reprend sa marche.
Près de la côte, nous apercevons pour la première fois des glaces flottantes. Quelle solidité elles possèdent, nous en faisons l’expérience. Au large de l’île du Prince-Charles, tandis que nous prenions nos dispositions pour atterrir, nous jetâmes plusieurs sacs de lest. Ces sacs, remplis de sable, du poids de 20 kilogrammes, furent lancés d’une hauteur de 300 mètres. Or, lorsqu’ils tombaient sur un glaçon, la percussion laissait le bloc intact.
… Le cap Mitra, le promontoire à l’entrée nord de la baie du Roi apparaît. Le terme du voyage est donc proche. Arrondissant la pointe septentrionale de l’île du Prince-Charles, nous entrons dans le fjord. Voici Ny Aalesund, puis, derrière le village, le hangar. Au milieu des glaçons en dérive dans la baie, deux grosses baleines blanches (Delphinapterus leucas Pallas) s’ébattent. Quelques instants plus tard, nous sommes au-dessus du terrain d’atterrissage où les hommes de manœuvre ont pris position. Plus loin s’élève le mât d’amarrage ; nous n’en aurons pas besoin ; aujourd’hui, calme plat ; le ballon pourra donc se poser sur le sol et entrer ensuite dans le hangar sans crainte d’accident.
Le guide-rope est lancé et immédiatement saisi. Le Norge est alors halé à terre, et, à 7 heures, remisé dans le hangar. Depuis quarante-quatre heures nous sommes en route ; pendant cette longue étape, pas une minute de sommeil ; nous sommes éreintés. Notre aéronef est arrivé au seuil du monde arctique. La première partie du voyage, la plus longue de toutes, se trouve heureusement terminée ; il reste maintenant à accomplir la plus périlleuse.
A Ny Aalesund ma collaboration à l’expédition prend fin. J’avais abandonné tout espoir de participer au raid à travers le bassin polaire, lorsque dans la nuit du 9 au 10 mai, une heure avant l’appareillage, Riiser-Larsen entre en coup de vent dans ma chambre.
— Prépare-toi sans perdre un instant, me dit-il. Peut-être pourras-tu venir avec nous ? La décision n’est pas encore certaine, mais tu as une chance.
En quelques minutes, mon paquetage est terminé et je vais rejoindre les camarades réunis dans la salle à manger. Bientôt après, on annonce que le départ est remis en raison d’une brise légère qui vient de se lever brusquement.
Cette risée a soufflé sur ma dernière espérance.
A 7 heures, on rappelle aux postes d’appareillage ; à 9 h. 30, le Norge est prêt à prendre l’air.
Si le départ avait eu lieu la nuit dernière, j’aurais probablement embarqué. En effet, lorsque la température est basse, les gaz subissant une moindre dilatation, le ballon doit en contenir une plus grande quantité ; par suite sa force ascensionnelle augmente et il peut enlever un poids plus considérable. Maintenant, au contraire, que la température s’est élevée, les gaz se sont dilatés ; pour éviter une augmentation dangereuse de leur tension, on a dû « soupaper » ; d’où perte de force ascensionnelle et nécessité de réduire l’équipage au strict minimum. Donc je ne garde plus le moindre espoir.
Lorsque j’arrive au hangar, on sort le Norge. Pendant qu’il repose sur le sol, je cherche Nobile pour lui faire mes adieux, mais il s’esquive :
— Attendez, peut-être pourrez-vous venir ?
Je cours chercher mon sac déposé dans le hall ; lorsque je reviens en hâte, le ballon s’élève ; bientôt il a disparu…