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D'Europe en Amérique par le pôle nord : $b voyage du dirigeable "Norge"

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CHAPITRE III
Les préparatifs de l’expédition.

Constructions à élever, transports à effectuer. — Choix d’un emplacement pour l’aérodrome du Spitsberg. — L’automne dans l’Arctique. — Arrivée des ouvriers et du matériel pour la construction du hangar à la baie du Roi. — Voyage dans le Nord pour préparer l’érection du mât d’amarrage sur les bords de l’Océan Glacial.

Par Roald Amundsen, Lincoln Ellsworth et le lieutenant de vaisseau Joh. Höver, de la marine royale norvégienne.

Quels préparatifs considérables l’expédition a entraînés, il est nécessaire de le mettre en lumière pour que le lecteur puisse se rendre compte de la grandeur des difficultés de toute nature que nous avons dû vaincre avant de partir pour le Pôle.

En comparaison de notre dernière campagne, combien celle que nous allons entreprendre s’annonce plus compliquée. Les hydravions dont nous nous sommes servis en 1925 pouvant prendre leur envol sur la glace, nous n’eûmes pas, l’an passé, à préparer un terrain de départ sur les bords de la baie du Roi. Avec un dirigeable, il en allait autrement. Une fois arrivé à Ny Aalesund, l’aéronef y séjournera avant de partir pour le Pôle : l’équipage devra faire le plein de gaz et d’essence et mettre au point les moteurs après le long voyage de Rome au Spitsberg ; en second lieu, peut-être les circonstances atmosphériques contraindront-elles à attendre plusieurs jours avant de pouvoir partir.

Donc, aussitôt après avoir signé l’acte d’acquisition du ballon, des dispositions furent prises en vue de la création d’un port aéronautique à la baie du Roi. Afin de parer à tout événement, il fut décidé que ce port comporterait un hangar et un mât d’amarrage[4]. Dans une entreprise comme la nôtre, toutes les éventualités doivent être prévues sous peine de s’exposer à un échec. Qu’au moment de l’arrivée du dirigeable à la baie du Roi, une brise fraîche rende dangereuse l’entrée du hangar, que deviendra le ballon ? L’érection d’un mât à Ny Aalesund était donc indispensable. En outre, des aménagements devront être effectués sur la route que l’aérostat suivra entre Rome et le Spitsberg afin de lui préparer des lieux d’escale.

[4] Le mât consiste en un pylône auquel le ballon vient s’amarrer. Cette méthode de « mouillage » des dirigeables, a donné d’excellents résultats. Un aéronef a pu demeurer quarante-deux jours amarré à un mât, sans aucun inconvénient, même par des coups de vent. Ajoutons que dans ces conditions, le ravitaillement du ballon s’opère aisément.

L’itinéraire choisi prévoit des arrêts pour le ravitaillement : à Pulham (Angleterre), à Oslo, à Léningrad, enfin sur la côte nord de la Norvège. A Pulham, le grand port aéronautique d’Angleterre, nous trouverons toutes les ressources dont nous aurons besoin, et, à Gatchina, près de Léningrad, un hangar pourra abriter notre ballon. En revanche, il n’existe en Norvège aucune installation aéronautique. En conséquence, un mât sera dressé à Oslo et un second sur la côte septentrionale de notre pays, afin que le ballon puisse faire escale en ces deux points. Le départ de l’expédition devant avoir lieu au début du printemps 1926, toutes ces constructions seront, par conséquent, exécutées en plein hiver. Or, au Spitsberg, cette saison représente non seulement de grands froids et des tourmentes de neige, mais encore l’obscurité complète pendant une longue période. A la latitude de la baie du Roi, la nuit polaire commence le 29 octobre et dure ensuite quatre mois environ. Le hangar sera donc érigé pendant ces semaines noires, ce qui ne facilitera guère la besogne.

Ces aménagements nécessitant une quantité énorme de matériaux, et, l’établissement d’un port aéronautique au Spitsberg, des approvisionnements en gaz, essence, pièces de rechange, vivres, vêtements, etc., des transports par mer considérables ont été effectués, et cela à l’époque où la navigation dans l’Océan Glacial offre le plus de dangers. Un nombre donnera un aperçu de l’effort accompli dans cet ordre d’idées. C’est à pas moins de 2.000 tonnes que le poids du matériel apporté au Spitsberg pour le compte de l’expédition peut être évalué.


Le lieutenant de vaisseau Riiser-Larsen et le mécène de l’expédition Lincoln Ellsworth.

Au lieutenant Joh. Höver, de la marine royale norvégienne, fut confiée la mission de préparer les gares aéronautiques au Spitsberg et dans le Nord de la Norvège. Il la remplit avec un succès complet. Quels obstacles de toute nature il a vaincus pour mener à bien cette lourde tâche, il le raconte lui-même dans le rapport qu’il nous a remis :

« Le 4 octobre, je partis d’Aalesund[5], à destination du Spitsberg à bord du Sörland, le dernier vapeur de la saison allant prendre un chargement de charbon à la baie du Roi. Il emportait partie des matériaux destinés aux constructions que nous voulions élever à Ny Aalesund : du ciment et des barres d’acier. Les barres destinées aux fondations du mât d’amarrage mesurent, soit dit en passant, une longueur de 2 mètres et une circonférence de 0 m. 235.

[5] Port de la Norvège occidentale, situé entre Bergen et Trondhjem.

« L’automne n’est pas précisément une époque favorable pour un voyage au Spitsberg. Avant notre départ, pendant que le Sörland mettait à quai sa cargaison dans le port d’Aalesund, le vent souffla avec une telle force qu’à plusieurs reprises cette opération dut être interrompue. Durant la traversée, sans répit, les tempêtes succédèrent aux tempêtes, si bien que le voyage se prolongea pendant treize jours, alors que la durée normale du trajet est moitié moindre. Une première fois, par le travers du fjord de Trondhjem et une seconde fois près de l’île aux Ours, la mer fut si démontée que le navire se trouva en danger. Seulement aux approches du Spitsberg un heureux changement se manifesta et c’est par calme plat que nous longeâmes la côte ouest de l’archipel. Toujours je garderai le souvenir de la nuit magnifique qui précéda mon arrivée. Pas un souffle de vent ; un ciel tout piqué d’étoiles, illuminé dans sa partie sud par les fusées et les draperies mouvantes de l’aurore boréale ; une mer unie sur laquelle toutes ces lueurs célestes se reflètent comme dans un miroir. Je ne puis discerner où finit la nappe d’eau et où commence le ciel ; j’ai l’impression d’être perdu dans un espace lumineux.

« Le 17 octobre, à l’aube, le Sörland pénètre dans la baie du Roi. De nouveau une impression très vive, mais dans un autre genre que celle de la nuit dernière. De tous côtés, d’immense glaciers venant s’unir au fjord ; au-dessus un hérissement de pics cimés de neige, tandis qu’au centre du paysage les pyramides des monts Norra, Svea et Dana dorées par le soleil levant font un flamboiement au milieu de tout ce blanc. La baie est parsemée de gros glaçons, hauts de 6 à 8 mètres ; ils proviennent de la rupture du front des glaciers voisins rongé par la fusion au contact de la mer dont la température est relativement élevée eu égard à la latitude. Ordinairement ces ruptures, le velage pour employer l’expression consacrée du vocabulaire arctique, ne se produisent qu’en été. Cette année, par extraordinaire, le phénomène a continué en automne ; il a même persisté jusqu’à mon départ du Spitsberg.

« Pour ne pas heurter de glaçons, le navire fait des routes diverses, et, après avoir manœuvré quelque temps au milieu de ces récifs flottants, accoste sans encombre au quai de Ny Aalesund.

« A 10 heures du matin, je débarque. Aussitôt je vais rendre visite à M. Sherdal, ingénieur en chef de la mine ; immédiatement après je commence mon travail. Dans un silence impressionnant de désert, je parcours les bords de la baie ; successivement je visite les différents sites qui, d’après les indications de la carte, m’ont paru convenir pour le hangar. Le seul être vivant qui de temps à autre me tient compagnie pendant cette promenade solitaire est un chien du charbonnage, issu des attelages qu’Amundsen employa au Pôle Sud ; encore n’ose-t-il s’approcher de moi, tant il est craintif.

« A 3 h. 1/2, avant la tombée de la nuit, j’ai examiné deux fois les localités qui me paraissent propices. Ma reconnaissance ne me laisse pas une impression favorable ; en revenant vers Ny Aalesund, fatigué par cette longue marche sur un sol rugueux, je songe aux excellentes installations de Pulham, de Cuers, de Nordholtz, et autres aérodromes de l’étranger, et me demande anxieusement s’il sera possible d’établir ici un port pour notre dirigeable.

« Mes excellents hôtes, M. et Mme Sherdal ne partagent pas mon pessimisme ; dans leur opinion des emplacements convenables pour le hangar et le mât ne manquent pas aux environs. Résidant ici depuis six ans, M. Sherdal possède une expérience du climat de la baie du Roi qui m’est fort utile. Au début de son séjour, me raconte-t-il, dans la crainte que les maisons ne fussent renversées par les coups de vent ou que tout au moins leurs toits ne fussent enlevés, il les avait fait assujettir au sol par des haubans. Plusieurs hivernages l’ayant convaincu de l’inutilité de cette précaution, aujourd’hui habitations et magasins sont édifiés sans aucun renforcement particulier. Donc, dans l’opinion de M. Sherdal, l’érection d’un hangar ne saurait être ici plus compliquée que dans tout autre pays.

« A Ny Aalesund, les vents soufflent pour ainsi dire constamment des glaciers du fond de la baie vers l’embouchure du fjord, c’est-à-dire du sud-est, quelquefois seulement du nord-ouest. Les grosses tempêtes viennent, au contraire, du sud-ouest, et, du glacier Brögger et des monts environnants, tombent en trombes sur le village. Les autres directions du vent sont rares.

« Après une longue conversation avec mes hôtes, à la suite du souper, l’avenir m’apparaît moins sombre. Évidemment à tort, je me suis laissé influencer par le souvenir des aérodromes étrangers.

« Le lendemain, par un temps superbe, je vais de nouveau reconnaître le terrain avec M. Sherdal. Cette fois, j’arrive à un résultat. Après un examen attentif des lieux et une longue discussion avec mon compagnon, je choisis le site du hangar et aussitôt marque par des pyramides de pierres l’emplacement de ses angles sud et ouest.

« Le hall aura une longueur de 110 mètres, une largeur de 34 et une hauteur de 30 ; sa superficie sera d’environ 2.000 mètres carrés.

« Ma décision toutefois n’est pas encore définitive ; avant de commencer les travaux, je veux réfléchir, peser le pour et le contre et étudier encore une fois les bords de la baie.

« Le 19 octobre, tourmente de neige et 10° sous zéro. Accompagné d’un homme et chargé d’un théodolite et d’une chaîne d’arpenteur, je pars néanmoins dresser le plan du terrain que j’ai en vue ; en raison du mauvais temps, je me borne à remplacer les deux pyramides de pierres élevées hier par des jalons et à fixer la position des deux autres angles du hangar.

« Seulement deux jours plus tard, je puis poursuivre mon travail. Le ciel est resplendissant, mais froid ; 20° sous zéro ; grâce à l’absence de vent cette basse température est fort supportable.

« Après ces reconnaissances, ma résolution devient définitive ; le hangar sera élevé sur l’emplacement que, dès le premier jour, M. Sherdal et moi avons choisi ; il sera orienté Nord-Ouest-Sud-Est et s’élèvera à 300 mètres environ du rivage et à 450 au sud-est de l’habitation du directeur du charbonnage, à l’altitude de 25 mètres.

« Le 23 octobre, à midi, le vapeur Alekto amène à Ny Aalesund les ouvriers chargés de la construction de l’aérodrome et le restant des matériaux : 21 hommes sous les ordres du maître charpentier Arild, 600 mètres cubes de bois, 50 tonnes de fer, les outils, l’équipement et les vivres nécessaires à ces travailleurs pendant l’hiver. Tous témoignent d’entrain et de bonne humeur ; ce sont, d’ailleurs, gens sachant s’adapter aux milieux les plus différents ; plusieurs ont pris part à la construction du pavillon de la Norvège à l’exposition de Rio-de-Janeiro en 1922. Après avoir vécu sous les tropiques, les voici maintenant dans le domaine des glaces polaires ; de ce changement, ils n’ont cure.

« A peine débarqués, les nouveaux arrivants vont visiter le monument rappelant le départ des avions d’Amundsen, et le terrain sur lequel ils élèveront le hangar. Puis dans l’après-midi, ils prennent leurs quartiers dans des baraquements de la mine. Une fois installés, ils commencent le déchargement de l’Alekto ; partagés en deux équipes, ils travaillent pendant cinq jours, de 7 heures du matin à minuit, avec une telle ardeur que le 28 au soir, il est terminé. Des deux côtés de la voie ferrée qui le dessert, le quai se trouve maintenant couvert de planches et de caisses. Comment amener tout cela à pied d’œuvre ?

« Fort obligeamment la compagnie de Ny Aalesund a mis à ma disposition trois poneys ; avec un train d’équipages aussi faible le transport de ces énormes monceaux de matériaux exigerait des semaines. En conséquence, je décide de prolonger la voie de desserte du quai jusqu’au site du hall : c’est 400 mètres de rails à poser. Ce travail achevé, on recommence à manutentionner tous ces bois pour les charger sur les wagonnets et les conduire au chantier. Une rude besogne, en vérité ! Heureusement, le temps se maintint au beau, mais quel froid !

« Le 20 octobre, tandis que l’Alekto, sur lequel je dois m’embarquer pour rentrer en Norvège, prend son charbon et sa provision d’eau, je vais choisir le site du mât d’amarrage.

« Les charpentiers possèdent un excellent outillage et d’abondants matériaux ; d’autre part, en cas de besoin, ils trouveront au charbonnage l’assistance nécessaire ; j’ai donc bon espoir que les installations seront terminées à temps, pourvu que les circonstances météorologiques ne soient pas trop défavorables. Si les neiges sont abondantes, leur enlèvement occasionnera un surcroît de travail : or, pour que tout soit prêt en avril, la besogne ne manque pas. A cette date la charpente du hangar doit être complètement montée, les blocs d’amarrage des haubans mis en place et les fondations du mât terminées.

« Le 30, l’Alekto appareille ; jamais auparavant un navire de charge n’a quitté le Spitsberg à une date aussi tardive. Depuis quatre jours, le soleil a disparu pour de longues semaines ; en revanche la lune demeure au-dessus de l’horizon. Grâce à sa clarté, nous n’éprouvons aucune difficulté à sortir du fjord ; il est d’ailleurs libre de glaces comme en plein été.

« Un temps magnifique favorisa la traversée ; jamais de brume, et au large un air tiède, plusieurs degrés au-dessus de zéro ; en revanche sur le continent, nous retrouvâmes l’hiver.


« Le 21 janvier 1926, je reprends le chemin du Nord, afin d’aller déterminer l’emplacement du mât d’amarrage prévu sur la côte septentrionale de Norvège.

« Après avoir, pendant deux semaines, parcouru le littoral entre Harstad, petite ville sur les bords du canal séparant les îles Lofoten du continent et Kirkenes, établissement industriel voisin de la frontière finlandaise, mon choix s’arrêta sur l’île de Vadsö située au nord de la ville du même nom, sur les bords mêmes de l’Océan Glacial. Contre cette résolution, les météorologistes protestèrent ; les tempêtes étaient, déclaraient-ils, particulièrement fréquentes dans cette localité ; ce serait, à les entendre, exposer le ballon à de graves risques que de le faire relâcher dans cette ville, battue par les vents. Avant de prendre ma décision, j’avais soigneusement étudié le journal météorologique d’un habitant pendant ces cinq dernières années et celui tenu à bord d’un vapeur local. Ces documents m’avaient donné la certitude qu’en avril et en mai les circonstances atmosphériques étaient loin d’être aussi défavorables que les météorologistes le prétendaient. En second lieu, avantage méritant sérieuse considération, le sol de l’île de Vadsö présentait des conditions propices.

« En conséquence, je maintins mon choix ; l’expérience prouva qu’il était bon.

« Un ingénieur de la ville fut chargé de l’organisation de cette escale ; avec le plus grand succès, il remplit cette mission. Arrivé à Vadsö le 26 mars, un mois plus tard le mât se trouva prêt à recevoir le ballon.

« Celui des environs d’Oslo fut monté dans la plaine d’Ekeberg ; il diffère dans les détails du type dont le dessin avait été fourni par les Italiens, l’usine norvégienne Kværner qui avait assumé sa construction ayant dû employer les matériaux dont elle disposait. Ce mât fut très facilement mis en place, mais son cône ayant été expédié tardivement de Rome, il ne fut achevé qu’au dernier moment.

« A peine revenu à Oslo, de mon voyage à Vadsö, je fus envoyé en Italie pour apprendre, sous la direction des Italiens, les manœuvres d’entrée et de sortie du ballon et celles de son transport sur le sol jusqu’à son point de départ. A la suite de ce stage d’instruction je serai nommé commandant de l’aérodrome au Spitsberg.

« A mon retour de Rome, le mât d’Ekeberg était dressé. Pendant mon séjour à Oslo, le détachement de la garde, chargé de prêter assistance à l’expédition lors de son escale dans la capitale de la Norvège, fit un exercice d’amarrage. On ne put le renouveler en raison de mon prochain départ pour le Nord.

« A quelles allées et venues les préparatifs du voyage m’ont obligé ! De Norvège je me suis rendu une première fois au Spitsberg ; revenu de cet archipel polaire, je suis parti pour Vadsö, à l’extrémité septentrionale de la presqu’île scandinave ; ensuite à mon retour de ce second voyage, j’ai filé à Rome, puis suis retourné au Spitsberg. Bref, en six mois et demi, j’ai parcouru une distance plus grande que celle séparant le Pôle de l’Équateur. »

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