D'Europe en Amérique par le pôle nord : $b voyage du dirigeable "Norge"
CHAPITRE X
Du Spitsberg au Pôle Nord.
Le départ. — La grande banquise polaire. — Les installations à bord du Norge. — Attributions des membres de l’équipage. — Incident de moteur. — Premier banc de brume. — Ellsworth fête son anniversaire aux approches du Pôle. — Arrivée au Pôle Nord.
Par Hj. Riiser-Larsen, R. Amundsen et Lincoln Ellsworth.
Le 11 mai, à 8 h. 55[13] : « Lâchez tout » et, sans effort apparent, le Norge s’élève dans l’air limpide et clair d’une matinée ensoleillée. Il ne fait pas froid ; seulement 4° 5 sous zéro[14] et le vent est pour ainsi dire nul.
[13] Toutes les notations d’heure indiquées dans ce récit sont exprimées en temps moyen de Greenwich.
[14] Température indiquée par Amundsen et Ellsworth. Dans son rapport (chap. XIV, p. 229), le météorologiste de l’expédition donne −8° pour la valeur de la température, au moment du départ.
La baie du Roi resplendit de lumière ; un paysage tout blanc, avec ses immenses glaciers et ses cimes chargées de neige. En bas, de petits points noirs s’agitent sur le tapis immaculé étendu sur le sol ; ce sont nos amis qui nous envoient un dernier salut. Au moment du départ, leurs physionomies graves et leurs serrements de mains nous disaient, à la fois, leurs préoccupations et leurs vœux ardents pour le succès de notre entreprise. Évidemment, ceux que nous laissons derrière nous ne sont pas sans inquiétude sur notre compte. Nous, au contraire, nous n’éprouvons pas la moindre appréhension de l’avenir ; nous ressentons un sentiment de délivrance, une joie intense d’en avoir fini avec les préparatifs fastidieux et de nous lancer enfin à travers les airs dans le domaine si attrayant de l’inconnu.
Tout à coup, que voyons-nous ? Le Fokker de Byrd ! Cet excellent ami vient nous faire la conduite. Après nous avoir suivis quelque temps, il vire de bord pour retourner à Ny Aalesund. Nous sommes désormais seuls dans l’immense désert glacé du Pôle.
Une fois sortis du fjord, nous longeons, vers le nord, la côte ouest du Spitsberg. Une suite de panoramas montagneux d’une beauté impressionnante. Voici d’abord les Sept Glaciers, sept puissants fleuves de glace descendant en longues et larges ondulations d’une vaste coupole neigeuse occupant l’intérieur du pays ; puis c’est la pittoresque baie de la Madeleine, un hérissement de pics au milieu de nouveaux glaciers se terminant en mer par de magnifiques falaises d’un blanc d’opale ; l’impression d’une chaîne des Alpes, dont les vallées inférieures auraient été envahies par la mer, et dont seuls les sommets culminants émergeraient.
A 10 h. 8, le Norge arrive à hauteur de ce beau fjord ; nous y entrons un instant, faisant route sur un amer pour vérifier la déclinaison des compas.
Vingt-sept minutes plus tard, nous sommes par le travers de la pointe nord de l’île d’Amsterdam, l’extrémité nord-ouest du Spitsberg. Nous venons alors un peu à l’est, afin de suivre vers le nord le méridien de la station de T. S. F. de la baie du Roi et de pouvoir exécuter, en cours de route, des relèvements radiogoniométriques sur ce poste, droit par l’arrière.
Quelques instants après, survolé la limite méridionale de la grande banquise polaire. Elle se rencontre tout proche l’île d’Amsterdam, par conséquent notablement plus au sud que l’an dernier. Alors qu’en 1925, jusqu’au 82° de latitude, c’est-à-dire jusqu’à 240 kilomètres environ au nord de cette île, le pack[15] se présentait morcelé par des canaux d’eau libre, à travers lesquels un navire à vapeur ou à moteur aurait pu facilement se frayer un passage, aujourd’hui dès le 80° il est composé de larges blocs de glace polaire, serrés les uns contre les autres, formant une muraille flottante impénétrable. Désormais, pendant trois jours, jusqu’à notre arrivée dans l’Alaska de l’autre côté du Pôle, ce sera le même paysage ; d’horizon en horizon, toujours une immense plaine blanche partout pareille. Seulement, de loin en loin, une tache paraît à sa surface : une raie noire, plus ou moins longue, une fente créée par les agitations de la banquise et dont l’entrebâillement laisse apparaître un pan de la mer sous-jacente.
[15] Banquise.
Dans une de ces crevasses trois baleines blanches demeurent blotties à l’abri d’un large glaçon. Plus loin, des traces d’ours sont visibles. Nous apercevons même deux de ces animaux ; effrayés par le bruit des moteurs, ils fuient à toutes jambes, puis se jettent à la nage dans une flaque, en faisant jaillir des gerbes d’eau.
Un beau soleil éclaire un ciel d’un bleu admirable, une féerie de lumière laissant une sensation de surnaturel, d’extra-terrestre. La gigantesque ombre fusiforme du ballon que l’on voit courir à la surface étincelante de la banquise ajoute à cette impression ; on dirait une énorme baleine, quelque monstre apocalyptique bondissant sur une nappe d’argent ; une vision de monde légendaire. En effet, nous vivons une légende, un voyage à la Jules Verne.
Sans aucun effort, ni fatigue, nous pénétrons dans un des déserts les plus hostiles ; sans la moindre difficulté nous franchissons des obstacles qui tant d’années ont arrêté les plus vaillants explorateurs. Si le cadre de notre cabine était moins fruste, nous pourrions nous croire dans un grand express courant à travers une plaine de neige sans fin. Et, tandis que nous nous enfonçons dans cette solitude, grâce à la T. S. F., nous demeurons en relation avec le monde extérieur. Quelques heures après le départ, nous recevons un message d’un ami de Melbourne. Ni la distance, ni le désert n’arrêtent plus les relations. En vérité, nous vivons une époque féconde en prodiges.
Aux approches du 83° de latitude nord, les dernières cîmes du Spitsberg disparaissent en-dessous de l’horizon, en même temps que toute trace de vie animale sur la banquise. Maintenant, plus rien que l’infinie plaine glacée, un monde pâle, exsangue, une image d’astre éteint par le froid.
Pas confortable du tout notre installation à bord. Nous ne sommes pas moins de dix, entassés dans la nacelle du pilote. Représentez-vous un espace de 12 à 15 mètres carrés éclairé par quatre larges fenêtres en avant et par sept autres sur le côté. Aux murs, les portraits du Roi et de la Reine de Norvège, les mêmes qui ornaient le carré du Fram dans sa mémorable expédition au Pôle Sud, une Vierge accrochée par nos amis italiens et un trèfle à quatre feuilles, présent du major Scott, commandant du dirigeable anglais R-33.
On a prétendu que pendant ce vol, l’équipage était divisé en deux camps ennemis, prêts à en venir aux mains. Purs racontars ! Pour batailler, il est nécessaire d’avoir de l’espace à sa disposition ; or, nous en manquions totalement. Bien loin d’avoir revêtu un caractère agressif durant le voyage, les rapports entre les différents membres de l’expédition ont été, au contraire, empreints de la plus grande cordialité et de l’harmonie la plus complète. A bord du Norge, jamais je n’ai entendu un mot mal sonnant, ni n’ai surpris un regard hostile. D’ailleurs, si la discorde eût régné parmi nous, l’expédition n’aurait pu être menée à bonne fin. Les dix hommes réunis dans la nacelle du pilote étaient d’ailleurs trop occupés pour avoir le temps de se disputer. A l’extrême avant de cette cabine, assis sur son réservoir rempli de bouillon, Horgen est absorbé par la manœuvre du volant de direction ; pas une minute il ne peut le lâcher. Près de lui, Wisting tient la commande de profondeur. En arrière, Amundsen, huché sur un cylindre en aluminium, observe la banquise par une fenêtre, pendant que Nobile, toujours souriant, surveille attentivement les mouvements du ballon.
Entrée du « Norge » dans le hangar de la baie du Roi au Spitsberg.
Dans le second compartiment de la nacelle, la « chambre des cartes », règnent une paix non moins profonde et une activité non moins grande. A tout instant, Riiser-Larsen prend soit une hauteur solaire, soit une mesure de vitesse ou de dérive ; puis, son observation terminée, il se plonge dans des calculs et en note ensuite les résultats sur le livre de bord et sur la carte. Notre commandant en second n’a jamais une minute de repos ; il n’a même pas le temps de boire ni de manger, à plus forte raison de dormir. Ellsworth est son dévoué collaborateur pour la lecture des chronomètres.
Malmgren est également très affairé ; constamment il observe ses instruments, et, quand il ne lit pas les baromètres ou les thermomètres, il travaille à dresser la carte du temps, d’après les observations météorologiques que la T. S. F. lui transmet. Il est de la plus haute importance de connaître les mouvements de l’atmosphère et le temps probable que nous rencontrerons plus loin.
Près du météorologiste, Ramm rédige ses télégrammes de presse, tandis que dans un autre coin de la cabine Gottwaldt et Storm Johnsen, coiffés de leurs casques à écoutoirs, reçoivent et expédient des messages.
Pour compléter la liste des occupants de la nacelle du pilote, mentionnons Titina, le fox-terrier de Nobile, la mascotte de l’expédition, l’unique représentant du sexe faible à bord du Norge.
Seule la fuite rapide de la banquise nous donne l’impression que nous volons. Nous éprouvons un sentiment de complète sécurité. Peut-être cette impression résulte-t-elle de nos souvenirs de l’an dernier. Qu’une panne affecte un des moteurs du Norge, on l’arrêtera pour exécuter les réparations nécessaires et pendant ce temps le ballon continuera à flotter. Combien la situation est différente avec un avion ! Une avarie au moteur, c’est la descente forcée, et la descente forcée sur la banquise, c’est la catastrophe certaine. En 1926, le pack offre le même aspect qu’en 1925 ; partout et toujours des chaînes de monticules engendrées par les collisions des glaces sous la poussée des vents et des courants, partout et toujours un terrain disloqué, hérissé d’aspérités, fendillé par un réseau inextricable de crevasses. Ces fentes atteignent rarement les dimensions d’un étroit canal ; dans ce cas, elles sont généralement tortueuses ; presque toutes sont recouvertes de « jeune glace »[16].
[16] Glace nouvellement formée.
Sur l’énorme distance séparant le Spitsberg de la côte septentrionale de l’Alaska, nous n’avons aperçu ni un seul espace plan suffisamment étendu pour qu’un avion pût y descendre en sécurité, ni une flaque d’eau assez grande pour permettre à un hydravion d’amerrir. De la hauteur à laquelle nous naviguions, quelques champs de glace semblaient unis ; aussi plusieurs fois avons-nous entendu des camarades s’écrier : « Regardez quel magnifique terrain d’atterrissage. »
Leurs réflexions nous faisaient sourire, nous autres vétérans de l’an dernier, qui pendant vingt-quatre jours, avions lutté sur un de ces « magnifiques » terrains. Les novices en matière arctique se laissent facilement tromper par les apparences de la banquise. Malgré le brillant succès de Byrd, on ne saurait conseiller de se hasarder en avion au-dessus de ce désert, tant que les moteurs ne seront assez parfaits pour que toute possibilité de panne et par suite de descente forcée soit exclue.
… Au début, nous volons relativement bas, à environ 200 mètres d’altitude, avec deux moteurs seulement, ceux de bâbord et d’arrière. Marchant à 1.200 tours, ils devraient donner une vitesse propre de 80 kilomètres. La brise de nord-est fraîchissant, nous prenons constamment des observations de dérive. La vitesse vraie étant tombée à 72 kilomètres et la dérive s’élevant à 30° sur bâbord, après conférence avec le météorologiste, nous décidons de monter. Pendant cette ascension, des mesures de vitesse sont continuellement exécutées, pour chercher la couche d’air où le ballon pourra atteindre l’allure la plus rapide. Nous la rencontrons à l’altitude de 530 mètres. A cette hauteur, le ballon acquiert une vitesse vraie de 86 kilomètres, avec une dérive de seulement 14°. Dans cette région la brise souffle sur l’arrière du travers, par suite nous pousse dans la bonne direction. Dès que la dérive varie, la route est corrigée. Si la correction est seulement de quelques degrés, le pilote de direction, les yeux fixés sur le compas solaire, déplace l’image réfléchie du soleil d’un nombre correspondant de degrés par rapport à la croix marquant le centre de l’instrument. La correction est-elle plus importante, on change l’orientation de ce compas.
Aussi fréquemment que possible, Gottwaldt prend des relèvements radiogoniométriques sur la station de T. S. F. de Ny Aalesund. Un relèvement exécuté à 14 heures nous place un peu à l’est de l’estime. Nous modifions alors légèrement le cap.
Pour assurer la bonne marche du ballon, le navigateur communique ses instructions directement au pilote de direction. Constate-t-il une trop forte diminution de la vitesse vraie par l’effet de la brise, il confère avec le météorologiste, les chefs de l’expédition et le commandant du Norge. Si ce dernier estime que des questions de force ascensionnelle ne s’opposent pas à ce que l’on monte plus haut et si les chefs de l’expédition n’élèvent pas d’objection à ce sujet, Riiser-Larsen donne des ordres en conséquence au pilote de profondeur.
Les observations de vitesse et de dérive ainsi que les positions successives du ballon sont communiquées aux chefs de l’expédition et à Nobile. Riiser-Larsen, réunissant les fonctions de second du dirigeable et de navigateur, la situation devient plus simple lorsqu’il remplace le commandant. En raison du faible effectif de l’équipage, Nobile se trouve surchargé de besogne ; de son côté, absorbé par les observations et les calculs, Riiser-Larsen n’a le temps ni d’accomplir les devoirs qui incombent au second, ni de prendre le quart régulièrement ; aussi bien le commandant doit-il faire lui-même les rondes à l’intérieur de l’aéronef, et demeurer ensuite presque constamment dans la nacelle du pilote pour surveiller la marche du ballon. Il dut, par suite, rester debout pendant la plus grande partie du voyage.
A 16 heures, une observation de dérive montre que le Norge tient bien la route. En conséquence, le cap est mis droit sur le Pôle. A 17 heures, une observation solaire nous place de nouveau sur le méridien de Ny Aalesund.
18 h. 30. Nous rencontrons une zone de vent ; elle nous fait légèrement dériver dans l’est. Heureusement, cette brise soufflant sur l’arrière du travers, tend à accroître notre vitesse.
18 h. 40. Léger incident. Après avoir pendant quelque temps fonctionné irrégulièrement en raison du défaut d’arrivée de l’essence, le moteur de bâbord s’arrête. La canalisation est obstruée par de la glace ! Marchant alors uniquement avec le groupe arrière, la vitesse tombe à 55 kilomètres, jusqu’à ce que le moteur de tribord ait été préparé. Pendant cette attente, il est mis à 1.000 tours ; la vitesse remonte alors à 72 kilomètres. Quelle chance que nous soyons en dirigeable et non en avion ! Si semblable panne était survenue à bord d’un aéroplane, c’était la chute certaine et le sort de l’expédition aurait été réglé du coup. On débarrasse la tuyauterie de la glace et à 19 h. 55, le groupe de bâbord est remis en marche ; après quoi l’on arrête celui de tribord. Cinq quarts d’heure ont suffi pour effectuer la réparation.
Tout le voyage a été accompli avec deux moteurs seulement, celui d’arrière et l’un des groupes latéraux ; le troisième est tenu en réserve comme machine de secours. Avec ces deux moteurs à 1.200 tours, le Norge obtient la vitesse la plus économique, soit 80 kilomètres ; il acquiert alors son plus grand rayon d’action par rapport à son approvisionnement d’essence. Le maximum de révolutions que les groupes peuvent donner étant de 1.400, l’allure de 1.200 tours est donc très modérée.
87° de latitude. Jusqu’ici un magnifique soleil a brillé dans un ciel sans nuage. Grâce à cette circonstance, depuis le départ de la baie du Roi, nous avons employé le compas solaire.
19 heures. Entendu le signal horaire de la station norvégienne de T. S. F. de Stavanger. « J’éprouve l’illusion de me trouver dans ma chambre et d’entendre sonner la pendule, écrit Amundsen. Une impression de stupéfaction, de quelque chose d’extraordinaire. Pendant que nous pénétrons de plus en plus loin au cœur du grand désert du Pôle et que nous nous éloignons davantage du monde habité, les messages envoyés par les amis demeurés au pays parviennent jusqu’à nous pour nous guider à travers l’inconnu. »
La situation atmosphérique semble devoir changer. A 19 h. 30 des nuages montent de l’horizon ; en même temps la température s’abaisse : 10° sous zéro. Maintenant la brume nous enveloppe. Ce n’est heureusement qu’une fausse alerte ; bientôt elle disparaît et fait place à un ciel clair.
Vitesse vraie : 67 kilomètres ; pas de dérive.
22 h. 25. De nouveau, une muraille de brume s’élève devant nous. Nous voici dans les nuages ; ils forment, cette fois, un banc, large et épais. Aussitôt une couche de glace recouvre les parties métalliques de l’aéronef. Cela devient sérieux ; si ce dépôt augmente, il surchargera le ballon et fatiguera ses différents organes. En conséquence, nous montons à 650 mètres ; à cette altitude nous sommes encore dans la brume et soumis à tous les inconvénients qu’elle entraîne. Un nouveau coup du volant de profondeur, nous voici à 1.000 mètres ; à cette altitude nous dominons la mer de nuages et retrouvons un soleil éclatant. Nous pouvons continuer à faire usage du compas solaire.
Par 87° 30′ de latitude nord, un radio annonce que le Roi de Norvège décerne au capitaine Gottwaldt la croix pour le Mérite en récompense de ses travaux sur la radiotélégraphie. Sa Majesté a toujours témoigné d’un très grand sens de l’à-propos : une fois de plus nous admirons cette qualité éminente chez notre souverain. Neuf hourrahs saluent l’heureuse nouvelle.
A 21 h. 53, nous passons le 87° 43′, la latitude extrême atteinte au cours de notre raid de l’an dernier. Le point où nous avons amerri en 1925, se trouve à 50 milles dans l’ouest. La banquise est tout aussi disloquée que l’an dernier ; nous nous félicitons de la survoler bien tranquillement, au lieu de nous dépenser en efforts épuisants à sa surface.
12 mai, 0 heure au méridien de la baie du Roi. Le soleil de minuit brille dans toute sa gloire. Riiser-Larsen en profite pour prendre une hauteur méridienne. Elle indique que nous sommes par 88° 30′ de latitude. Cette observation nous permet de vérifier la vitesse de l’aéronef que la brume nous a empêchés de mesurer directement par rapport à la banquise. D’après les résultats de l’opération, des valeurs trop fortes ont été précédemment adoptées pour la marche du ballon ; selon toute vraisemblance, l’erreur provient d’une erreur instrumentale de l’altimètre.
Les relèvements radiogoniométriques nous placent toujours sur le méridien de la baie du Roi, comme le prouve également la position du soleil à minuit, exactement droit par l’avant.
De nouveau le moteur de bâbord donne des ennuis à son mécanicien. L’essence n’arrive pas régulièrement ; la conduite se trouve encore une fois obstruée par de la glace. En conséquence, ordre est donné d’arrêter ce moteur et de mettre en marche celui de tribord.
A minuit, Lincoln Ellsworth entre dans sa quarante-sixième année. A l’occasion de cet événement, pendant un instant les travaux du bord sont suspendus et tous nous allons féliciter notre sympathique camarade. Nobile ouvre une bouteille de punch aux œufs pour boire à la santé de celui dont les libéralités ont permis l’exécution de notre grand dessein. Fêter son anniversaire à quelques kilomètres du Pôle Nord, c’est un record remarquable ; Ellsworth est certain de le garder. Quelques instants plus tard, un radiogramme apporte à notre ami les compliments de la petite colonie norvégienne de Ny Aalesund. Jusqu’aux approches du Pôle, nous demeurons en relation avec le monde extérieur.
A minuit, le moteur de bâbord est remis en marche et celui de tribord arrêté.
De temps à autre, des déchirures s’ouvrent dans le banc de brume, laissant apparaître des pans de banquise. Riiser-Larsen en profite pour observer la vitesse et la dérive. Maintenant une légère brise souffle droit debout. Elle n’apporte aucune gêne à la tenue de la route le long du méridien de la baie du Roi, tant que nous pouvons gouverner d’après le compas solaire. Jusqu’ici les compas magnétiques ont donné de bonnes indications. Dans la région que nous venons de traverser, la déclinaison est faible, mais dans celle où nous entrons, sa valeur subit de rapides variations.
12 mai, 1 heure. — A notre grande satisfaction, la mer de nuages se dissipe rapidement. Cela aurait été une pénible déception, si nous n’avions pu voir le Pôle.
Après avoir soigneusement vérifié les observations de vitesse, Riiser-Larsen annonce que dans une demi-heure nous arriverons au « sommet de la terre ». Le commandant en second a calculé l’angle qu’il devrait lire sur le limbe du sextant, si à 1 heure il se trouvait au-dessus du Pôle. Cela fait, après avoir disposé son instrument à cet angle, il suit le mouvement apparent du soleil ; les deux images se rapprochent de plus en plus. A 1 h. 15, Riiser-Larsen s’agenouille pour observer par une des fenêtres ouvertes pour la circonstance ; encore quelques minutes, et, à 1 h. 25 exactement, les deux images du soleil arrivent en contact.
— Nous y sommes ! s’écrie-t-il.
Le ballon descend à une centaine de mètres au-dessus de la banquise. Pendant que cette manœuvre s’accomplit, nous gagnons le couloir de quille, afin de lancer sur la glace les pavillons des trois nations représentées à bord. Chaque drapeau est attaché à une hampe en aluminium terminée par une longue pointe. Dès que nous sommes réunis, un panneau est ouvert ; toutes les têtes se découvrent. Saisissant le pavillon norvégien, Amundsen le projette avec force dans le vide. Il arrive droit sur la banquise et y demeure fixé. Nos claires couleurs nationales claquent gaiement au vent du Pôle. Ellsworth lance ensuite le drapeau des États-Unis, puis Nobile celui d’Italie. Après cela, nous serrons chaleureusement les mains d’Amundsen, puis celles de Wisting. A ces deux hommes appartient la gloire d’avoir planté l’emblème de la Norvège sur les deux Pôles de la terre.
Ici la banquise présente un aspect différent de celui qu’elle offrait plus au sud ; elle se montre morcelée en petits glaçons agglomérés, serrés les uns contre les autres. Une de ces plaques, toutes semblables les unes aux autres, représente le gisement du sommet boréal de l’axe de rotation du globe terrestre. Sous l’impulsion des courants marins, lentement l’énorme croûte qui recouvre l’océan chemine vers le sud. Par suite, chaque jour, pour ainsi dire, un nouveau glaçon vient occuper l’emplacement du Pôle Nord et peut-être dans quelques années retrouvera-t-on sur la côte orientale du Grönland le « champ » sur lequel nos pavillons ont été fixés en signe de victoire.
De la baie du Roi au Pôle la distance à vol d’oiseau ne dépasse pas 1.200 kilomètres ; par suite de la dérive, nous en avons parcouru, depuis le départ, environ 1.700, en seize heures trente.