D'Europe en Amérique par le pôle nord : $b voyage du dirigeable "Norge"
CHAPITRE XII
L’atterrissage.
Nous savons enfin où nous sommes. — Toujours dans la brume. — Navigation mouvementée au-dessus de la côte de l’Alaska et du détroit de Bering. — Perdus dans les nuages. — Nouveaux dépôts de glace sur le ballon. — Situation critique. — Le ballon drossé par la tempête. — Arrivée à Teller.
Par Hj. Riiser-Larsen, R. Amundsen et L. Ellsworth.
Nous avons franchi la côte de l’Alaska, mais dans quelle partie ? A l’est ou à l’ouest de la pointe Barrow ? Nous l’ignorons. On sort des armoires les cartes de la région, et on les examine attentivement, mais sans réussir à reconnaître notre position. Impossible de discerner la ligne de côte. La terre, très basse, est recouverte de neige, la banquise l’est également, de telle sorte que nous ne pouvons distinguer où commence le rivage et où finit la mer. Les taches foncées que nous avons aperçues du large représentent des monticules de graviers ; par derrière s’étend une plaine neigeuse dont on ne voit pas la fin sous ce ciel embrumé. En conséquence, nous allons longer la côte jusqu’à ce que nous rencontrions un village qu’il soit possible d’identifier.
Bientôt, voici un groupe de maisons basses ! Amundsen reconnaît immédiatement dans ces cabanes Wainwright où, en compagnie d’Omdal, il a hiverné en 1922 et 1923, lors de sa première tentative de vol au-dessus de la banquise polaire. Tous les indigènes sont rassemblés sur un tertre. Depuis longtemps, ils ont été informés de l’arrivée éventuelle du ballon ; son apparition ne les surprend donc pas ; n’importe, cette énorme masse sortant des nuées, doit leur inspirer une certaine terreur. Jadis ils auraient tiré sur ce monstre aérien ; aujourd’hui, sachant leurs amis Amundsen et Omdal à bord, ils crient et gesticulent pour les inviter à descendre.
Wainwright disparaît rapidement ; ensuite voici Maudheim, la maison que nous avons construite et que nous avons habitée un an, en 1922-1923.
Sachant maintenant où nous sommes, nous pouvons réviser le tracé de notre route estimée. Comme nous le supposions, nous avons atteint la côte d’Amérique un peu à l’ouest de la Pointe Barrow. De ce cap, le ballon a été vu distinctement, ainsi que nous l’avons appris plus tard.
L’absence de renseignements météorologiques devient une source de très graves préoccupations. Dans le lointain, par l’avant, le ciel a fort mauvaise apparence ; peut-être le temps est-il meilleur dans l’intérieur des terres, vers Fairbanks ? Dans notre ignorance à cet égard, il ne saurait être question de nous aventurer de ce côté. L’Alaska renferme des chaînes de montagnes ; étant donné la faible visibilité actuelle, nous risquerions d’aller nous écraser contre leurs flancs. Donc continuons à suivre la côte.
Toujours le même paysage ; une terre basse, bordée de lagunes. « Notre position se trouvant connue, j’espérais pouvoir me reposer, écrit Riiser-Larsen. Par temps clair, la navigation dans ces parages serait, en effet, très simple. Hélas ! Le ciel s’obscurcit et elle va devenir très mouvementée, plus mouvementée même que pendant la traversée du bassin polaire. Donc ce n’est pas le moment de dormir. Si seulement nous avions encore du café ! Il y a longtemps que la dernière goutte a été bue ; nous ne possédons plus aucun réconfortant. Seuls, le sentiment de ma responsabilité et la difficulté de ma tâche me tiennent éveillé. »
Trajet du Norge de la côte nord de l’Alaska à Teller.
Le trait plein indique la route du dirigeable ; les traits interrompus marquent les directions des droites de hauteur obtenues à la suite des observations solaires faites le 10 mai à 16 et à 17 h. 45.
(Cliché de l’Illustration.)
Aux approches du cap Lisburne la situation se révèle angoissante. La brume s’étend si bas que pour garder la vue de la côte, nous sommes contraints de voler au ras de la banquise. Parfois, les nacelles frôlent pour ainsi dire le sommet des glaçons, tandis qu’à d’autres moments nous passons si près des monticules de graviers bordant les plages que nous risquons de les heurter. Nous éloigner de ces mamelons serait nous exposer à perdre ce fil d’Ariane ; or, seul, il nous permet de reconnaître notre route au milieu de cette grisaille. En même temps, le vent soufflant très frais de l’arrière, le ballon file à grande vitesse. Quelque admirables que soient le sang-froid et l’habileté des pilotes, le danger d’une collision devient très grand ; Riiser-Larsen, auquel Nobile a passé le quart, se refuse alors à continuer dans ces conditions et donne l’ordre de monter.
Nous élevant au-dessus de la brume, nous trouvons le soleil. A perte de vue, dans toutes les directions, une mer de nuages. Des massifs montagneux existent dans ces parages, mais aucun de leurs sommets n’émerge. Quelque temps après, par une déchirure dans la nuée, nous constatons que nous sommes toujours au-dessus de la terre.
Après avoir fait un somme, Nobile reprend le commandement ; Riiser-Larsen peut, dès lors, se consacrer entièrement à la navigation.
Impossible de déterminer notre position d’après les fragments de paysage que nous apercevons par instants. Ces visions sont trop rapides et embrassent un espace trop restreint. En tout cas, de la forme des nuages entassés contre les cimes, nous concluons qu’il règne une brise de nord-ouest très fraîche. Le cap est alors mis à l’ouest, pour arriver au-dessus du détroit de Bering. Sur ces entrefaites, la brume s’ouvre ; aussitôt nous descendons pour essayer de voler en-dessous, toujours dans l’espoir de nous orienter. Au début cela marche ; nous suivons une vallée étroite, entre deux rangées de montagnes, dont les sommets sont « coiffés ». Soufflant par le travers, le vent fait rouler l’aéronef. Nous distinguons des bouts d’une rivière que nous prenons pour un cours d’eau situé beaucoup plus au sud. Aussitôt après, nous nous heurtons à une masse épaisse de gros nuages noirs. Du coup, toute vue demeure « bouchée », et à droite et à gauche de notre route, s’élèvent des massifs de pics ! Pour éviter un abordage, il faut donc remonter immédiatement. Là-haut, toujours un magnifique soleil, mais la brume sous-jacente nous empêche d’apercevoir la terre. Quand nous volons en-dessous du plafond nébuleux, nous sommes exposés à aller nous écraser contre les montagnes, et quand nous le survolons, nous ne savons plus où nous nous trouvons. Dans ces conditions, nous allons continuer à faire route à l’ouest jusqu’à ce que nous soyons certains d’être parvenus au-dessus du détroit de Bering. Cela prendra quelque temps ; aussi bien le lieutenant Riiser-Larsen s’en va-t-il à son tour sommeiller quelques instants. Depuis deux jours, notre dévoué navigateur n’a dormi qu’une heure.
16 heures. Nous ne saurions continuer à marcher vers l’ouest. A perte de vue, toujours la mer de nuages. Descendre à travers cette ouate sans savoir où nous sommes serait pure folie. Peut-être nous trouvons-nous au-dessus de la mer ? Dans ce cas une descente prudente n’entraînera aucun risque. Mais peut-être aussi sommes-nous au-dessus de terre ? La manœuvre sera alors singulièrement périlleuse. Cette région est hérissée de chaînes de montagnes hautes d’un millier de mètres, toutes pour le moment enfouies dans la brume ; donc si nous descendons, en raison de la brise très fraîche qui souffle actuellement et l’absence de visibilité, une collision avec ces cimes est certaine.
Afin d’arriver à connaître notre position, nous prenons une hauteur solaire. A 16 heures nous en déduisons une droite qui coupe la presqu’île Seward. La route tracée sur la carte a été dessinée après coup ; au moment de l’observation, nous ignorions en quel point de cette ligne nous nous trouvions. Il se pourrait, par conséquent, que nous soyons au-dessus du continent. Toujours hantés par la crainte de nous heurter à des montagnes, nous mettons le cap droit au sud, de manière à naviguer au large des terres.
A 17 h. 45, nous observons pour obtenir une seconde droite de hauteur ; celle-ci est orientée nord-sud et passe au beau milieu du détroit de Bering, loin de toute côte. Nous pouvons donc descendre, sans risquer une collision avec quelque crête. Pour cela, nous gouvernons au nord, afin que, marchant contre le vent, le ballon ait peu de vitesse ; après quoi, il est incliné vers la mer, et, les soupapes, pour l’admission de l’air dans les ballonnets, largement ouvertes, puis, prudemment, nous nous enfonçons à travers les nuages. Nous éprouvons la sensation de pénétrer dans une masse de coton. Cette descente est très longue. Enfin la nuée se dissipe à nos pieds et nous découvrons une banquise. Par bonheur, la brume ne s’étend pas jusqu’au niveau de cette glace ; au-dessus, sur une faible hauteur, existe un espace clair. A condition de voler très bas et lentement nous pourrons voir devant nous. Le diable, c’est que la brise est assez fraîche.
Depuis trente-trois heures que le Norge navigue dans les nuages, aucun relèvement radiogoniométrique n’a pu être pris. Nous n’avions pas encore entrevu de banquise sur le détroit de Bering, et Riiser-Larsen se cassait la tête à calculer notre position sur la droite de hauteur qu’il avait déduite de son observation de 17 h. 45, lorsque le commandant Gottwaldt arrive tout joyeux ; il a entendu un poste de T. S. F. et en a pris le relèvement. Ce poste communiquait avec une autre station ; malheureusement notre radiotélégraphiste n’a pu percevoir son indicatif. Dans l’opinion de Gottwaldt, c’est probablement Nome, mais il est possible aussi que ce soit une autre station. Néanmoins, Riiser-Larsen adopte ce relèvement comme fait sur Nome ; par suite, nous inclinons la route au sud-est, vers le cap Prince de Galles.
Depuis notre descente à travers la mer de nuages, les dépôts de verglas ont recommencé à se former sur le ballon et de nouveau l’enveloppe est criblée de glaçons projetés par les hélices. Or, toute la provision de tissu pour la réparer est épuisée ! Nobile déclare alors que dans l’état actuel du Norge, il est de toute nécessité d’atterrir le plus tôt possible, n’importe où.
Maintenant, plus de banquise ! Nous volons au-dessus de la mer libre ; fouettée par la brise, elle se creuse de plus en plus, à mesure que nous nous éloignons des glaces.
« Le vent souffle en tempête ; par moments, sa vitesse atteint 18 mètres à la seconde. Le Norge fait preuve d’une remarquable solidité ; les efforts auxquels il est soumis dans cette atmosphère agitée sont considérables. La courbe du barographe montre que, sous la poussée des rafales, le dirigeable monte et descend de 100 mètres dans l’espace d’une minute. D’une des extrémités du couloir de quille, lorsque l’on regarde l’autre bout, on voit la charpente d’acier ployer sous la pression du vent. » (Malmgren.)
Une question singulièrement troublante se pose alors. Peut-être n’est-ce pas Nome que Gottwaldt a entendu, mais une autre station plus méridionale ? L’absence de banquise nous le donne à penser. Au cas où nous nous trouverions au sud de l’île Diomède et de la partie la plus resserrée du détroit de Bering, la route que nous faisons actuellement ne nous conduira pas de sitôt au-dessus de terre.
En présence de cette incertitude, Riiser-Larsen et Amundsen confèrent. Dans l’opinion du chef de l’expédition, à cette époque de l’année, l’existence d’eau libre au nord de l’île Diomède n’est guère vraisemblable. Ce n’est donc pas Nome que Gottwaldt, a entendu, et nous devons être arrivés dans le sud du détroit. Par suite, point d’autre parti à prendre que de lofer et de naviguer au nord quart nord-est. C’est dans cette direction, croyons-nous, que nous parviendrons le plus rapidement au-dessus d’une côte.
Le vent que nous avons maintenant droit debout ralentira nos progrès, mais cette route nous ramènera sur une banquise et c’est là un avantage considérable. De nouveau une pluie de glaçons mitraille l’enveloppe ; si nous sommes forcés d’atterrir coûte que coûte, ce qui peut arriver d’un instant à l’autre, l’aérostat se posera sur ce champ de glace ; nous échapperons alors à la noyade et notre sécurité se trouvera momentanément assurée.
La situation devient de plus en plus critique. Le temps passe ; jamais on ne découvre la côte. Par moments, les nuages descendent si bas, que toute vue se trouve fermée.
Tittina, la petite chienne de Nobile, semble avoir, elle aussi, conscience du danger. Elle va et vient dans la nacelle, la queue entre les jambes, tantôt hurlant, tantôt aboyant d’un ton plaintif. Le spectacle de sa détresse ajoute à l’impression de malaise général.
« … Les heures s’écoulent ; jamais aucune apparence de terre, écrit Riiser-Larsen. Alors la même chose se passe ici qu’aux approches de la pointe de Barrow ; j’aperçois d’abord des taches sombres et, dans ces taches sombres, je finis par distinguer un cap. Mais qu’est-ce que c’est que ce cap ? Nous trouvons-nous au sud de Nome, dans le Norton Sound ou au nord de cette ville, dans le Kotzebue Sound ? Mystère ! Le rivage est plat, couvert de neige. La visibilité ne dépasse pas quelques centaines de mètres sur chaque bord. Le ballon rase le sol, si bien que le poids de l’antenne frôle la terre et est arraché. Nous apercevons alors quelques Esquimaux autour d’une hutte. Nous gouvernons vers cette cabane, en réduisant la vitesse autant que possible, et en nous tenant très bas. Nous hélons les indigènes, mais ils ne nous comprennent pas. Le vent est beaucoup trop violent pour que nous nous risquions à recommencer cet essai de conversation. »
Toujours la même question se pose : Où sommes-nous ? Au nord ou au sud de Nome ? Il est de toute première importance d’être fixé au plus tôt, à cet égard. Pour cela, point d’autre ressource que de remonter encore une fois au-dessus de la brume et de prendre une hauteur méridienne. Le soleil doit être, croyons-nous, dans une position favorable pour l’observation de la latitude. Pourvu que pendant cette manœuvre nous ne dérivions pas trop ! Une fois le niveau des nuages dépassé, le soleil se trouve beaucoup trop haut pour que l’on puisse le viser de la nacelle. On fait alors des routes diverses, mais sans succès.
Afin de sortir d’embarras, armé de son sextant, Riiser-Larsen grimpe sur le sommet du ballon. Pendant son ascension Bergen prépare les calculs, et, lorsque le navigateur redescend, l’opération est terminée en quelques minutes. Enfin l’énigme oppressante est résolue. Nous nous trouvons sur la côte nord du Kotzebue Sound. Nous redescendons alors prudemment à travers la mer de nuages, épaisse de 1.000 mètres environ. Lorsque nous ne sommes plus qu’à une hauteur de 100 mètres, nous ne découvrons que des terres dans l’horizon borné que nous embrassons.
Donc pour arriver à Nome, il nous faut gouverner à l’ouest et aller rejoindre le détroit de Bering. Cela prendra quelque temps et durant ce trajet, la navigation sera singulièrement délicate. Pour avoir un peu de vue, nous devons de nouveau raser le sol.
14 mai, minuit. — La quatrième journée du voyage ! Elle s’annonce sous des auspices peu favorables avec la tempête qui continue à régner. Mais comme dit le proverbe : C’est avant le jour, que la nuit est le plus noire.
A 1 h. 30, Gottwaldt entend les signaux de Nome et peut prendre plusieurs relèvements sur cette station. Vingt-cinq minutes plus tard, nous apercevons une rivière se tortillant en nombreux méandres et coulant est-ouest, évidemment la Serpentine, car nulle autre rivière en Alaska ne possède un cours aussi sinueux. A l’aide de tous ces recoupements notre position se trouve maintenant exactement fixée.
En passant, signalons les remarquables variations auxquelles l’état des glaces est sujet au nord du détroit de Bering. Plusieurs années de suite, comme on sait, Amundsen, monté sur le navire le Maud, a essayé, dans cette région, d’avancer vers le nord pour se faire prendre dans la banquise et dériver ensuite avec elle en direction du Pôle. Chaque fois d’épaisses nappes de glace l’ont arrêté à une très basse latitude et empêché d’atteindre la zone du courant propulseur. Or, aujourd’hui la mer, que le chef de l’expédition trouva obstruée, est entièrement libre ; aussi, avant d’avoir reconnu notre position, nous nous croyions au sud du détroit de Bering.
Ceci dit, revenons à notre navigation aérienne. Si nous pouvons continuer à suivre la rive méridionale de Kotzebue Sound, à quelques mètres seulement au-dessus du sol, aucune difficulté ne paraît devoir se présenter. Dans ces conditions, le lieutenant Riiser-Larsen prend de nouveau le commandement du ballon, pendant que Nobile va faire un somme, afin d’être frais et dispos au moment de l’atterrissage.
Il est urgent de terminer le voyage le plus vite possible. Voilà plus de 65 heures que nous travaillons sans avoir jamais pu nous reposer. Nous sommes épuisés, fourbus. Un incident prouve que nous avons dépassé la limite des forces humaines.
Nous nous trouvions directement au-dessus de la ligne du rivage du Kotzebue Sound, orientée nord-est sud-ouest. Il soufflait alors une tempête de nord-ouest si violente qu’elle imprimait au ballon une dérive allant jusqu’à 70°. Aussi avions-nous mis l’avant droit au vent, et, bien que nous eussions une vitesse de 80 kilomètres avec les moteurs de bâbord et d’arrière, nous ne faisions aucun progrès dans cette direction et dérivions simplement le long de la côte. Lorsqu’un grain nous assaillait, souvent le ballon demeurait immobile au-dessus du sol et derrière nous, de hautes montagnes s’élevaient perdues dans les nuages !
La situation était devenue particulièrement dangereuse, lorsque de nouveau le moteur de bâbord éprouva des ratés. Après les différentes pannes qu’il a éprouvées depuis le départ, ce n’est pas une surprise. S’il s’arrête complètement, avec le seul groupe de l’arrière nous ne pourrons étaler et serons drossés contre les montagnes sous le vent. Pour éviter l’écrasement, notre seule ressource serait de remonter, et de dépasser le sommet des cimes voisines. Mais nous avons éprouvé tant de difficultés à déterminer notre position quand nous survolions la mer de nuages, que nous ne tenons pas à recommencer l’expérience.
Le couloir de quille du « Norge ».
Au-dessus les cylindres d’essence.
En conséquence, par le télégraphe, Riiser-Larsen donne l’ordre de mettre en marche le moteur de tribord. A notre grande surprise, son mécanicien, Cecioni, n’obéit pas. Dans ces conditions, pour que le ballon ne soit pas dépalé contre les montagnes, le groupe de l’arrière est poussé à 1.400 tours, sa vitesse maxima. Marcher pendant quelque temps à pareille allure le soumettra à une rude épreuve. Plus tard, Cecioni nous expliqua ce qui s’était passé. Lorsque le télégraphe lui avait commandé de lancer son moteur, il avait suivi le mouvement de l’aiguille sur le cadran indicateur des ordres, mais telle était sa fatigue cérébrale, qu’il n’avait pas exécuté la manœuvre prescrite. Il avait compris l’instruction reçue, mais le surmenage physique avait aboli chez lui toute volonté. Ils étaient pourtant solides et vigoureux, ces mécaniciens italiens ; avec cela d’admirables travailleurs, et des caractères gais et sympathiques dont nous gardons le meilleur souvenir, mais, comme nous tous, ils étaient à bout de force.
On parvient enfin à remettre en mouvement le moteur de bâbord et à 3 h. 30 nous arrondissons le cap Prince-de-Galles.
… Sur le détroit de Bering, pas une glace. La brise souffle très fraîche au-dessus de ces eaux libres. Quelle différence dans la tenue du ballon selon qu’il vole au-dessus de la banquise ou au-dessus de la mer ! Dans le premier cas, il gardait une remarquable stabilité, tandis que maintenant, il est le jouet du vent, tantôt s’élevant brusquement, tantôt tombant comme dans un trou, tantôt encore entraîné hors de sa route jusqu’au milieu du détroit.
… Entre temps, la côte a de nouveau disparu dans la brume. La brise « force » de plus en plus ; peut-être allons-nous dériver vers le large ? Aussi bien décidons-nous de nous diriger vers la terre et de préparer la descente.
La ville de Nome avait été choisie comme terminus de notre voyage. Or, à 7 heures du matin, nous apercevons près de la mer un village et une lagune encore recouverte d’une nappe de glace unie. Ce terrain paraît favorable à un atterrissage. Nous n’abandonnons pas pour cela le projet d’arriver à Nome et poussons plus loin le long de la côte : nous possédons encore une quantité d’essence suffisante pour sept heures de marche ; donc, à ce point de vue rien ne presse. Mais cette reconnaissance ne donne aucun résultat. Nous ne découvrons point dans cette direction de site où la descente puisse être effectuée. Avec cela, nous sommes littéralement morts de fatigue ; depuis quatre jours, pour ainsi dire, la plupart d’entre nous n’ont pas dormi ; quelques hommes éprouvent même des hallucinations, tant ils sont surmenés. Dans ces conditions, nous revenons vers la lagune avec le projet d’y atterrir. Le vent souffle toujours en tempête et la localité n’offre pas la moindre protection contre ses rafales. Riiser-Larsen propose alors de descendre aussi près de terre que possible, de mettre à la traîne un guide-rope chargé d’objets lourds, afin de ralentir la vitesse du ballon. En même temps, on ouvrira complètement les soupapes, et, lorsque l’aérostat sera sur le point de toucher la glace, l’équipage, rassemblé au préalable sur le rebord de la nacelle du pilote, sautera à terre[17].
[17] Aftenposten. Oslo, édition du matin du 15 décembre 1926. Compte rendu d’une Conférence par le lieutenant Riiser-Larsen, le 14 décembre, à la Maison des Missions.
On n’eut pas, heureusement, à en venir à cette extrémité. Dès que le ballon s’est rapproché de la lagune, nous lançons une haussière en fil d’acier, portant deux ancres à glace et un sac chargé de 400 kilos. A ce moment, brusquement le vent tombe, un véritable miracle ! En vérité une Providence protège les malheureux en détresse. Cette accalmie ne dure que quelques minutes, mais elle nous permet de descendre tranquillement jusqu’à 100 mètres au-dessus du sol. A ce moment, la brise reprend avec une nouvelle force et nous pousse vers les maisons du village. Aussitôt les soupapes à gaz sont largement ouvertes et nous arrivons à quelques mètres au-dessus de la lagune ; malheureusement, les ancres ne mordent pas sur la surface unie de la glace ; quelques hommes sautent alors à terre, saisissent le guide-rope, et, juste au moment où le Norge va heurter les maisons, parviennent à l’amener au sol avec le concours d’habitants accourus à la rescousse. On ouvre la porte de la nacelle et nous débarquons.
— Où sommes-nous ? demandons-nous aux indigènes.
— A Teller, répondent-ils.
Nous sommes descendus à 90 kilomètres à vol d’oiseau de Nome, le point où primitivement nous avions formé le projet d’atterrir. Il est, à ce moment, 8 heures et quelques minutes (temps moyen de Greenwich).
Ainsi la première traversée d’Europe en Amérique par la voie des airs, en passant par le Pôle Nord, a été accomplie en 71 heures.
Quelques instants après notre débarquement, une rafale couche le ballon sur le côté, sans lui causer heureusement de graves avaries.
Les indigènes, des Esquimaux pour la plupart, nous font une cordiale réception ; ils nous offrent un repas chaud, le premier que nous ayons pris depuis trois jours ; ensuite, nous allons dormir, non sans avoir pris la précaution de placer en lieu sûr nos documents et nos instruments. Nous tombons littéralement de sommeil.