← Retour

D'Europe en Amérique par le pôle nord : $b voyage du dirigeable "Norge"

16px
100%

CHAPITRE XI
Du Pôle Nord à la côte de l’Alaska.

Dangers de la situation. — Au-dessus du Pôle des Glaces. — Le dernier grand mystère de l’Arctique dévoilé. — La brume. — L’expédition mise en péril par le givre. — Situation dramatique. — La lutte contre le verglas. — Terre en vue. — Arrivée sur la côte de l’Alaska.

Par Hj. Riiser-Larsen, F. Malmgren, R. Amundsen et L. Ellsworth.

Maintenant en route pour la côte nord de l’Alaska. 2.100 kilomètres nous en séparent, 2.100 kilomètres, toujours au-dessus de la banquise. C’est de beaucoup l’étape la plus périlleuse du voyage. Jetez un coup d’œil sur la carte, vous voyez qu’entre la baie du Roi et le Pôle, nous ne nous sommes jamais trouvés à une très grande distance du Grönland. Sous le 85° de latitude, nous n’étions séparés de sa côte septentrionale que par 520 kilomètres, et, au Pôle même par environ 700. Dans cette partie du trajet, un accident eût-il immobilisé le Norge, une retraite vers cette terre aurait certes présenté de grands risques, mais pour peu que la fortune nous eût favorisés, elle aurait été couronnée de succès, d’autant que dans ce secteur les courants marins poussent la banquise vers le sud. Ajoutez à cela que le nord du Grönland offre des ressources en gibier et que sur la terre voisine de Grant, un dépôt de vivres a été établi à notre intention. Donc si nous étions arrivés sur ces côtes glacées, nous n’aurions pas été exposés à y mourir de faim. Combien notre situation est singulièrement plus préoccupante entre le Pôle et la côte nord de l’Alaska ! La route que nous allons suivre reste très éloignée de toute terre. De ce côté, sous le 85e parallèle, elle passe à une distance de l’île la plus proche — l’île du Prince-Patrick — double de celle qui nous séparait du Grönland, alors que nous nous trouvions à la même latitude dans le secteur du Spitsberg, et, par le 80e parallèle, nous serons encore à 500 kilomètres de la côte la plus rapprochée. De plus, dans cette partie du bassin polaire, on ignore la direction générale de la dérive des glaces ; on sait seulement qu’elles forment là l’embâcle le plus compact et le plus étendu que renferme l’Océan Arctique. Dans ces conditions, en cas d’accident au ballon, une retraite vers les terres les plus rapprochées sera singulièrement hasardeuse.

Du Pôle, le cap est mis sur la pointe Barrow, par conséquent dans le sud-est. Il se produit alors un fait amusant. Jusque-là nous avions eu l’ouest à gauche et l’est à droite, comme en tout point de l’hémisphère boréal, lorsque l’on regarde le nord. Aussitôt le gisement du sommet septentrional de l’axe de rotation terrestre dépassé, les points cardinaux paraissent inversés. Désormais l’est se trouve à gauche et l’ouest à droite. Rudyard Kipling n’avait pas prévu ce cas, lorsqu’il écrivait sa phrase célèbre : For West is West and East is East and never the twain shall meet (car l’ouest est l’ouest et l’est l’est, et jamais ces deux aires ne se rencontreront).

Nous continuons à employer le temps moyen de Greenwich, mais pour les observations, il est nécessaire de calculer l’heure du méridien de la pointe Barrow que nous allons suivre. Nous pourrons alors prendre des hauteurs pour la détermination de la latitude et de la longitude quand le soleil occupera une position favorable.


La seule grande ouverture de la grande banquise polaire observée par l’expédition.

Le temps de la pointe Barrow retarde d’environ dix heures sur celui de Greenwich et de onze heures sur celui de la baie du Roi. Par conséquent, après avoir franchi le Pôle, nous ne sommes plus le 12 mai, mais le 11 dans l’après-midi. Nous vivons ainsi deux soirées consécutives. Ellsworth verra donc revenir son anniversaire dans quelques heures ; après l’avoir fêté une première fois, il pourra le célébrer de nouveau.

Nous sommes fourbus et cependant nous devons continuer à travailler. C’est la seconde nuit que nous passons, pour ainsi dire, sans sommeil. « Pendant celle qui a précédé le départ, je n’ai dormi que trois heures, écrit le lieutenant Riiser-Larsen, et tous mes camarades sont dans le même cas. » Les couchettes du bord ne sont d’ailleurs guère tentantes ; mais peu importe, car le faible effectif de l’équipage ne permet pas d’organiser une relève des hommes de quart. Quand on dispose d’un instant de loisir, on s’appuie contre une cloison et on dort debout. Jugez par là de notre fatigue, et la moitié du voyage n’est pas encore accomplie !

Point de repas réguliers non plus. Après le Pôle nous avalons quelques boulettes de viande encore tièdes, conservées dans le grand thermos servant de siège au pilote de direction. Ce fut notre seul repas chaud pendant tout le voyage. Par la suite, on dut se contenter de thé et de café froids, de sandwichs recouverts d’une couche de givre et durs comme pierre ou de morceaux de viande hachée truffés de cristaux de glace. Pour les dégeler, avant de les mettre sous la dent, nous n’avions d’autre ressource que de les placer pendant quelque temps dans les poches de nos pantalons.

La température, fort heureusement, n’est pas très basse ; jamais, au cours du vol, elle n’est descendue au-dessous de 13° sous zéro, d’après Riiser-Larsen.

Toujours beau temps. Le soleil continue à luire, et, circonstance éminemment favorable, pas de vent.


12 mai, 2 h. 15. — Le ciel se couvre de temps à autre. Durant ces passages d’ombre, nous naviguons d’après le compas magnétique.

A 4 heures, le soleil brille de nouveau. Vingt minutes plus tard, une observation nous place un peu à l’ouest de notre estime. Le ballon subit une légère dérive, sans que sa vitesse en soit affectée. Nous naviguons entre 600 et 700 mètres d’altitude.

« A chaque instant, la déclinaison présente des écarts par rapport à sa valeur admise, écrit le lieutenant Riiser-Larsen ; par suite la route doit être fréquemment modifiée pour revenir sur le méridien de la pointe Barrow. Le tracé des isogones porté sur la carte ne m’inspirant qu’une médiocre confiance, de ce fait je suis astreint à un travail supplémentaire ; en outre je demeure préoccupé par la situation résultant de cette incertitude. A 6 heures, une comparaison avec le compas solaire indique une valeur de la déclinaison inférieure, semble-t-il, de 10° à celle donnée par la carte. »

Vers 7 heures, nous entrons dans la zone du Pôle des Glaces, dans cette vaste région du bassin arctique située au nord et au nord-ouest de l’archipel polaire américain, demeurée jusqu’ici complètement inconnue, dont l’exploration constitue l’objet principal de notre voyage. Dans l’horizon que nous embrassons, aucune terre en vue, rien qu’une formidable banquise ; dans cet entassement de glaçons pas le moindre étang, pas un canal, pas la plus petite flaque d’eau libre ; une mer morte figée par le froid.

Nous n’apercevons ni morse, ni phoque, les hôtes habituels des parties de l’océan polaire où l’homme n’a pas encore pénétré. Les oiseaux même sont absents ; sur cette carapace de glace flottante sans solution de continuité ils ne pourraient trouver aucune alimentation ! Les seules traces de vie organique que nous découvrons sont représentées par des pistes d’ours. Qu’est-ce que ces animaux peuvent trouver à se mettre sous la dent dans ce désert ? Bref une impression de solitude poignante.

A 7 heures, Riiser-Larsen prend une mesure de dérive, la dernière pour quelque temps. En effet, bientôt après, entre le 86° et le 85° de latitude, une brume épaisse nous enveloppe.

« Me voici donc libéré des observations pour un moment, rapporte le commandant en second. Oserai-je l’avouer, l’arrivée de cette mer de nuages ne me contriste nullement. Elle me permet de m’asseoir pour la première fois depuis le départ et de faire un somme d’une demi-heure. Je me réveille en entendant annoncer que la banquise est de nouveau visible. Je vais donc pouvoir continuer mes observations. Hélas ! ce n’est qu’une éclaircie fugitive. »

Elle est bien malencontreuse, cette brume. Elle survient juste au moment où nous entrons dans la région inconnue, que nous désirions tant embrasser du regard. Peut-être renferme-t-elle quelques îles basses, dont la vue nous aura été dérobée, mais très certainement elle ne contient aucune terre de grande étendue. A cet égard, les fréquentes déchirures, qui se produisent dans la nappe de nuages nous permettent d’être affirmatifs. Sur ce point, le lieutenant Riiser-Larsen se prononce en termes catégoriques. « Grâce aux éclaircies qui surviennent, tantôt au-dessous du ballon, tantôt à droite ou à gauche, nous pouvons constater que tout cet espace est occupé par un océan et rien que par un océan entièrement recouvert de glace », écrit-il.

A 10 h. 45, la rupture d’une pale de ventilateur oblige à arrêter le moteur de bâbord ; celui de tribord est mis en marche pendant la réparation.

Nous naviguons au-dessus des nuages. Dire que tout récemment les météorologistes prétendaient que dans la partie nord du bassin arctique la brume ne couvre pas au printemps de vastes espaces. Or, la mer de nuages sera notre trop fidèle compagne sur une distance de pas moins de 2.200 kilomètres !

Toute la journée, route à des hauteurs diverses, presque constamment dans les nuages. De temps à autre, une éclaircie, puis la grisaille se referme.

A 17 heures, grand émoi. Dans l’ouest, une apparence de terre est signalée. Déjà, à plusieurs reprises, nous avions cru apercevoir des îles montagneuses ; mais chaque fois, après un moment d’attention, nous avions reconnu être le jouet d’une illusion d’optique. La mer polaire est peuplée de décevants mirages. Cette fois cela semble plus sérieux. La côte signalée paraît garder des contours constants ; donc nous mettons le cap dans sa direction. Quelle anxiété nous étreint ! Une grande découverte géographique va-t-elle nous récompenser de nos peines ! Hélas ! encore une fois la terre en vue n’est qu’une terre fantôme, et à 17 h. 30, nous reprenons notre route.

Bientôt les nuages s’étendent au-dessus de nous ; nous gouvernons alors d’après le compas magnétique. Heureusement, nous ne sommes plus dans la région où la déclinaison change pour ainsi dire constamment. Pendant un temps relativement long, nous pouvons garder la même route au compas. Par l’avant, le ciel noircit. Le banc de brume sous-jacent monte de plus en plus haut ; voulant nous maintenir en-dessus de son niveau, nous nous élevons. En même temps, le plafond de nuages qui nous domine descend progressivement. Le lieutenant Riiser-Larsen, chargé alors du commandement du ballon, veut essayer de le survoler, quand il s’aperçoit que plus en avant ce plafond rejoint la nappe nébuleuse inférieure. Nous nous trouvons déjà à l’altitude de 1.100 mètres ; pour dépasser les nuages, il faudrait monter davantage, par suite ouvrir les soupapes. Les gaz éprouvant, comme on sait, une dilatation inversement proportionnelle à la pression atmosphérique. Pour cette raison, la manœuvre projetée est abandonnée. Nous ne voulons pas, en effet, lâcher de gaz à moins de nécessité absolue. Si des dépôts de glace viennent à se former sur le ballon, il importe qu’il conserve toute sa force ascensionnelle.

Aussi bien, au lieu de monter, comme on l’avait tout d’abord résolu, nous descendons en profitant d’une déchirure des nuées. Constamment des éclaircies nous laissent apercevoir des fragments de banquise. Sur ces entrefaites, Nobile revient prendre le quart. D’un commun accord, Riiser-Larsen et lui décident de descendre encore plus bas ; il se pourrait, en effet, que la brume ne s’étendît pas jusqu’au niveau de la glace. La descente est conduite lentement pour que le remplissage des ballonnets s’opère progressivement.

En-dessous des compartiments à gaz se trouvent les ballonnets remplis d’air amené par la buse de l’avant. A mesure que les gaz subissent une compression par suite de l’augmentation de la pression atmosphérique du fait de la descente, la diminution de volume qui en résulte est compensée par une augmentation du volume d’air dans les ballonnets. Le ballon se trouve donc sous une pression légèrement supérieure à celle de l’air ambiant. C’est pour cette raison que les souples et les semi-rigides conservent leur forme.

Alors que nous sommes par 85° 30′ de latitude environ, des dépôts de glace commencent à se former sur les parties métalliques extérieures de l’aérostat et une couche de givre sur les cordages ainsi que sur les parois des nacelles. C’est le plus grand danger qui puisse nous menacer. A cet égard, la catastrophe de l’expédition Andrée, il y a vingt-neuf ans, est instructive. Selon toute vraisemblance, la perte de cet audacieux aéronaute dans sa tentative de pénétration dans le bassin arctique en sphérique a été causée par ce phénomène de condensation. Le poids de la glace qui s’était formée sur l’enveloppe en traversant des brumes à l’état de surfusion aura déterminé la chute de l’aérostat. Pourvu que pareil accident ne nous arrive pas. Peut-être une fois descendus, échapperons-nous à ce danger ? Peut-être un intervalle clair existe-t-il entre la banquise et la mer de nuages ?

En effet, la brume ne s’étend pas jusqu’au niveau de l’océan. Par contre, à cette basse altitude, il neige abondamment ; d’où une augmentation des dépôts de glace. En présence de cette situation, après conférence avec le météorologiste on décide de remonter. Malmgren ouvre une fenêtre pour observer constamment la température de l’air et sa teneur en humidité.

« Nous nous élevons à 800 mètres dans l’espoir de dépasser la mer de nuages, rapporte notre météorologiste. Cette manœuvre ne donne aucun résultat. A cette altitude, si la brume est peut-être moins dense, les phénomènes de condensation deviennent encore plus énergiques. Nous redescendons alors à quelques centaines de mètres au-dessus de la banquise. A ce niveau, la formation du givre devient insignifiante, les couches d’air voisines de la nappe de glace qui recouvre l’océan possédant une température inférieure de 3 à 4° à celle des couches plus élevées. Plus l’air est froid, moins on a à redouter pareil dépôt de verglas sur l’aérostat. »

Quelques heures plus tard, par 83° de latitude, le phénomène reprend avec une nouvelle intensité.

« Le compas solaire, écrit Riiser-Larsen, est transformé en un bloc de glace de forme fantastique, par suite ne fonctionne plus. Toutes les pièces métalliques extérieures des nacelles motrices sont également recouvertes de glace, de même les haussières en fil d’acier qui pendent le long du ballon, tandis que celles en chanvre sont enveloppées de gros cristaux de givre. La toile recouvrant la cabine du pilote et l’avant du ballon, sont pareillement tapissées de givre. Par contre, l’enveloppe même de l’aérostat en toile caoutchoutée n’est fort heureusement le siège d’aucun dépôt. Ces condensations sont proportionnelles à la conductibilité des corps. Ainsi de la glace se dépose sur les objets en métal, du givre seulement sur la toile ordinaire et sur les cordages ; par contre ni glace ni givre ne se forme sur la toile caoutchoutée. Dans le cas où un nouveau voyage en dirigeable serait entrepris dans l’Arctique, les constructeurs de l’aérostat qui sera employé auront à tenir compte de notre expérience. Pour parer au très grave danger auquel les condensations nous ont exposé, les enveloppes des différentes parties du ballon devront être en tissu caoutchouté, et toutes les pièces métalliques extérieures entourées de cette étoffe ; de plus, il sera essentiel que les guide-ropes puissent être rentrés à bord. Enfin, nous recommanderons que les soupapes à gaz et celles des ballonnets possèdent des dimensions permettant à l’aérostat de s’élever très rapidement à une grande hauteur, afin de pouvoir dépasser le niveau des bancs de brume. L’emploi de toile caoutchoutée pour l’enveloppe des rigides entraînera une augmentation notable du poids mort. Dans les ballons de ce type, le gaz étant enfermé dans des compartiments spéciaux, il n’importe pas que l’enveloppe extérieure soit étanche aux gaz ; elle peut donc être fabriquée avec un tissu léger. Pour ces dirigeables, des recherches et des expériences permettront de trouver une étoffe et un vernis réfractaires à la formation du givre.


Depuis quarante-huit heures que nous volons, nous n’avons ni dormi, ni mangé régulièrement. Aussi sommes-nous à bout de forces, mais ce n’est pas le moment de faiblir. D’heure en heure, la situation devient de plus en plus critique ; raidissons-nous donc contre la lassitude et gardons toute notre énergie.

Dans les oscillations que subit le Norge, la glace recouvrant les guide-ropes et les nacelles se détache ; une partie de ses fragments tombant sur les hélices est projetée avec force contre l’enveloppe du ballon. Quelques-uns de ces projectiles, après avoir traversé la toile, viennent tomber jusque dans le couloir de quille : d’autres crèvent les ballonnets dans leur partie inférieure. Sous l’habile direction de Cecioni nos admirables mécaniciens travaillent constamment à rapiécer les déchirures. Lorsqu’un glaçon perce l’aérostat, on croirait entendre un coup de feu. Afin d’atténuer la force de projection de cette mitraille, longtemps nous ne marchons qu’à vitesse réduite. Fort heureusement, au-dessus des hélices, l’enveloppe des compartiments à gaz a été renforcée lors de la réfection du ballon. Jusqu’ici aucun glaçon n’a atteint cet organe essentiel, mais en sera-t-il toujours ainsi ? Si ces compartiments sont crevés, ce sera la catastrophe. Pour échapper à l’étreinte du givre, il faut essayer de dépasser le niveau supérieur de la mer de nuages. Le salut est à ce prix.

« Cette manœuvre réussit », raconte Malmgren, qui a décrit en termes aussi simples qu’impressionnants les périls de la situation. « Nous survolons la brume. A la hauteur à laquelle nous naviguons maintenant, les dépôts de glace diminuent notablement ; aussi nous considérons-nous comme sauvés. Jusqu’au 74° de latitude, le voyage se poursuit sans incident ; pendant cette partie du trajet des trous s’ouvrent fréquemment à travers les nuées et au-dessus de nous le ciel demeure parfaitement clair. Mais au delà de ce dernier parallèle, encore une fois, les nuages nous entourent. Impossible de les dépasser ; aussitôt le givre se forme de nouveau et cela en beaucoup plus grande abondance qu’auparavant. L’alerte est heureusement courte. Une demi-heure plus tard, nous réussissons à sortir de cette zone dangereuse ; par contre, nous rencontrons de la neige pendant quelque temps.

« Plus loin dans le sud, nous sommes à différentes reprises exposés de nouveau à ces dangereuses condensations. En observant constamment en quelle quantité le givre se dépose sur le ballon, et en recherchant ensuite, d’après cette indication, l’altitude à laquelle ce phénomène se montre le moins actif, nous évitons une catastrophe ; sans ces précautions elle eût été certaine. Combien le péril est grand, en voici la preuve. Lors de l’atterrissage, à Teller, le poids de la glace qui recouvrait diverses parties du dirigeable s’élevait à pas moins d’une tonne. Abondants principalement à l’avant, les produits de condensation auraient rompu l’équilibre longitudinal de l’aérostat, si, pour compenser cette surcharge, nous n’avions pendant le vol employé l’essence contenue dans les réservoirs placés dans cette partie du Norge. »

Les dépôts de givre sur le ballon faillirent déterminer une catastrophe, non seulement en menaçant l’expédition d’une chute fatale sur la banquise, mais encore en la privant des informations indispensables à sa sécurité. Dans la matinée du 12 mai, par suite de perturbations dues à l’électricité atmosphérique et d’une épaisse couche de glace sur l’antenne, le poste de T. S. F. du Norge cesse de fonctionner. Dès lors, nous ne pouvons plus recevoir d’annonces météorologiques et cela au moment où elles sont essentielles à notre sauvegarde. Impossible, par conséquent, d’établir la prévision du temps aux approches de la côte d’Amérique. Pourvu que cette absence d’émissions météorologiques ne nous réserve pas de cruelles surprises !

Nous essayons de nous maintenir sur le méridien de la pointe Barrow. Mais nos efforts sont-ils couronnés de succès ? Notre marche est très irrégulière. Les trous qui s’ouvrent à travers la mer de nuages sont trop étroits pour nous permettre d’effectuer des observations de vitesse et de dérive. Avec cela le soleil demeure invisible. Nous manquons d’éléments pour établir notre estime.

Utilisant des avertissements reçus antérieurement et ses propres observations à bord, Malmgren dresse une carte hypothétique du temps. D’après notre météorologiste, nous allons probablement rencontrer un vent d’est ; sa force augmentera et progressivement il virera au nord, à mesure que nous nous rapprocherons de la pointe Barrow. En conséquence, la route est inclinée vers l’est pour nous maintenir contre ce vent.

Entre temps, un glaçon détaché, lancé par une hélice, ouvre une très large brèche dans l’enveloppe. Pendant la réparation, la vitesse est réduite considérablement ; les moteurs ne donnent plus que le nombre de tours nécessaire pour permettre de gouverner. Nous arrivons alors à une très faible hauteur au-dessus de la banquise et constatons que plus en avant les nuages ne s’étendent pas jusqu’à son niveau. Durant le rapiècement de la déchirure, nous examinons la glace, mais non plus, cette fois, au point de vue scientifique. Nous observons ses conditions de viabilité, pourrions-nous dire. Si les dépôts de givre augmentent, la force ascensionnelle du Norge deviendra insuffisante pour enlever ce poids supplémentaire, et nous serons forcés d’atterrir. Il faudra alors gagner à pied la côte de l’Alaska. Pas réconfortante du tout la vue de la banquise ; elle est fort accidentée ; la retraite sera donc laborieuse.


13 mai, 1 heure. — Il y a quarante heures que nous avons quitté la baie du Roi !

… A notre grande satisfaction, en naviguant à l’altitude de 100 à 150 mètres, nous pouvons faire route en-dessous de la mer de nuages. Nous tenons toujours le même cap. Par l’avant le ciel s’éclaire ; de temps à autre, le soleil paraît même ; du coup, l’avenir semble moins préoccupant et le moral se relève.

A 3 h. 20, Riiser-Larsen profite d’une embellie pour prendre une hauteur solaire. Notre route est moins vers l’est que nous le supposions ; le moteur de bâbord marchant et celui de tribord étant stoppé, le dirigeable tend à dériver dans l’ouest. Nous obtenons alors une droite de hauteur, presque parallèle à notre Cap, qui coupe la côte de l’Alaska un peu à l’ouest de la pointe Barrow. Nous nous trouvons sur cette ligne, mais à quelle distance de terre ? Nous l’ignorons, faute de mesures de vitesse. La position de 4 heures, portée sur cette droite, est donc tout à fait approximative.

Nous n’allons pas perdre notre temps à chercher dans la brume la pointe Barrow. Notre provision d’essence est encore considérable ; nous pouvons donc continuer à tenir le même cap pour essayer d’atteindre Nome, sur les bords du détroit de Bering, en traversant l’Alaska.

… Toujours aucune terre en vue et toujours même incertitude au sujet de notre position. A 4 heures, nous étions certainement plus loin de terre que la position portée sur la carte ne l’indique. Une certaine nervosité se manifeste parmi l’équipage. Tous nous sommes anxieux d’apercevoir la côte. Dans le désir de calmer les impatiences, le lieutenant Riiser-Larsen calcule l’heure à laquelle elle devra être en vue, en admettant la plus grande vitesse depuis la dernière observation de latitude (76° 46′ le 12 mai, à 20 h. 20) et celle à laquelle elle deviendra visible, en admettant la plus faible vitesse depuis ce même moment. Dans le premier cas, c’est à 6 heures ; dans le second, à 8 heures. « Il est 6 h. 30 passées, note cet officier ; à ce moment, par bâbord avant, j’entrevois des taches foncées. Je n’en dis rien, de crainte de causer ensuite une déception, si je suis victime d’une illusion d’optique. Quelques minutes plus tard, les taches se transforment en étroites raies couronnées de blanc. A 6 h. 45 (temps de Greenwich) aucun doute n’est plus possible ; j’annonce alors : Terre par bâbord avant ! La nouvelle court d’une nacelle à l’autre avec la rapidité de l’éclair. Du coup, les visages deviennent souriants. Quel soulagement ! Mais nous ne sommes pas au bout de nos peines. »


La nacelle du pilote pendant le vol au-dessus de la grande banquise du bassin polaire.

Pour célébrer l’événement, Nobile offre un verre de son punch aux œufs à notre habile navigateur. Il l’a bien gagné !

La route est mise un peu plus à l’est, afin d’arriver le plus tôt possible au-dessus de terre. Cela prend un peu de temps, la brise soufflant frais de cette direction. Enfin, le 13 mai, à 7 h. 25, nous survolons la côte. Il y a juste quarante-six heures vingt minutes que nous avons quitté la baie du Roi. Pour la première fois, le bassin polaire arctique a été traversé dans toute son étendue.

Chargement de la publicité...