D'Europe en Amérique par le pôle nord : $b voyage du dirigeable "Norge"
CHAPITRE XIII
Le retour.
Le démontage du ballon. — Accueil boudeur de Nome. — Réception enthousiaste aux États-Unis. — A travers l’Atlantique. — Fêtes en l’honneur de l’expédition à Bergen et à Oslo. — Résultats de l’expédition.
Par R. Amundsen, Lincoln Ellsworth et F. Malmgren.
Dès le lendemain de notre arrivée à Teller, nous commençons à démonter le ballon. Ses différentes parties sont ensuite soigneusement emballées ; dès que la navigation sera ouverte, tout le matériel sera expédié au sud.
Ces travaux terminés, nous gagnons Nome sur une embarcation à moteur que nous trouvons ici. Avant l’hiver, elle a été tirée au sec et remisée sous un hangar ; pour l’amener au rivage ce n’est pas un mince labeur. Nous la chargeons sur un traîneau tiré par des chiens, et seulement après de laborieux efforts, parvenons à la mettre à l’eau. Cela fait, quelques heures plus tard, nous arrivons à Nome.
Lorsqu’en 1906, après avoir accompli le Passage du Nord-Ouest, Amundsen avait abordé dans cette ville, ses habitants lui avaient ménagé une réception enthousiaste. Cette fois, l’accueil que nous recevons est plus que frais. Ainsi que nous l’avons déjà exposé, notre projet était de terminer notre voyage à Nome. Aussi bien les indigènes avaient-ils fait de grands préparatifs à notre intention. Une circonstance fortuite nous ayant empêché de mettre à exécution notre programme, ils nous manifestèrent leur déception en affectant de nous ignorer. Peu importe à ces gens que ce fût pour nous une question de vie ou de mort d’atterrir le plus tôt possible ; ils avaient été frustrés de la publicité que notre descente dans leur ville aurait valu à son nom et tous firent le vide autour de nous, sauf cinq ou six amis de vieille date.
Quatre semaines nous demeurons à Nome, attendant le paquebot qui nous emmènera au Sud. Pour passer le temps tantôt nous nous amusons à fouiller d’anciens placers abandonnés dans l’espoir d’y trouver la fortune, tantôt nous entreprenons des excursions aux environs dans le plus singulier équipage que l’on puisse imaginer. Sur une voie ferrée construite pour la desserte des mines d’or, nous plaçons un truc que nous garnissons de bancs, et nous faisons ensuite remorquer par un attelage de chiens, le moyen de locomotion le plus perfectionné conjugué avec le plus primitif.
Le 12 juin, le vapeur paraît enfin et quatre jours après nous quittons l’inhospitalière Nome. Deux semaines plus tard, nous pénétrions dans le Puget Sound, le grandiose canal aboutissant à Seattle, le grand port des États-Unis sur le Pacifique voisin de la frontière canadienne. A Port-Townsend, situé à l’entrée de ce pittoresque bras de mer, des délégations de la Chambre de commerce et des autres corps constitués de Seattle viennent nous souhaiter la bienvenue et nous annoncer que de grandes fêtes sont préparées en notre honneur.
En même temps, voici un avion, puis un deuxième et un troisième, bref, toute une escadrille. Arrivés à hauteur de notre vapeur, ils virent et nous font escorte en décrivant des cercles au-dessus de nos têtes. La chaleur remplace ici l’atmosphère glaciale de Nome.
Lorsque le paquebot accoste, une foule énorme se presse sur les quais et témoigne de ses sentiments à notre égard par de chaleureuses acclamations. Au milieu des autorités à la mise soignée, notre tenue produit un singulier contraste. Vêtus de complets confectionnés en Alaska, nous avons l’air de mineurs. Avant le départ, ne nous a-t-on pas recommandé maintes et maintes fois de n’emporter aucun vêtement de rechange, pas le moindre bagage, afin de ne pas alourdir le ballon. Nous autres, nous avons obéi scrupuleusement. Or, quelle n’est pas notre stupéfaction, quelques instants avant le débarquement, de voir apparaître sur le pont, le colonel Nobile et deux de ses collaborateurs italiens en de resplendissants uniformes, « A cette vue, la colère me monta, écrit Amundsen, mais je sus me contenir. A quoi bon donner libre cours à mon juste ressentiment. Le vol a été accompli avec succès ; le reste importe peu. »
Seattle nous réserve une réception enthousiaste. La maire, une femme que les suffrages de ses concitoyens ont élevée à cette dignité, nous adresse un chaleureux discours ; puis des représentants du gouverneur, de l’armée et de la marine prennent successivement la parole.
Le lendemain, un grand banquet nous est offert par la municipalité ; le soir même, nous partons. Nous voulons arriver à New-York le 3 juillet, pour embarquer sur le transatlantique norvégien, le Bergensfjord, à destination de la terre natale.
Le voyage à travers les États-Unis nous sembla un rêve vécu. Le transcontinental Northern Pacific mit à notre disposition un wagon spécial avec salon, salle à manger, couchettes, salle de bains. Quel luxe pour des échappés de la banquise ! Brusquement, d’une existence de vagabond nous passons à une vie princière. A toutes les grandes stations des foules nous réclament ; parfois l’enthousiasme oblige à prolonger l’arrêt du train pour nous permettre d’assister à quelque réception préparée en notre honneur. Enfin, le 3 juillet, à 9 heures, nous sommes à New-York, trois heures seulement avant le départ du paquebot. A la gare, notre excellent ami du Spitsberg, l’aviateur américain, le commandant Richard Byrd, retour, lui aussi, du Pôle, nous reçoit à la tête d’un cortège qui n’en finit pas et nous félicite de notre succès en termes émouvants. Montant ensuite dans les autos de la municipalité, nous filons à toute allure vers les docks, au milieu des hourrahs d’une foule innombrable. Sur le quai, superbement décoré, nouvelle réception ; après quoi nous montons à bord. En mettant le pied sur le pont du Bergensfjord, une profonde émotion nous saisit à la pensée que nous retrouvons la patrie bien-aimée. Tout l’équipage, du capitaine au plus jeune mousse, et tous les passagers nous accueillent avec une cordialité dont nous gardons un souvenir reconnaissant. La traversée n’est pour ainsi dire qu’une fête. Combien au milieu de ces amis, elle nous paraît courte. Neuf jours après le départ de New-York, le 12 juillet, la côte de Norvège est en vue. Il y a juste deux mois, nous survolions le Pôle !
Dès que le paquebot entre dans l’archipel côtier en avant de Bergen, nous avons le pressentiment de la réception que nous réserve notre grand port sur la mer du Nord. Pas une pauvre petite maison perdue dans le dédale des îles rocheuses qui ne soit pavoisée, pas un bateau pêcheur qui ne nous salue joyeusement. A un détour du fjord la ville apparaît dans son décor de montagnes vertes, piquées de mille petits points rouges formés par les drapeaux claquant au vent.
L’antique citadelle de Bergenhus tire une salve à notre entrée dans le port. Dès que nous débarquons, des bras vigoureux nous saisissent et nous portent en triomphe jusqu’aux voitures qui nous attendent ; ensuite c’est dans un concert d’acclamations et sous une pluie de fleurs que nous arrivons à l’Hôtel de Ville où les corps constitués nous expriment leurs félicitations. Pendant deux jours, les fêtes succèdent aux fêtes, toutes empreintes d’une chaleureuse affection.
Constamment préoccupée de nous être agréable, la Compagnie Transatlantique Norvégienne nous invite à prendre passage sur son beau paquebot le Stavangerfjord pour nous rendre à Oslo. Au cours de ce voyage le long de la côte, partout les mêmes transports se manifestent, à Haugesund, à Stavanger, à Kristiansand, à Horten ; pour terminer ce retour féerique, Oslo nous ménage un accueil comme seule notre capitale sait en faire à ceux qu’elle veut honorer.
Maintenant notre grand dessein est accompli, sans que son exécution nous ait coûté même une égratignure. Aussi de tout cœur rendons-nous grâce à Celui qui, en plusieurs circonstances de cet aventureux voyage, a étendu sur nous sa toute-puissante protection. Il a guidé nos pas, écarté de nous les dangers, et nous a amenés au but. Gloire à sa bonté divine !
Quelle utilité a eu notre raid à travers la calotte polaire boréale ? La note suivante, rédigée par le savant météorologiste de l’expédition, M. Finn Malmgren, répond à cette question :
« Quoique l’étude des observations recueillies pendant le voyage ne soit pas encore terminée, il est cependant possible, dès aujourd’hui, d’indiquer les principaux résultats scientifiques acquis au cours du vol que nous venons de raconter.
« Le plus important réside dans la constatation qu’aucune terre ne se rencontre entre le Pôle Nord et la pointe Barrow. Ainsi se trouve résolu un problème géographique longtemps débattu. »
Des années durant, des théoriciens ont soutenu une opinion contraire. De tous les partisans de cette thèse, l’Américain Harris est celui qui l’a appuyé sur des observations présentant le plus de valeur scientifique. Ayant cru être arrivé à démontrer que l’onde de la marée sur les côtes de la Sibérie orientale et de l’Alaska septentrional se propage de l’ouest vers l’est, ce savant a conclu de ce fait à l’existence d’une terre étendue au nord de ces rivages. S’appuyant sur des observations, beaucoup plus complètes, recueillies pendant l’expédition du Maud de 1922 à 1925, dans l’Océan Glacial de Sibérie, le docteur H.-U. Sverdrup, a, au contraire, prouvé que sur les côtes en question, l’onde de la marée vient du Nord, après avoir traversé, depuis l’Europe, le bassin polaire profond de 3 à 4.000 mètres. En conséquence, notre compatriote niait l’existence d’une grande terre, dans le nord de l’Alaska. Le voyage du Norge a confirmé l’exactitude de ses déductions.
En second lieu, à la météorologie scientifique, notre expédition apporte une contribution intéressante. Elle a mis à l’ordre du jour la question de la brume polaire. Comment se fait-il que sur la surface uniforme de l’océan polaire, à des distances très rapprochées, on rencontre des zones de brume et de ciel clair, et cela sans que dans les régions considérées la température de l’air présente de différence ? Les couches inférieures de l’atmosphère gardent-elles dans le bassin arctique des traces des propriétés qu’elles possédaient sous des latitudes méridionales, ou bien, ce qui me paraît difficile à admettre, le phénomène est-il déterminé par des différences dans le refroidissement de l’air au contact de la banquise sous-jacente ?
Les observations exécutées à bord concernant la quantité d’ions positifs et négatifs contenus dans l’atmosphère sont particulièrement importantes, d’autant que dans l’océan polaire la surface inférieure ne fournit pas d’ions, circonstance qui ne se retrouve dans aucune autre région étendue du globe. Ces observations ont été effectuées à l’aide d’un instrument mis à notre disposition par le docteur Behounek, de Prague ; elles seront étudiées avec la collaboration de ce savant.
Au point de vue de la météorologie pratique, notre expédition a obtenu également des résultats. Elle a démontré la possibilité pour un dirigeable de survoler le bassin polaire, même lorsque les circonstances atmosphériques sont défavorables, comme cela a été le cas pendant la dernière partie du voyage.
Les très grandes difficultés que le givre, puis la tempête dans le Kotzebue Sound nous ont causées m’ont conduit à cette conclusion, que le trafic aérien au-dessus de l’océan polaire — car un jour viendra où ce bassin deviendra une route de l’air fréquentée — devra être assuré par des avions, disons à huit, en tout cas, à quatre moteurs. De tels appareils répondraient à tous les desiderata pour un vol transpolaire. D’abord, leur prix d’achat serait moins élevé que celui d’un dirigeable, leur exploitation également moins coûteuse du fait qu’ils n’exigeraient pas une main-d’œuvre nombreuse pour les manœuvres du départ et de l’atterrissage. De plus, les avions sont plus rapides et résistent mieux à la tempête que les aéronefs. Enfin, en raison de leur surface réduite, ils ne courent pas grand risque de tomber sous le poids du givre et de la glace qui se formeraient sur leurs ailes.
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