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D'Europe en Amérique par le pôle nord : $b voyage du dirigeable "Norge"

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CHAPITRE VIII
L’appareillage au Spitsberg.

Mise au point du ballon. — Équipement de l’expédition. — Le vestiaire de l’équipage. — Départ de l’aviateur américain Byrd pour le Pôle. — Son retour triomphant. — Les derniers préparatifs.

Par Roald Amundsen et Lincoln Ellsworth.

Voici donc notre ballon arrivé au seuil de l’Arctique, après avoir accompli magnifiquement, depuis Rome, un parcours de 7.600 kilomètres, soit à peu près la distance entre l’Équateur et les terres du continent européen les plus avancées vers le Nord.

Dès que le Norge est entré dans son hangar, nous demandons à Nobile quand il sera prêt à appareiller.

— Dans trois jours, répondit-il. Toutefois, si vous désirez partir avant Byrd, ce délai peut être réduit, en poussant activement les travaux.

Le programme de l’aviateur américain diffère complètement du nôtre. Byrd se propose uniquement d’atteindre le Pôle Nord et de revenir aussitôt après à sa base de départ, tandis que nous, nous voulons tenter la traversée de la calotte arctique dans toute son étendue. L’arrivée au Pôle ne constitue qu’un simple épisode de notre voyage. Dans ces conditions, loin de nous la pensée de courir un match, dirigeable contre avion, avec notre ami américain. Poursuivons donc nos préparatifs tranquillement ; une hâte fébrile pourrait en compromettre la bonne exécution.

Épuisé par quarante-quatre heures de vol, l’équipage a un besoin urgent de repos. Seulement, lorsqu’il aura réparé ses forces, il se mettra à l’œuvre. Les besognes à effectuer sont fort variées. Avant de lancer le ballon dans l’inconnu, il est nécessaire de réparer plusieurs de ses organes essentiels avariés pendant le trajet de Léningrad au Spitsberg. Au témoignage du colonel Nobile, dans des circonstances ordinaires, ces travaux exigeraient plus d’une semaine ; en trois jours ils furent achevés, tant les mécaniciens déployèrent d’ardeur à la besogne.

Pendant que, sous la direction du major Vallini et du capitaine Precerutti, les Italiens préparent l’aérostat, les Norvégiens embarquent les approvisionnements. Qu’une panne, irréparable avec les moyens du bord se produise pendant la traversée du bassin arctique, et que le Norge soit réduit à l’état d’épave, nous nous trouverons isolés au milieu de l’immense banquise en dérive sur l’océan polaire. Pour atteindre la terre la plus proche, nous aurons alors à accomplir une longue et périlleuse retraite. De là, l’obligation d’emporter le matériel et les vivres nécessaires à notre subsistance pendant cette marche.

Les approvisionnements ont été calculés pour seize hommes pendant deux mois, à raison de 350 grammes par jour et par tête. Cela fait dans les 275 kilogrammes. La ration quotidienne se compose de pemmican[8], de chocolat, de biscuit et de poudre de lait séché. 350 grammes par jour, quand l’on doit peiner, c’est juste de quoi ne pas mourir de faim.

[8] « Qu’est-ce que le pemmican ? écrit Riiser-Larsen. Pour répondre à cette question, le plus simple est de donner ici la recette de cet aliment. Vous faites sécher de la viande à une température la moins élevée possible, afin qu’elle garde sa saveur, puis vous la pulvérisez et mélangez la poudre ainsi obtenue à des légumes secs également pulvérisés. Vous versez dans de la graisse liquide et faites couler dans des moules où le tout se solidifie en tablettes. Cinq kilos de viande produisent un kilo de poudre ; sous son petit volume le pemmican est donc un aliment très nutritif. »

(Expédition Amundsen-Ellsworth : En Avion vers le Pôle Nord, par Roald Amundsen. Traduit par Charles Rabot, p. 204.)

Instruits par l’expérience de l’an dernier, nous emportons une copieuse provision de tabac. Nous ne pourrons naturellement fumer à bord, mais nous ne savons où nous atterrirons.

L’équipement se compose de tentes et de sacs de couchage, afin de pouvoir camper sur la glace, de skis, de raquettes à neige et d’un traîneau destiné au transport du matériel et des vivres. Tout à la fois solide et léger, ce véhicule est un chef-d’œuvre d’ingéniosité, dû à notre ami Wisting. La banquise étant découpée de canaux, parfois même d’étangs, nous embarquons un bateau pliant pour franchir ces flaques d’eau. Si nous opérons une descente forcée très loin de tout secours, la chasse nous fournira peut-être des ressources alimentaires ; en vue de cette éventualité, notre équipement comprend des fusils et des munitions[9].

[9] Lincoln Ellsworth : Vaerdien av polaropdagelser, Mit livs store eventyr. (Aftenposten. Oslo, No du 18 décembre 1926, édition du matin.)

L’expérience acquise dans notre expédition de l’an dernier nous est très utile. Nous savons ce qu’il nous faut emporter et en quelle quantité.

Maintenant, quelques mots sur l’importante question du vêtement.

« Le vestiaire du pilote, écrivait l’an dernier le lieutenant Riiser-Larsen[10], doit être chaud et en même temps léger, afin de ne pas gêner ses mouvements. Avant le départ ou lorsqu’en cours de route on fait escale pour exécuter des observations, on marche, parfois on soulève des caisses, bref on accomplit des efforts musculaires. Si le pilote porte une lourde pelisse, tout en se donnant du mouvement, il entrera en transpiration, et, quand il reprendra l’air, il sentira le froid. Si, pour effectuer sa besogne à terre, il quitte cette pelisse, la basse température le saisira aussitôt et ce malaise augmentera quand il se remettra en route. Pour éviter ces inconvénients, notre habillement comportait plusieurs parties que nous pouvions mettre ou enlever, selon les travaux à effectuer et la température. »

[10] Expédition Amundsen-Ellsworth : En Avion vers le Pôle Nord, par Roald Amundsen. (Traduit Par Charles Rabot, p. 188.)

Les mêmes principes ont été appliqués, cette année, dans la confection de notre garde-robe.

« A moins d’accident, nous ne prévoyons pas d’escale sur la banquise », rapporte le lieutenant Riiser-Larsen, chargé également cette année de préparer l’équipement en sa qualité de second ; « en revanche, il est possible qu’à bord nous ayons à accomplir des travaux de force ou à escalader d’étroits passages dans l’intérieur du ballon. Il est, par suite, essentiel que nous ne soyons pas embarrassés par des vêtements incommodes.

« Notre garde-robe se compose de deux complets. Le premier, qui sera la tenue à terre ou sur la banquise, comprend un pantalon et une vareuse munie d’un capuchon ; quand nous volerons, par-dessus ce costume, nous en endosserons un second de coupe particulière. Le pantalon de ce deuxième complet, soutenu par des bretelles, monte jusqu’au thorax, tandis que son veston ne dépasse pas les hanches et se termine par une ceinture assurant sa fermeture complète ; ajoutons qu’il croise sur la poitrine à l’aide de deux rangs de boutons, l’un intérieur, l’autre extérieur. Si l’on doit effectuer des travaux pénibles, rien de plus facile que de se débarrasser du second veston. La tenue de vol, en tissu imperméable au vent et à la pluie, est doublée de peaux de mouton. Si nous ne réussissons pas à atteindre en ballon la côte de l’Alaska, nous aurons à fournir de longues marches dans une région où le thermomètre s’élève au-dessus de zéro, où par suite des averses sont à prévoir ; dans ce cas, nous transformerons le veston du costume de vol en un imperméable pour la pluie, en enlevant sa doublure en peau de mouton. »

Pour nous diriger au-dessus de la banquise, nous emportons les mêmes instruments que l’an dernier : un compas solaire, des compas magnétiques, des sextants, un dérivomètre. Afin que l’usage de ces instruments ne soit pas entravé par le froid, compas et niveaux ont été remplis d’alcool pur et toutes leurs parties mobiles enduites d’une huile spéciale ne se solidifiant qu’à 40° sous zéro.

Pour que l’eau des radiateurs ne gèle pas, elle a été additionnée de 40 pour 100 de glycérine. A ce propos, je signalerai un ingénieux dispositif dû à l’esprit fécond en ressources de Nobile. Le commandant se proposait de n’utiliser, au cours du voyage, que deux moteurs ; marchant à 1.200 tours, ils donneraient la vitesse la plus économique, soit 80 kilomètres à l’heure. Afin que le troisième groupe tenu en réserve demeurât chaud et prêt à être lancé, dès qu’on en aurait besoin, Nobile fit établir un tuyautage entre les radiateurs des groupes de tribord et de bâbord, de telle sorte que le moteur en marche échauffât celui qui était stoppé. Ce tuyautage, installé le long des échelles faisant communiquer le couloir de quille avec les nacelles motrices latérales, était soigneusement protégé contre le froid. Ce système donna toute satisfaction durant le voyage.

Pendant que nous poussons nos préparatifs, Byrd travaille non moins activement à mettre son avion en état de vol. Après plusieurs essais, il est définitivement paré le 9, au soir.

Le lendemain, à 1 h. 55, un formidable vrombissement au-dessus de notre habitation nous réveille. En un clin d’œil, nous sommes à bas du lit. Le Joséphine-Ford prend l’air, en route pour le Pôle Nord.

« Quelle déception la victoire de l’aviateur américain a dû vous causer ! » nous a-t-on répété maintes et maintes fois. Aucunement ; loin de désirer sa défaite, nous avons fait, au contraire, des vœux pour son succès. Quand nous prîmes congé de notre confrère avant son envol, c’est de tout cœur et sans aucune arrière-pensée que nous lui exprimâmes nos souhaits pour la complète réussite de son audacieuse entreprise.

Au moment du départ de Byrd, le temps est superbe ; un soleil éblouissant luit dans un ciel pur ; pas un souffle de vent. Lorsque nous rentrons dans notre habitation, après avoir vu filer l’avion américain vers le nord, nous apercevons notre photographe Berge se faufilant le long des maisons comme un voleur surpris la nuit dans l’accomplissement de quelque mauvais coup. Il tient son appareil tout monté ; à son sourire de satisfaction, nous comprenons qu’il s’est aventuré en terrain interdit et que sa fugue a été fructueuse. Un collaborateur de premier ordre, ce Berge ; travailleur comme pas un et aimant amoureusement son métier. Lorsqu’il découvre un paysage pittoresque ou une scène intéressante, il n’épargne ni son temps, ni sa peine afin d’obtenir une photographie artistique ; il risquerait sa vie pour prendre un cliché. L’an dernier, un jour qu’une tourmente de neige faisait rage et que le thermomètre marquait 20° sous zéro, quel ne fut pas notre étonnement de rencontrer Berge avec son appareil à la main. Par un pareil temps, que diable peut-il bien faire dehors ? « Je photographie le blizzard », nous répondit-il.

De pareilles gens vont loin et peuvent vaincre toutes les difficultés.

Dans la journée, pendant que nous vaquons à nos travaux, à chaque instant, nous nous arrêtons pour examiner le ciel ; tous nous avons la même préoccupation. Qu’advient-il de Byrd ?

L’aviateur américain n’a emmené qu’un seul compagnon, Bennett, un pilote de premier ordre, qu’il a chargé de la conduite de l’avion, tandis que lui remplira les fonctions d’observateur. Une pareille entreprise est singulièrement aléatoire, nous le savons mieux que personne à la suite de notre vol de l’été passé jusqu’au 88° de latitude. Aussi le sort des deux explorateurs nous préoccupe. S’ils ne reviennent pas, nous irons à leur recherche avec le Norge ; nous devrons alors abandonner notre projet de traversée du bassin. Une raison de plus, pour que nous désirions le succès de notre confrère.

A 17 heures, nous nous mettions à table pour dîner, quand un ouvrier italien entre en trombe dans la salle à manger : « On entend le bruit d’un moteur, nous crie-t-il. » Nous nous précipitons au dehors, aucun doute n’est possible. Un avion approche ; bientôt, en effet, le Fokker américain est en vue dans le nord, au-dessus des montagnes. Nous n’avons pas une minute à perdre si nous voulons arriver à temps sur le terrain d’atterrissage pour souhaiter à ces deux héros la chaleureuse bienvenue qu’ils méritent. D’ici à leur champ d’aviation, il y a loin et l’épaisse couche de neige qui recouvre encore le sol empêche de courir. Mais l’enthousiasme nous donne des ailes, et, avant l’avion, nous atteignons l’endroit où il va descendre. Le Fokker vole maintenant très bas afin de prendre terre. La présence de nombreux groupes accourus pour témoigner à Byrd et à Bennett leur admiration rend cette manœuvre délicate. Les aviateurs ont beau faire signe aux curieux de dégager la piste, ils ne bougent pas, et, avant de pouvoir se poser, l’appareil américain doit décrire un nouveau cercle.


Le déblayage de la voie ferrée à Ny-Aalesund. Spitsberg.

Après avoir aidé les audacieux aviateurs à sortir de la carlingue, nous nous jetons dans leurs bras, tandis que tous les assistants poussent de joyeux hurrahs. Pas un de nous ne leur demande s’ils ont atteint le Pôle. Étant donné la longueur de leur absence, leur victoire est certaine. Après seize heures de vol, nos amis n’ont qu’un désir : celui de dormir le plus tôt possible. Donc nous ne leur posons aucune question. Les soutenant sous les bras, nous les accompagnons au rivage où des embarcations les attendent.

Quand nous remontons de la plage, qui trouvons-nous ? Berge tournant avec ardeur en plein territoire interdit. Mais maintenant, dans la joie générale, toutes les consignes ont été levées. Notre photographe est triomphant ; il est, croit-il, le seul de toute la troupe d’opérateurs réunie ici, à avoir filmé le retour de Byrd. Je ne veux pas le contrarier en émettant un doute à ce sujet ; selon toute vraisemblance, ses concurrents ont pris tranquillement la scène du pont même de leur navire. Que le lecteur me pardonne ces détails sur les rivalités des photographes ; ils montrent l’âpre lutte à laquelle ils se livrent, afin d’être les premiers à satisfaire la curiosité du public. Le cinéma a introduit le combat pour la vie sur un nouveau terrain.

Rentrés dans nos quartiers, nous envoyons à bord du navire américain deux caisses de vin et d’eau-de-vie, deux caisses de « médecine », comme nous libellons notre envoi pour témoigner de notre respect des lois sur la prohibition. Même le plus fanatique des partisans du régime sec conviendra avec nous qu’un pareil triomphe ne pouvait être fêté un verre d’eau claire à la main.

Le 10 mai, le Norge est paré. Si le temps est favorable, le départ aura lieu demain de bon matin, pour profiter des heures les plus froides. Plus la température sera basse et plus la pression atmosphérique élevée, plus la force ascensionnelle sera considérable. Pour tout abaissement d’un degré de la température elle augmentera de 70 kilogrammes et de 28 pour tout accroissement de pression d’un millimètre[11].

[11] Lincoln Ellsworth. Vaerdien av polaropdagelser.

Avant le départ, rappelons les caractéristiques de l’aérostat qui va nous emporter à travers l’inconnu polaire. Le Norge est un semi-rigide, long de 106 mètres, haut de 25 et large de 19 m. 50 en son plus grand diamètre. Son volume de gaz est de 18.500 mètres cubes, et sa force ascensionnelle totale de 10 tonnes. L’aérostat est propulsé par trois moteurs de 250 CV. — Il peut emporter 7 tonnes d’essence ; son rayon d’action est de 5.200 kilomètres à une vitesse horaire de 80 kilomètres[12].

[12] Ces renseignements sont empruntés à l’article d’Ellsworth : Vaerdien av polaropdagelser.

Les membres de l’équipage ont été informés de réduire leurs bagages au strict nécessaire. Nous autres, vétérans de l’an dernier, nous partons uniquement avec les vêtements que nous avons sur le dos ; nous ne prenons même pas une paire de chaussettes de rechange. D’ailleurs, nous sommes très chaudement habillés. Tous nous portons, outre d’épais sous-vêtements, un costume doublé de peaux de mouton ; seuls Ellsworth et Nobile ont endossé des fourrures de renne et d’ours.

Outre les cinquante jours de vivres constituant la réserve générale de l’expédition, chaque homme est muni d’un petit panier rempli d’œufs durs et de sandwichs. Les approvisionnements comprennent encore quarante thermos pleins de café et un quarante et unième de dimensions énormes contenant je ne sais combien de litres de bouillon et de boulettes de viande. Ce bouillon ayant pris le goût du métal ne rencontra guère d’amateurs. Quelqu’un qui se félicita de posséder ce récipient dans sa nacelle, ce fut le lieutenant Horgen. Il se délecta des boulettes et employa la bouteille comme chaise.

Avant que tout ne soit prêt, le soleil est déjà haut. Le hangar n’étant pas recouvert d’un toit, il chauffe le sommet du ballon et produit une dilatation du gaz ; de là, la nécessité de « soupaper ».

Sur ces entrefaites, une brise légère se lève ; elle rendrait dangereuse la sortie du hangar, donc on attendra.

A 7 heures, le vent mollit ; à 8 heures, l’ordre de sortie est donné.

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