Journal et fragments : $b Publiés avec l'assentiment de sa famille par G. S. Trébutien
VI
Suite du 19 février [1838]. — Voici un nouveau cahier. Qu’y mettrai-je, que dirai-je, que penserai-je, que verrai-je avant d’être au bout ? Y aura-t-il bonheur ou malheur ? y aura-t-il…? Mais qu’importe ! Je prendrai ce qui me viendra, comme fait là-bas le ruisseau. Ces recherches sur l’avenir ne servent qu’à se tourmenter, parce que ordinairement on y voit plus de peines que de plaisirs. Malades, morts, affligés, que sais-je les fantômes qu’on rencontre dans cette obscurité ?
Hier je pensais qu’il pourrait se faire que papa eût une attaque, parce qu’il se plaint d’un engourdissement au côté droit ; son père mourut de cela presque au même âge. Pauvre père ! que serais-je sans lui sur la terre ? Je ne me suis jamais crue au monde que pour son bonheur, Dieu le sait, et que je lui ai consacré ma vie. Jamais l’idée de le quitter ne m’est venue que pour aller au couvent. Encore cette pensée me quitte-t-elle, tant je sens impossible de m’arracher d’ici, d’en sortir, même pour aller avec toi. Paris ne m’attire guère, je t’assure ; je ne ferais pas deux pas de son côté si tu venais ici en famille, être avec nous, vivre avec nous. Bonheur impossible. Tristesse à présent et amertume : voilà pour avoir touché à l’avenir ! Il valait mieux reprendre le fil de l’autre cahier, continuer mon conte comme Schéhérazade.
Je demandais donc si tu te souvenais de cet homme que nous rencontrâmes sur le chemin de Gaillac, qui, entrant dans sa maison comme un tonnerre, me fit une espèce d’effroi, et comme nous dîmes bien des choses sur le bonheur et le malheur conjugal. Puis, tombant sur ton mariage, il nous vint de douces pensées. Je te dis que le bon Dieu avait fait pour toi Caroline, comme Ève pour Adam, et tu me demandas de faire une prière pour que le bon Dieu te donne encore un ange de petite fille. Dès que tu seras marié, je ne manquerai pas de le faire. La nuit m’ôte d’ici.
Le 24. — Jour qui commence par la pluie et le croassement des corbeaux. Voyons ce qui suivra d’ici à ce soir. Je n’ai pas écrit depuis quelques jours à cause de quelques visites qui sont venues, de je ne sais quoi qui m’a empêché d’écrire. Ce n’est pas le cœur qui se tait.
Que j’ai bien fait d’attendre à ce soir ! Aurais-je rien mis de plus joli que ce que je vois, que ce que je tiens, que ce que je sens, que le plaisir que m’a fait ta lettre, la seconde que tu écris depuis ton retour à Paris ? Oh ! comme elle est pleine de bonheur, et que je suis contente de te savoir enfin comme je te voulais ! Tu ne sors pas, tu n’exposes pas ta santé, tu ne vois pas le monde ; du milieu de Babylone, tu pourrais dater tes lettres de la solitude. Sagesse inespérée qui m’enchante, me fait bénir Dieu, me fait espérer, me console, me remplit le cœur de je ne sais quoi qui me réjouit à ton sujet. Hélas ! tant de fois je suis en tristesse, je m’alarme. O frères, frères, nous vous aimons tant ! Si vous le saviez, si vous compreniez ce que nous coûte votre bonheur, de quels sacrifices on le payerait ! O mon Dieu ! qu’ils le comprennent, et n’exposent pas si facilement leur chère santé et leur chère âme !
Encore lettres et paquets, cahier de la Propagation de la Foi, mandement de notre archevêque. Ce pêle-mêle sort d’un tablier et couvre toute la table ronde.
A dix heures du soir. — Ce jour était destiné aux jolies choses, aux arrivées. La boîte, la boîte attendue est là. Manchettes, jabot, peigne, brosse, épingles, poudre embaumée, circulent de main en main. C’est la petite Mariette de Mme de Thézac qui nous apporte cela de Gaillac. Bonsoir, je vais bien penser à toi et à Caro, je vais bien dormir.
Le 25. — Il y a un mois, aujourd’hui, à cette heure, de ton départ. Voilà qui change un peu la couleur de rose d’hier au soir, mais adieu. Il me faut penser à tout autre chose qu’à des choses humaines. C’est dimanche, je pars pour l’église. Nous dînons tous chez le pasteur ; il aura ton souvenir, et toi, le mien devant Dieu. C’est là qu’ils sont bons.
Le 26. — Une minute d’échappée, une minute avec toi pendant qu’on m’attend à la cuisine. J’aimerais mieux ma chambrette, mais on fond des canards, on prépare une croustade, un petit dîner de carnaval qui me veut pour auxiliaire. Nous attendons le pasteur ; si je pouvais attendre quelqu’un de plus ! Tous ceux qui viennent me font penser à toi qui ne viens pas. Rapprochons-nous de cœur, écrivons-nous, toi de ta cellule dans le monde, moi de ma chambrette dans la solitude. Il nous viendra du dehors des choses bien différentes à tous deux ; il n’en sera pas de même au dedans, j’espère. Paris et le Cayla se ressemblent moins que nos âmes, que nos idées, que nos deux êtres. Il est ennuyeux de nous quitter pour aller faire une croustade.
Le 27. — Il pleut ; je regardais pleuvoir, et puis je me suis dit de laisser tomber ainsi goutte à goutte mes pensées sur ce papier. Cela éclaircira mon ciel qui, aussi bien que l’autre, est chargé, non pas de gros nuages, mais de je ne sais quoi qui voile le bleu, le serein. Je voudrais sourire à tout, et je me sens portée aux larmes ; cependant je ne suis pas malheureuse. D’où cela vient-il donc ? De ce que apparemment notre âme s’ennuie sur la terre, pauvre exilée !… Voilà Mimin en prière ; je vais faire comme elle et dire à Dieu que je m’ennuie. Oh ! moi, que deviendrais-je sans la prière, sans la foi, la pensée du ciel, sans cette piété de la femme qui se tourne en amour, en amour divin ? J’étais perdue et sans bonheur sur la terre. Tu peux m’en croire, je n’en ai trouvé encore en rien, en aucune chose humaine, pas même en toi.
Le 28, jour des Cendres. — Me voici avec des cendres sur le front et de sérieuses pensées. Ce memento pulvis es est terrible ; tout aujourd’hui je l’entends ; je ne puis me distraire de la pensée de la mort, surtout dans cette chambre où je ne te vois plus, où je t’ai vu mourant, où ta présence et ton absence me font de tristes images.
Une seule chose est riante, c’est la petite médaille de la Vierge suspendue au chevet de ton lit. Elle est brillante encore et au même endroit où je la mis pour te servir de sauvegarde. Si tu savais, mon ami, comme j’ai plaisir à la voir, les souvenirs, les espérances, les choses intimes qui se rattachent en moi à cette sainte image ! Je la garderai comme une relique ; et si jamais tu reviens dormir dans ce petit lit, tu dormiras encore auprès de la médaille de la Vierge. Passe-moi cette confiance, cet amour, non pas à un morceau de métal, mais à l’image de la Mère de Dieu. Je voudrais bien savoir si, dans ta nouvelle cellule, on voit la Sainte Thérèse qui pendait dans l’autre près du bénitier
[20] Vers de la Sainte Thérèse de son frère.
Tu ne la prends plus là, je le crains bien, ton aumône ; où la prends-tu ? Qui sait ? Le monde où tu vis maintenant est-il assez riche pour tes nécessités ? — Maurice, si je pouvais te faire passer quelqu’une de mes pensées là-dessus, t’insinuer ce que je crois et ce que j’apprends dans les livres de piété, ces beaux reflets de l’Évangile ! Si je pouvais te voir chrétien… je donnerais vie et tout pour cela.
M. Fieuzet est avec nous depuis trois jours et fait un peu diversion à nos causeries assez uniformes : toujours champs ou moutons, à moins qu’il n’arrive des lettres ; il n’en vient pas tous les jours. Ce bon curé nous amuse, nous raconte mille petites choses de paroisses, de presbytère, d’église, qui, mêlées de traits d’esprit, sont piquantes. Nous avons bien ri d’un curé du voisinage qui a fait sonner la cloche pour une noce qui traversait sa paroisse. Nous avons ri de cette noce montée sur une charrette à bœufs, de l’arc de triomphe sur cette charrette, et de la devise sur cet arc…
Le 1er mars. — Je regardais tout à l’heure deux petits mendiants qui passaient avec extase sous le grand peuplier. Ils ne pouvaient assez lever la tête et les yeux ; et je pensais qu’ainsi tout ce qui est haut attire notre intelligence, et qu’ainsi je ferais sous les pyramides d’Égypte… quand un tout petit oiseau, allant se poser sur la cime du peuplier, m’a fait sentir l’impuissance de notre pauvre nature et tomber l’orgueil de mes pensées.
Voici, voici des provisions de carême, Massillon qu’Élisa vient de m’envoyer. Je lirai un sermon tous les jours. Voilà pour l’âme, l’esprit vivra comme il pourra, je ne sais de quoi le nourrir ; point de livres de mon goût. Encore cependant faut-il quelque chose ; je ne puis me passer de lire, de fournir quelque chose à ce qui pense et vit. Je vais me jeter sur le sérieux, sur l’Indifférence en matière de religion. C’est ce que j’ai de mieux sous la main ; puis je suis bien aise de revoir ce que j’ai vu étant jeune, ce qui m’étonna, me pénétra, m’éclaira comme un nouveau ciel. Quand M. l’abbé Gagne me conseilla ces lectures, je ne connaissais guère que l’Imitation et autres livres de piété. Juge de l’effet de ces fortes lectures, et comme elles ouvrirent profondément mon intelligence. De ce moment, j’eus une autre idée des choses ; il se fit en moi comme une révélation du monde, de Dieu, de tout. Ce fut un bonheur, une surprise comme celle du poussin sortant de sa coque. Et surtout ce qui me charma, c’est que ma foi, se nourrissant de toutes ces belles choses, devint grande et forte.
Le 14. — Une lacune, un silence de douze jours. Un voyage à Gaillac où je n’ai pas pris mon cahier. Je comptais revenir le soir même ; mais Louise que j’allais voir fut à Saint-Géry et j’attendis la chère amie, ce qui m’a tenue dehors plus que je ne voulais. Je n’aime pas de sortir d’ici ; rien ne me plaît comme mon désert ; aujourd’hui qu’il est resplendissant de soleil et de douce lumière, je ne le changerais pas avec la plus magnifique cité. Je n’aime pas un toit pour horizon, ni de marcher dans les chemins des rues quand les nôtres se bordent de fleurs. A présent c’est un charme d’être en plein air, d’errer comme les perdrix. Papa a pu aller avec nous jusqu’au bout de la vigne longue. Nous nous sommes assis un peu dans le bois, près de l’endroit où roula Caroline. Nous avons parlé d’elle et de sa chute ; j’ai revu le groupe que nous formions au milieu des chênes, groupe, hélas, si fort dispersé ! et, réflexions faites, j’ai couru chercher des violettes sur un tertre donnant au soleil. Ce sont les premières que nous ayons vues. J’en mets une ici, que je t’offre comme les prémices du printemps du Cayla.
Je ne te dis pas ce que j’ai fait et vu à Gaillac ; ce n’est pas la peine, à moins de parler de Louise. Encore l’ai-je très peu vue et si occupée, si entourée, que nous n’avons pu faire de l’intime. Nous sommes en peine, tu n’écris pas, ni Caro, ni personne. C’est jour de courrier, rien n’arrive. Cependant je t’ai écrit par M. Louis de Rivières et t’ai envoyé un cahier. Cela ne vaudra-t-il pas un mot ?
15. — Une lettre, mais pas de toi ! C’est d’Euphrasie qui me donne des nouvelles de Lili, tristes nouvelles qui me font craindre de perdre cette pauvre amie. Je vais à Cahuzac en faire part à ma tante.
16. — La Vialarette ne te portera plus des marrons et des échaudés de Cordes ; la pauvre fille ! elle est morte la nuit dernière. Je la regrette pour ses qualités, sa fidélité, son attachement pour nous. Étions-nous malades ? elle était là ; fallait-il un service ? elle était prête, et puis d’une discrétion, d’une sûreté ! du petit nombre de personnes à qui l’on peut confier un secret. C’était le sublime de sa condition, ce me semble, que cette religion du secret que l’éducation ne lui avait pas apprise. Je lui aurais tout confié.
Aucune des femmes d’Andillac n’approche de la pauvre Marie pour les sentiments élevés, pour la foi vive et forte. Il fallait l’entendre parler droit et clair aux philosophes du hameau, à ceux qui parlaient mal de Dieu, de la confession, de toutes les choses saintes dont on s’amuse aux veillées. Oh ! elle les aimait ! se confessait, jeûnait, faisait son carême avec cinq sous d’huile, croyait au ciel, et doit y être, j’espère. Dieu aura reçu cette âme simple et pure. Ses défauts n’étaient que des saillies d’humeur, des bizarreries de caractère qui parfois la mettaient mal avec ses voisines. Mais cela s’oubliait bientôt ; un service effaçait les paroles, et toutes font à présent son éloge.
Je fus la voir hier au soir, elle ne me connut pas. Je lui pris la main qui était froide et sans pouls ; en m’en allant, je compris bien que je l’avais vue pour la dernière fois. Ce bras glacé, ce battement éteint, c’était la mort que je venais de toucher. Que c’est triste, que c’est sombre, que c’est effrayant, le passage dans l’autre vie ! Que devenir, mon Dieu, si la foi ne jetait ses lumières, ses espérances là-dessus ! Heureux qui peut espérer, qui peut dire comme la Vialarette : J’ai connu Dieu et je l’ai servi ! Ses connaissances n’allaient pas au delà du catéchisme, ses prières au delà du Pater ; mais tout est compris là dedans pour le chrétien, grand et petit. Plût à Dieu que M. de Lamennais s’en tînt là !
Mimi a servi de sœur de la charité à notre pauvre amie et l’a aidée à souffrir par ses exhortations. La malade lui a confié ses secrets pour l’autre vie, les messes qu’elle veut pour le repos de son âme, et lui a remis pour cela soixante francs qu’elle avait déposés dans un fagot, fagot quêté branche à branche comme l’argent sou par sou. Sainte idée de pauvre ! Que ce dépôt aura de mérite devant Dieu ! De combien de froid, de chaud, de pas, de peines, de privations il se compose ! Qui sait les morceaux de pain qu’elle a achetés de sa faim pour en donner le prix à son âme ? Simple et admirable foi !
17. — Je reviens de l’enterrement de cette pauvre fille, la première que j’aie vu mettre dans la tombe. C’était pénible à voir ; mais j’ai voulu accompagner jusque-là celle qui n’a ni frère ni sœur, celle qui a suivi sur ce cimetière tous ceux des nôtres qu’elle a vus mourir, celle qui a fait tant de pas pour nous, hélas ! à pareil jour, samedi. Enfin j’ai voulu lui donner cette marque d’affection et l’accompagner de mes prières jusqu’au bord de l’autre monde. J’ai entendu la messe à côté de son cercueil.
Il fut un temps où cela m’aurait effrayée ; à présent, je ne sais pas comment je trouve tout naturel de mourir ; cercueils, morts, tombes, cimetières ne me donnent que des sentiments de foi, ne font que reporter mon âme là-haut. La chose qui m’a le plus frappée, ç’a été d’entendre la bière tombant dans la fosse : sourd et lugubre bruit, le dernier de l’homme. Oh ! qu’il est pénétrant, comme il va loin dans l’âme qui l’écoute ! Mais tous ne l’écoutent pas ; les fossoyeurs avaient l’air de voir cela comme un arbre qui tombe, le petit Cotive et d’autres enfants regardaient là dedans comme dans un fossé où il y aurait des fleurs, l’air curieux et étonné. Mon Dieu ! mon Dieu ! quelle indifférence entoure la tombe ! Que les saints ont raison de mourir avant l’heure, de faire leurs propres obsèques en se retirant du monde ! Est-ce la peine d’y demeurer ? Non, ce n’est pas la peine, si ce n’était quelques âmes chères à qui Dieu veut qu’on tienne compagnie dans la vie. Voilà papa qui vient de me visiter dans ma chambre et m’a laissé en s’en allant deux baisers sur le front. Comment laisser ces tendres pères ?
Encore en peine sur ton compte, point de lettres. Je viens de t’écrire à Paris. A présent je vais au sermon ; j’en vais lire un au coin du feu. On fait église partout.
Le 18. — Pluie, boue, vent, jour d’hiver et de dimanche. Un bon petit prône pour me dédommager de la fatigue du chemin. Inquiétude ce soir, point de lettre.
Le 19. — Les parents de la Vialarette sont venus nous remercier, en s’en allant, des soins que nous lui avons donnés et nous offrir ce que nous voulions… Parmi un tas de fioles et d’autres riens, j’ai vu un petit pot blanc que nous lui emplissions tous les ans de confitures. Je l’ai demandé en souvenir. Je l’ai, je le garde et le regarde, le saint petit pot, comme celui de la veuve de Sarepta.
Une fusée, un peu de lecture, un peu d’écriture, quelques coups d’œil à la pluie, c’est ma journée. Je ne parle pas de ce qui s’est fait dans l’âme. La nuit en songe j’ai vu ton lit tout en flammes. Que signifient ces craintes de nuit et de jour que tu me donnes ? Oh ! qu’au moins je ne sois pas en peine sur ta santé ! C’est bien assez du reste que Dieu sait. Aurons-nous demain de tes lettres ?
Le 20. — Pas de lettre.
Le 21. — J’attends. Demain, peut-être demain !
Le 24. — Enfin quelque chose ! Ce n’est pas de toi, mais qu’importe ? Je sais que tu vis, cela me suffit. J’avais tant de craintes ! Mon Dieu, que ton silence m’a fait souffrir ! que de tourments, que d’imaginations, de suppositions, de tristesses ! Quel effroi en voyant cette lettre à cachet noir ! Ah ! M. d’Aurevilly ne se doute pas du coup qu’il m’a porté. J’ai laissé tomber sa lettre ; Érembert l’a prise, l’a ouverte, et me l’a rendue. J’ai compris, j’ai lu, j’ai vu ; plus de frayeur. La pauvre poire est cause de tout cela. Les beaux remercîments et hommages ! mais mal venus sous ce cachet noir ; aussi l’effet n’a été que triste, je ne sais quoi de lugubre m’est resté dans l’âme, comme une teinte noire sur laquelle nulle autre couleur ne peut prendre. Je me dis cent fois : tu le croyais mort, il est vivant, il se porte bien, sa santé, me dit-on, sera bientôt au niveau de son bonheur ; mais ni cela, ni rien ne peut m’ôter de peine sur ton compte. J’ai repris cette lettre et j’y vois la certitude que tu as été malade. Ton ami me dirait-il que, quand j’arriverai à Paris, je te trouverai tout à fait bien, si tu n’avais pas été souffrant ? Oh ! oui, tu es malade, j’en ai l’idée depuis quelque temps. Pauvre chère santé, que je ne puis ni voir ni soigner… Il ne me reste que de la recommander au bon Dieu, ma sainte ressource.
Le 25, dimanche. — Excellent prône sur la confession. Que c’était clair, simple et vrai ! comme il a su mettre à la portée d’Andillac les preuves de l’institution divine de la confession, mise en doute dans les veillées, et instruire en même temps nos pauvres philosophes ignorants de leur catéchisme ! J’aurais voulu te savoir là ; tu aurais trouvé cela bien, très-bien, surtout quand après avoir répondu aux objections, confondu la malice, repoussé les prétextes, écarté les refus, il a parlé des bienfaits de la confession, de la paix qu’elle met dans l’individu, la famille et la paroisse, accompagnant cela d’exemples et finissant par nous appeler tous avec sa voix de bon pasteur, tous à ses pieds, dans ses bras, dans son cœur : « Mes frères, une mère qui perd sa fille n’a pas plus de douleur que moi quand je vois une de vos âmes mourir dans le péché. » Et cela n’est pas une phrase, c’est une expression de foi, de charité. C’est une chose qu’ils pensent, qu’ils sentent, ces bons prêtres. Oh ! qu’ils sont dignes de respect, ceux qui ont ainsi l’esprit de Dieu, qui passent en faisant le bien ! Je les vénère comme des reliques. Je n’estime pas ceux qui en disent du mal. Cela me vient à propos de certains railleurs. Il est nuit ; mais d’ailleurs, ce n’est pas la peine de parler de ces gens. Si je puis, je reviendrai ce soir avant de me coucher.
Le 27. — C’était bien vrai mes pressentiments, tu es malade, tu as eu trois accès, tu tousses. Quelle peine ! Mon pauvre Maurice, faut-il être aussi loin de toi, ne pouvoir plus ni te voir, ni t’entendre, ni te donner des soins ! C’est à présent que je voudrais être à Paris, avoir une chambre à côté de la tienne comme ici, pour t’entendre respirer, dormir, tousser. Oh ! tout cela, je l’entends à travers deux cents lieues ! Oh ! distances ! distances ! Je souffre bien, mais Dieu le veut et me fait ainsi payer mon affection fraternelle. Nul bonheur sans amertume, ni même sans sacrifice. Si j’étais près de toi, il me semble que tu te porterais mieux, que je veillerais sur ton manger, sur ton boire, sur l’air que tu respires. La Providence le fasse et te conserve comme la prunelle de l’œil ! Et puis cette bonne et tendre enfant qui te sert de sœur me console. C’est elle qui vient d’écrire à Éran, lui dit que tu as été malade et de ne pas le dire aux sœurs. Chère Caro, elle sait combien les sœurs se troublent vite. Que je l’aime, que je suis aise de te savoir auprès d’elle, que j’en bénis Dieu ! Que deviendrais-tu dans ton hôtel de Port-Mahon, seul avec des hommes ? Ton ami serait bien là ; mais quoi qu’il fasse, quoi qu’il dise, un homme ne peut remplacer une femme pour un malade, c’est comme pour un enfant. La faiblesse et la souffrance ont besoin de ces soins, de ces soulagements, de ces douceurs que nous inventons.
Le 28. — Oh ! des lettres, des lettres de cœur, des lettres de peines, car c’est tout un. Bonne tante ! elle nous dit, comme Caro, que tu as eu trois accès, que tu es arrivé pâle, défait, triste, à Paris, toutes choses qui me navrent. Dieu sait ce que je ferais pour ne pas te savoir en souffrance de corps ou d’âme. Mais je ne puis rien pour rien. Je n’ai que le pouvoir de prier et je prie, et j’espère, parce que la foi est puissante. Dieu est d’un grand secours, je le sens, je l’éprouve. Oh ! si nos espérances, comme dit saint Paul, étaient renfermées dans cette vie seule, nous serions les plus misérables des créatures.
Voilà Lucie, ma petite filleule, qui vient me dire bonsoir. Il faut que je lui fasse une caresse, puis le catéchisme. J’aime à instruire les enfants, à ouvrir ces petites intelligences, à voir quels parfums sont renfermés dans ces boutons de fleurs. Je trouve en Lucie de la pénétration, de la mémoire et une douceur de caractère qui fait de cette enfant une pâte. Je vais bien lui apprendre à connaître Dieu, seule connaissance indispensable à tous dans cette vie triste et rapide, comme l’a dit, je crois, M. de Lamennais.
Mon catéchisme fait, je vais lire un sermon ; nous sommes en carême, temps où l’âme se nourrit plus que jamais de choses saintes. D’ailleurs j’en ai besoin pour faire contre-poids aux peines, alarmes, craintes qui me pèsent au cœur. O mon ami, que n’as-tu recours à cela, que ne te fais-tu soulever par quelque chose de céleste ! Tu ne serais pas si abattu, je te crois malheureux dans ton bonheur apparent, et que c’est la cause de ta maladie. La plupart des maux viennent de l’âme ; la tienne, pauvre ami, est si malade, si malade ! Je sais bien ce qui la pourrait guérir ou du moins soulager, tu me comprends : c’est de la faire redevenir chrétienne, de la mettre en rapport avec Dieu par l’accomplissement des devoirs religieux, de la faire vivre de la foi, de l’établir enfin dans un état conforme à sa nature. Oh ! alors paix et bonheur, autant que possible à l’homme. La tranquillité de l’ordre, chose admirable et rare qu’on n’obtient que par l’assujettissement des passions. Cela se voit dans les saints.
Le 29. — Deux lettres écrites, l’une à Marie, l’autre à Irène, cette amie de Lisle. Je lui dois ce souvenir, cette reconnaissance pour son ancienne et constante amitié. Ce fut elle qui m’écrivit la première il y a sept ans, je crois, après quelques jours de connaissance à Lisle. Entre femmes, l’amitié est bientôt faite : un agrément, un mot, un rien suffit pour une liaison ; mais aussi ce sont nœuds de ruban pour l’ordinaire, ce qui fait dire que les femmes ne s’aiment pas. Je n’en sais rien ; on peut aimer un jour, deux jours, plus ou moins, mais parfaitement : affections éphémères dont j’ai toujours eu peur pour moi et pour mes amies. Rien n’est triste comme une chose morte au cœur, de faire du cœur un cercueil. Aussi, dès que je sens ou vois s’éteindre une affection, je m’empresse de la raviver.
Je vais donc écrire à L. des Montagnes qui m’a paru un peu changée. Peut-être était-ce préoccupation, monde, entourage ; mais elle m’a laissé des craintes, des doutes sur son amitié. Cependant quand je songe aux longues larmes qui coulaient sur ses joues à mon départ l’an dernier, cela s’en va de mon esprit.
Ce qui s’appelle une connaissance, je n’en manque pas, et je ne sais comment cela me vient, moi à peine sortie de mon désert et qui, comme Paul l’ermite, vivrais volontiers cent ans dans ma retraite sans m’informer du tout du monde. Dieu le veut sans doute pour quelque fin à moi inconnue. La Providence mène tout, tout jusqu’au plus petit événement. Cela fait qu’on accepte.
Je viens de lire l’épître de l’enfant ressuscité par Élisée. Oh ! si je savais quelque prophète, quelqu’un qui rendît la vie et la santé, j’irais comme la Sunamite me prosterner à ses pieds.
Le 30. — Le beau temps, l’air doux, comme il te ferait du bien ! J’y pense et j’y penserai et regretterai tout ce printemps de ne pas te le voir respirer. Cela te vaudrait mieux que l’air de Paris. Il te tuera cet air empesté des villes. Que ne peux-tu vivre avec nous, mon ami ! Quel regret de te voir comme banni de la famille ! O fortune, fortune ! que ne fait-elle pas souffrir, quand elle est mauvaise ? Nous en avons bien souffert en toi.
Le 31. — Je ne sais qui ni quoi me fit jeter mon cahier sous le couvre-pied de ton lit : interruption et cachette dès qu’on entre ici. Je n’écris que pour toi, et pour cela j’use du premier tour venu : tantôt c’est une lettre à écrire, quelques notes à prendre ; mais ce qui sert toujours, c’est le cahier de poésies que papa m’a demandé. J’en copie trois ou quatre vers par jour, et quand papa vient dans ma chambre et me dit : « Que fais-tu ? » je lui réponds : « le cahier. » Ce n’est pas mentir ; seulement j’en fais deux, et l’un m’attache plus que l’autre. Cependant je finirai celui de papa puisqu’il y tient : ce cher père mérite bien que je lui fasse plaisir aussi, lui qui me donnerait la lune.
Que ne puis-je donner à chacun quelque chose ! Une marque d’affection à frères et sœur, à tous ceux que j’aime. Voyons que je fasse mon testament. A toi, mon Journal, mon canif, les Confessions de saint Augustin. A papa, mes poésies ; à Érembert, Lamartine ; à Mimi, mon chapelet, mon petit couteau, mon Chemin de la croix, mes Méditations du père Judde. A Louise, le Combat spirituel ; à Mimi encore, mon Imitation ; à Antoinette, l’Ame embrasée. A toi encore, mon petit coffre-fort pour tes secrets, à condition que tu brûleras tous les miens, s’il s’y en trouve. Eh ! qu’en ferais-tu ? Ce sont des choses de conscience, de ces choses entre l’âme et Dieu, quelques lettres de direction de M. Bories et de ce bon curé de Normandie dont je t’ai parlé. Je les garde par souvenir et par besoin ; ce sont mes papiers, mais qui ne doivent pas voir le jour. Si donc ce que j’écris ici comme en m’amusant s’accomplit, si tu deviens mon légataire, souviens-toi de brûler tout ce que contient cette boîte.
Le 2 avril. — « … Si l’inévitable nécessité de mourir attriste la nature humaine, la promesse de l’immortalité future encourage et console notre foi ; car pour vos fidèles, Seigneur, mourir n’est pas perdre la vie. » Voilà, mon ami, ce que j’ai lu à la préface des Morts, et à quoi je pense tout ce jour où mourut notre mère. Nous avons entendu la messe pour elle ce matin. Vous l’entendiez aussi à Paris, et je te voyais avec plaisir dans cette communion de prières. Je pensais que ma mère te regardait spécialement et t’envoyait du ciel quelque grâce, comme aurait fait Rachel à son fils Benjamin. N’étais-tu pas son dernier et bien-aimé enfant ? Je me souviens que tu me rendais quelquefois jalouse, que j’enviais les caresses, les bonbons, les baisers que tu recevais de plus que moi. C’est que j’étais un peu plus grande, et je ne savais pas que l’âge fît changer l’expression de l’amour, et que les tendresses, les caresses, ce lait du cœur, s’en vont vers les plus petits. Mais mon aigreur ne fut pas longue, et dès que la raison vint à poindre, je me mis fort à t’aimer, ce qui dure encore. Maman était contente de cette union, de cette affection fraternelle, et te voyait avec charme sur mes genoux, enfant sur enfant, cœur sur cœur, comme à présent, les sentiments grandis seulement. Si de l’autre vie on voit ce qui se passe sur la terre, ma mère doit être contente que nous nous aimions ainsi, que cette affection nous soit utile, douce, consolante, que nous nous donnions des conseils, des avis, des prières, secours de l’âme.
Mais tu ne pries plus, toi… C’est triste. Il n’y a pas de jour, surtout aujourd’hui, que je ne sente la puissance de la foi sur mon âme, tantôt pour la calmer, ou la contenir, ou l’élever. Je souffrais ce matin ; la mort, les larmes, les séparations, notre triste vie me tuaient, et par-dessus, des appréhensions, des frayeurs, des déchirements, une griffe de démon dans l’âme, je ne sais quelle douleur commençait. Eh bien, me voilà calme à présent, et je le dois à la foi, rien qu’à la foi, à un acte de foi. Je pense à ma mère, à la mort, à l’éternité sans peine, sans frayeur. Sur un fond triste nage un calme divin, une suavité que Dieu seul peut faire. En vain j’ai essayé d’autre chose en pareille occasion ; rien d’humain ne console l’âme, ne la soutient.
Le 3. — J’attendais des lettres de Paris, de tes nouvelles, mais rien. Que dire, que penser ? Des qui sait ? des peut-être, des doutes. La triste chose que le doute, soit à l’esprit, soit au cœur ! Que Dieu nous en délivre ! Papa est allé à Andillac, voir si le porteur aurait laissé quelque chose ; j’attends ici dans la chambrette, mon reposoir. Oh ! que je suis fatiguée ! fatigue d’âme, mais qu’importe ? Je veux travailler, je veux écrire, je ne veux pas plier. Quelqu’un attend une lettre. J’en eus avant-hier de Félicité et de Marie de Thézac. Les lettres ne manquent pas, excepté les tiennes.
Le 4. — Il fait froid, il pleut, il neige. Un vent langoureux chante à ma fenêtre et me donne envie de lui répondre ; mais que dire au vent, à un peu d’air agité ? Hélas ! que nous ne sommes souvent pas autre chose ! J’ai fait cette nuit un grand songe. J’étais avec M. de Lamennais, je lui parlais de toi, de ses ouvrages anciens et nouveaux ; nous causions vivement et n’étions pas d’accord, car il ne l’était pas avec lui-même. Il contredisait tout ce qu’il a dit autrefois. Et je le plaignais, le pauvre égaré ! — « Oh ! vous détestez l’hérétique. — Non, Monsieur, non ; vous me causez une douleur profonde, vous me semblez une étoile égarée, mais qui ne peut manquer de reparaître au ciel. » Et sur ce, lui, l’hôtel où nous étions et moi, nous sommes confondus dans le chaos du sommeil ; mais cela m’est resté, et j’ai tout aujourd’hui ce génie dans la tête. Quand je pense que tu as vécu chez lui, avec lui, reçu ses leçons, l’intérêt que je lui porte devient intime. Oh ! que cet homme m’occupe, que je pense à son salut, que je le demande à Dieu, que je regrette sa gloire, sa gloire sainte ! Il me vient souvent de lui écrire sans me nommer, de lui faire entendre une mystérieuse voix de supplications et de larmes. Folie, audace de ma part ; mais une femme s’est rencontrée avec lui pour l’enfer, pour compléter la réprobation de ce prêtre : une autre ne pourra-t-elle pas s’en approcher pour le ciel ?
On met en terre un brave et saint homme, le Durel de Lentin, del Mas des Mérix[21], un modèle de paysan, simple, bon ; religieux, respectueux, nous tirant son chapeau jusqu’à terre. Il était aussi de ceux qu’on ne peut s’empêcher de saluer comme si on voyait la vertu. Ces hommes de bien sont rares, ils s’en vont et on n’en voit pas venir de pareils.
[21] Du hameau des Mérix.
Le 5. — Lettre de Mlle Martin ; arrivée de M. de Faramond, événements de la matinée. Il faut que je pense au dîner, à aider Mimi.
Le 6. — Il y a aujourd’hui dix-neuf ans que naquit, sur les bords du Gange, une frêle petite enfant qui fut appelée Caroline. Elle vient, grandit, s’embellit, et, charmante jeune fille, elle est ta fiancée à présent. J’admire ton bonheur, mon ami, et comme Dieu en a pris soin dans la compagne qu’il te donne, dans cette Ève sortie de l’Orient avec tant de grâces et de charmes ! Puis je lui vois tant de qualités de cœur, tant de douceur, de bonté, de dévouement, de candeur, tout en elle est si beau et bon que je la regarde pour toi comme un trésor du ciel. Puissiez-vous être unis, être heureux ! Nous venons d’entendre la messe à votre intention, et, suivant l’expression de Mlle Martin, pour demander à Dieu le bonheur de Caroline et les grâces nécessaires à la nouvelle vie qui va s’ouvrir devant elle. Oh ! de grand cœur nous entrons dans ces vues. Mettons, mettons le ciel de notre côté, demandons à Dieu ce qu’il nous faut, pauvres et impuissantes créatures. Le bon pasteur demain dira une autre messe pour toi ; c’est lui-même qui l’a offert : « Il faut prier aussi pour M. Maurice… » Suite de l’idée du bouquet, pressentiment de votre union.
Le 7. — « D’où diriez-vous que je viens, ma chère Marie ? Oh ! vous ne devineriez pas ; de me chauffer au soleil dans un cimetière. Lugubre foyer si l’on veut, mais où l’on se trouve au milieu de sa parenté. Là, j’étais avec mon grand-père, des oncles, des aïeux, une foule de morts aimés. Il n’y manquait que ma mère qui, hélas ! repose un peu loin d’ici. Mais pourquoi me trouvais-je là ? Me croyez-vous amante des tombeaux ? Pas plus qu’une autre, ma chère. C’est que je suis allée me confesser ce matin : et comme il y avait du monde, et que j’avais froid à l’église, je suis sortie et me suis assise au soleil dans le cimetière ; et là les réflexions sont venues, et les pensées vers l’autre monde et le compte qu’on rend à Dieu. Le bon livre d’examen qu’une tombe ! Comme on y lit des vérités, comme on y trouve des lumières, comme les illusions, les rêves de la vie s’y dissipent, et tous les enchantements ! Au sortir de là, le monde est jugé, on y tient moins.
Il n’est pas de danseuse qui ne quittât sa robe de bal et sa guirlande de fleurs, pas de jeune fille qui n’oubliât sa beauté, personne qui ne revînt meilleur de cette terre des morts.
« Mais que vais-je dire à ma pauvre malade ? Pardon, chère amie, je devrais vous égayer, vous distraire, vous chanter quelque chose comme le joyeux bouvreuil ; mais je suis un oiseau qui s’abat partout, et vous fait son ramage suivant les lieux et les émotions. A vous, toute bonne, à m’écouter avec bonté, à ne pas trouver trop étrange ce qui me partira du cœur, souvent peu en rapport avec vous. Malgré nos sympathies, il y a en nous des différences de nature et d’éducation qui me feraient craindre pour moi, pour notre amitié, si je ne pensais que Dieu l’a faite, qu’elle ne repose sur rien d’humain. Ne pas se connaître, ne s’être pas vus et s’aimer, n’est-ce pas tout spirituel ? Aussi, je me sens pour vous une affection toute sainte, quelque chose au cœur qui n’est que tendresse et prières pour vous.
« Que je voudrais vous voir heureuse ! Votre bonheur… qui le peut faire ? Où le croyez-vous ? Dites, que je vous aide à le trouver. Ce n’est que pour cela que je suis votre amie. Voyons, cherchons. Quelle recherche ! Avez-vous lu l’histoire de ce roi désolé de la perte de sa femme, à qui un philosophe promit de la ressusciter pourvu qu’on lui trouvât trois heureux pour en graver le nom sur le tombeau de la reine. Jamais on ne put les trouver. Ce qui signifie sans doute que notre âme resterait morte, s’il lui fallait pour vivre un bonheur humain. Mais, au contraire, il lui faut sortir de toute l’enceinte du monde et chercher au delà, c’est-à-dire en Dieu, dans la vie chrétienne, ce que le monde ne possède pas. Il n’a pas de bonheur. Ceux qui l’ont le plus aimé le disent. Il distrait, mais ne remplit pas le vide du cœur. Oh ! le monde a de belles fêtes qui attirent ; mais, sois en sûre, tu te sentiras seule et glacée au milieu de cette foule joyeuse. Dans ces expressions si franches, dans cet aveu d’une amie du monde, le monde est jugé. Quelle tristesse dans cet isolement, cette froideur, cette glace où le cœur se trouve au milieu des plaisirs et de ceux qui les partagent ! Cela seul me les ferait délaisser si jamais je les rencontrais.
« Savez-vous, ma chère Marie, que vous me faites du bien par vos réflexions, que vous me faites connaître le monde dans vos lettres qui sont des tableaux, que vous me détachez fort de toutes mes illusions, de tout ce qui ne nous rend pas heureux. Votre expérience m’instruit, et je bénis Dieu cent fois de ma vie retirée et tranquille. Autrement, quel danger ! Je me sens dans le cœur tout ce que je vois dans les autres ; le même levain est dans tous, mais il monte différemment suivant les circonstances et la volonté, car le vouloir est pour beaucoup dans le développement du cœur. On l’aide à être bon ou mauvais, faible ou fort, à peu près comme un enfant qu’on élève. Aussi n’est-ce pas sur les penchants, mais sur les œuvres que l’Évangile dit que nous serons jugés. Oh ! quand on y pense à ce jugement, il y a bien de quoi faire attention à sa vie, à son cœur : tant de périls dedans, dehors ! Mon Dieu, que cela fait craindre et fait prendre de précautions, et désirer presque de quitter ce monde !
« Voilà pour vos oraisons jaculatoires, je suis toute contente de vous en fournir. Vous en pourriez faire de plus saintes, mais ne les faites pas si haut en plein salon ; ma vanité entend, prenez garde.
« Une tristesse, un regret à cette occasion : je vois que mon paquet pour l’Ile de France vous est tout demeuré, mon pauvre cousin sera mort en croyant que je l’oubliais. Je n’ai regret qu’à cela. Je me félicite trop d’un hasard qui vous a remis cette lettre et m’a valu votre amitié. Depuis ce jour vous m’aimez, dites-vous. Que ne le disiez-vous plus tôt ! Il a fallu bien des jours, des événements, des choses pour nous enchaîner enfin ; mais quand nous verrons-nous ? Il ne dépendra pas de vous que ce ne soit bientôt, et je ne sais comment vous remercier de vos offres si gracieuses. Que je vous serais obligée ! Je n’accepte pas encore, n’ayant pas pris époque pour mon voyage à Paris. Je n’irai que pour le mariage ou après. On attend des papiers de Calcutta qui décideront l’affaire tout de suite.
« Qu’il me tarde, qu’il me tarde de savoir si mon frère aura une position sortable ! Je suis bien en peine sur son avenir, sur sa santé surtout. Cette chère santé, que de craintes ! Le voilà encore malade ; il a eu trois accès, et la pâleur est revenue. On nous dit qu’il est mieux, que la fièvre le quitte ; mais j’ai peur qu’on ne nous trompe, et je viens vous prier de ne pas me tromper, d’avoir la complaisance de l’envoyer voir et de me dire franchement ce qui en est. Ce n’était que trop vrai, quand il vous fit dire que son médecin lui défendait de sortir. Moi aussi je lui défendrais ce mauvais air de Paris, et surtout d’éviter toute émotion. C’est ce qui le tue. Qu’on lui évite tout ce qui porte au cœur. Je remercie M. de M… de la visite qu’il a bien voulu lui faire, et vous de votre bienveillance que vous lui conserverez, j’espère.
« Mais parlons de vous, de votre chère santé, qui m’intéresse aussi, vous savez ; non, vous ne le savez pas, ni tout le plaisir que m’ont fait ces mots : « Je suis mieux, beaucoup mieux. » Oh ! que ce mieux vous demeure ! qu’il aille croissant, de sorte qu’en vous voyant je vous trouve guérie, chère malade, guérie, entendez-vous ? Il y faut travailler, suivre les ordonnances de votre médecin, ne vous occuper plus que de votre santé ; seulement, pour mon bonheur, cultivez un peu l’amitié qui, d’ailleurs, console de bien des choses. Puis, Dieu aidant, nous verrons si tout ira mieux. N’oubliez pas non plus la prière, ce bon remède de l’âme ; si mon livre est de votre goût, lisez-le, et votre ange gardien sera content. Quel nom vais-je prendre là ? mais, j’accepte tout de vous, et je bénis Dieu de pouvoir vous être utile sous quelque dénomination que ce soit.
« Savez-vous que la fièvre vous inspire joliment, et que votre hymne aux souffrances m’a frappée. C’est une Byronienne. Mais n’allez pas prendre de tels sujets de chants, je vous prie, et vous faire voir crucifiée sur ce calvaire sans espérance, où les souffrances vous disent : Tu ne nous échapperas pas, la fatalité t’a marquée au berceau, tu nous appartiens. Il est vrai, nous naissons tous comme voués au malheur. Chacun souffre de quelque chose ; mais comme ce martyr, quand on est chrétien, on souffre, mais on voit les cieux ouverts. Oh ! la foi, la foi ! rien que cela me console et me fait comprendre la vie. C’est vous parler à cœur ouvert, c’est que je vous aime. Adieu, je vous rends un baiser aussi tendre que le vôtre. »
Voilà ce que j’écrivais ce matin à une amie que j’ai depuis peu et que déjà j’aime beaucoup. Le ton que je prends avec elle n’est pas celui d’une lettre de femme, de nos légères causeries ; mais il le faut, il m’est inspiré par ce qu’elle attend de moi. Hélas, hélas, pauvre âme malade !
Qu’est-ce que la timidité ? d’où vient-elle ? Je l’ai cherché ; je me suis demandé ce qui faisait rougir, ce qui empêchait de parler, de paraître devant quelqu’un, et c’est toujours pour moi un mystère. Encore ce matin, ayant un mot à dire à M. le curé, qui certes n’est pas intimidant, je n’ai jamais pu me décider à passer à la sacristie. Quelle bêtise ! on le sent et on en souffre, je ne sais quoi vous garrotte, vous étreint, si bien qu’il semble que le sang cesse de circuler et se porte sur le cœur, qui fait pouf, pouf, à grands coups.
Le 8. — Pauvre Lili ! elle se meurt, je viens d’apprendre qu’elle se meurt de la poitrine. Les peines de cœur l’ont tuée ; elle cède à tant de coups qui l’ont ébranlée depuis dix ans. C’est Paul qui vient de nous donner ces tristes nouvelles, et nous dire d’aller, une de nous, auprès de la malade qui nous demande. Nous irons la semaine prochaine, après Pâques. C’est aujourd’hui les Rameaux. Je viens de mettre le mien à ma chapelle, tu sais, sous sainte Thérèse. Il sera flétri l’an prochain, hélas, et bien d’autres choses ! Il faut que j’écrive à Louise.
Le 9. — Une lettre de Caroline, enfin ! Je sais, j’entends, je lis que tu vas tout à fait bien. Quel plaisir ! Faut-il que je lise aussi : « Maurice est triste, il a un fond de tristesse que je cherche à dissiper ; je la lis dans ses yeux… » Mon pauvre ami, qu’as-tu donc, si ce n’est pas la fièvre qui t’accable ? N’es-tu pas content de ta vie, jamais si douce ? n’es-tu pas heureux auprès de cette belle et bonne enfant qui t’aime, de votre union qui s’approche, d’un avenir ?… Oh ! je crois que rien ne te plaît : un charme goûté, c’est fini, c’est épuisé. Peut-être que je me trompe, mais il me semble voir en toi je ne sais quoi qui t’empoisonne, te maigrit, te tuera, si Dieu ne t’en délivre. Que tu me fais de peine, que tu m’en fais ! Si je pouvais quelque chose à cela ! mais nous sommes séparés ! Tu me dirais ce que tu as, ce que c’est que cette tristesse que tu as emportée d’ici. Le regret de nous quitter ? C’est une peine, mais pas dévorante ; et puis quitter des sœurs pour sa fiancée, du doux au plus doux, on se console. Je ne veux pas tant chercher ni tant dire. Nous verrons, hélas ! nous verrons. J’ai de tristes pressentiments.
Des hirondelles, oh ! des hirondelles qui passent ! les premières que je vois. Je les aime, ces annonceuses du printemps, ces oiseaux que suivent doux soleil, chants, parfums et verdure. Je ne sais quoi pend à leurs ailes qui me fait un charme à les regarder voler ; j’y passerais longtemps. Je pense au passé, au temps où nous les poursuivions dans la salle, où nous soulevions une planche du galetas pour voir leur nid, toucher les œufs, leurs petits : gais souvenirs d’enfance dont tout est plein ici pour peu qu’on regarde. Murailles, fleurs, oiseaux, tout les porte. Des petits poulets viennent de naître et piaulent au coin du feu. Voilà encore qui fait plaisir. Toute naissance porte joie.
Le 10. — La date est mise, il faut donc écrire quelque chose. Que sera-ce ? que portera cette feuille de papier ? Rien ; rien n’est venu, rien ne s’est fait ni passé dans notre solitude. Si ce n’est quelque chant d’oiseau, bruit de vie ne s’est fait entendre ; un soleil splendide passait sur ce calme ; assise dans ma chambre, je dépêchais une paire de bas pour Jeanne-Marie, tout en lisant. Je lisais la merveilleuse époque de saint Louis, de ce temps où l’on vit un si grand roi et de si grands saints.
Le 21. — Je viens d’Albi, je viens de laisser notre chère Lili au cimetière. Quelle douleur ! quels regrets, quel vide, quels souvenirs ! Mon Dieu ! voir mourir ceux qu’on aime ; se dire : C’est fini, tu ne la verras plus ! non, plus ; l’éternité entre nous ! mais l’éternité bienheureuse, j’espère. C’est ce qui console. Mon ami, que deviendrions-nous sans cela, sans un peu de foi dans l’âme ? C’est ce qui la soutient, l’empêche de tomber dans un abîme de douleur ou de désespoir. Lili, ma sainte Lili, comme je la crois heureuse ! comme je la vois dans une splendeur infinie, une paix inaltérable, un repos assuré ! C’est nous qu’elle plaint, nous, ses amis, qu’elle voit dans ce pauvre monde, dans les peines, les agitations, les angoisses ! Oh ! que je l’ai vue souffrir, mais avec quel calme, la pauvre martyre ! Aussi tout le monde l’appelait la sainte ; cela se voyait sur son visage devenu tout céleste et beau après sa mort.
Je ne l’ai pas vue alors, mais un peu avant. A genoux auprès de son lit, je lui lisais les prières pour la préparation à la mort, de Bossuet, que j’avais emportées exprès pour elle. Quand je partis d’ici, le jeudi saint, je compris bien que c’était pour la voir mourir. Je pensai à ces provisions pour son âme, dernière marque, hélas ! de mon amitié. Je pris aussi ce cahier, je pense à toi toujours, je voulais écrire cette mort ; mais impossible de rien faire que prier et demeurer auprès de l’agonisante. En arrivant, j’ai trouvé ta lettre que Mimi m’a remise. Quel plaisir en tout autre temps ! Tu vas mieux, bien content, vivant, très-vivant, dis-tu ; mais l’autre mort me gâte tout, m’attriste trop pour sentir aucune joie. Ce n’est pas que je sois en larmes, ni désolée ; c’est un fond de cœur calme, un deuil intérieur, enfin je ne sais quelle douleur, mais c’en est une, car j’aimais Lili et je l’ai perdue… — C’était le mardi 17 avril, à minuit ; je l’avais quittée à quatre heures. Papa ne voulut pas me la laisser revoir et m’emmena chez Mme Combes, où j’ai reçu pendant deux jours la meilleure hospitalité. Nérine de Tonnac, mon ancienne amie, était auprès de moi et ma bonne compagne de nuit et de jour. Je lui suis bien reconnaissante de ce qu’elle a fait pour moi dans cette occasion. Il faut que j’écrive à Caro ; puis je reviendrai ici, si je puis.
Le 25. — Je n’ai pas pu depuis trois jours, encore n’est-ce que pour un moment que je me retire ici. Lili, j’ai toujours Lili en pensée et me sens prête à parler d’elle. Quand j’entends les cloches, je pense aux saintes prières qu’elle a faites à l’église, même ici dans la chambrette ; quand je vois le ciel, je me dis qu’elle est là et lui demande bien des choses. Les amis sont, sans doute, bien puissants près de Dieu. Voilà M. F…, visite que j’aime assez ; nous parlerons ensemble de Lili. C’est demain une grande solennité à Andillac, une première communion. Augustine, toute jeune qu’elle est, est du nombre des heureux enfants. Dans quelque temps elle pourrait être plus instruite, mais M. le curé préfère l’innocence au savoir, et je trouve qu’il a raison. Le brave homme va demain déployer tout son zèle de bon pasteur, toute sa tendre charité. C’est aussi un beau jour pour lui.
Le 29. — Quelle douce et simple et pieuse et touchante cérémonie ! Je n’ai que le temps de le dire et d’assurer que de toutes les fêtes celle que j’aime le plus, c’est une première communion dans une campagne, Dieu se donnant simplement à des enfants. Miou, la petite Françonil de Gaillard et Augustine étaient ravissantes d’innocence et de beauté. Qu’elles étaient jolies sous leurs petits voiles blancs, lorsque, revenant de la sainte table, elles pleuraient là-dessous ! Divines larmes ! Enfants unies à Dieu, qui pourrait dire ce qui se passait dans leur âme en ce moment ? M. le curé a été admirable d’onction, de mansuétude ; c’était le Sauveur disant aux enfants : Venez à moi. Oh ! comme il leur parlait amoureusement, et comme il leur a recommandé ensuite cette robe blanche, cette innocence dont ils étaient revêtus ! Pauvres enfants, que de risques ! Je me disais : « Qui de vous la ternira le premier ? » Ils ne s’en vont pas à Paris ; mais la terre est partout souillée, partout le mal se trouve, et séduit et entraîne.
Le 2 mai. — Hier, 1er mai, je n’ai pu rien écrire. Ce fut cependant un beau jour au ciel et ici, grand soleil, grande musique d’oiseaux et trois lettres : Antoinette, Marie de Thézac et Caro se sont rencontrées dans mes mains. Je les aime toutes et leurs lettres ; mais celles de Caro me semblent des sœurs, même tendresse et bienveillance pour toi et nous. C’est chose charmante que des amis de la sorte, dévoués et désintéressés. On n’en trouve guère. Depuis Victor et Philibert nous n’avions plus d’amis de cœur. Le bon pasteur aussi nous est tout dévoué : il est venu passer la journée, s’est montré gai, complaisant. Le soir j’étais mieux ; la douce gaieté fait du bien, relève le cœur, et j’aime ceux qui l’apportent. Cette fois je l’ai payée d’un petit tribut de complaisance. Voici : M. le curé est chargé de toutes les pompes de l’église aux G…, pour l’arrivée de l’archevêque qui va donner la confirmation. Il lui faut des devises, il m’en a demandé et je n’ai pu dire non. Je n’aime pas de refuser. Cela m’ennuyait un peu ; je n’aime pas les devises, qui sont toutes bêtes. Je les ai faites en patois pour sauver l’honneur du français. C’est, d’ailleurs, la langue des campagnes.
Avant hier *** m’a écrit. Je ne suis pas contente de sa santé. Oh ! que les passions nous dérangent, qu’elles nous brisent cœur et corps ! On n’en revient pas, si Dieu n’aide. Pourra-t-il l’aider ? Mes conseils n’y font pas grand’chose. Qui sait ce que tu fais, toi ! Cela me peine grandement, toutes ces choses.
Le 3 mai. — Nous venons du hameau, de voir Romiguières qui est bien malade. Je crains qu’il n’en sorte pas. Ainsi nos voisins nous quittent l’un après l’autre. Après la Vialarette, celui-ci, autre habitué de la maison. Je les regrette : ces braves gens sont de meilleurs amis qu’on ne pense et qu’on n’en trouve dans le monde. Le dévouement ne se tient pas toujours au rang le plus élevé. Voilà qui finit ce cahier assez rempli de deuil, trois morts sous les yeux. Mon Dieu, qui sait qui les suivra ? Au moins ceux-ci étaient prêts à rendre compte, de bons chrétiens, de bonnes âmes. Romiguières a demandé de lui-même M. le curé dans la nuit. Le viatique reçu, il est tombé en délire bientôt.
Va sous clef, mon petit cahier.
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