← Retour

Journal et fragments : $b Publiés avec l'assentiment de sa famille par G. S. Trébutien

16px
100%

V

Le 26 janvier 1838. — Je rentre pour la première fois dans cette chambrette où tu étais encore ce matin. Que la chambre d’un absent est triste ! On le voit partout sans le trouver nulle part. Voilà tes souliers sous le lit, ta table toute garnie, le miroir suspendu au clou, les livres que tu lisais hier au soir avant de t’endormir, et moi qui t’embrassais, te touchais, te voyais. Qu’est-ce que ce monde où tout disparaît ? Maurice, mon cher Maurice, oh ! que j’ai besoin de toi et de Dieu ! Aussi en te quittant suis-je allée à l’église où l’on peut prier et pleurer à son aise. Comment fais-tu, toi qui ne pries pas, quand tu es triste, quand tu as le cœur brisé ? Pour moi, je sens que j’ai besoin d’une consolation surhumaine, qu’il faut Dieu pour ami quand ce qu’on aime fait souffrir.

Que s’est-il passé aujourd’hui pour l’écrire ? Rien que ton départ, je n’ai vu que toi s’en allant, que cette croix où nous nous sommes quittés. Quand le roi serait venu, je ne m’en soucierais pas ; mais je n’ai vu personne que Jeannot ramenant vos chevaux. J’étais à la fenêtre et suis rentrée ; il me semblait voir le retour d’un convoi.

Voilà le soir, la fin d’une journée bien longue, bien triste. Bonsoir ; tu peux presque m’entendre encore, tu n’es pas trop loin ; mais demain, après-demain, toujours plus loin, plus loin !


Le 27. — Où es-tu ce matin ? Après cet appel, je m’en vais d’ici, comme pour te chercher par-ci par-là, où nous étions ensemble.

Je n’ai fait que coudre et repasser ; peu lu, seulement le bon vieux saint François de Sales, au chapitre des amitiés. C’était bien le mien ; le cœur cherche toujours sa pâture. Moi, je vivrais d’aimer : soit père, frères, sœur, il me faut quelque chose.

Le dimanche, que dire quand le pasteur ne prêche pas ? C’est la manne de notre désert que cette parole du ciel, qui tombe douce et blanche, d’un goût simple et pur que j’aime. Je suis revenue à jeun d’Andillac, mais j’ai lu Bossuet, ces beaux sermons tout signetés de ta main. J’ai laissé ces papiers, souvent avec ma marque par-dessus. Ainsi, nous nous rencontrons partout comme les deux yeux ; ce que tu vois beau, je le vois beau ; le bon Dieu nous a fait une partie d’âme bien ressemblante à nous deux.


Le 28. — Te voilà sans doute parti de Toulouse ; tu roules, tu t’en vas, tu t’éloignes. Au moins que tu ne tousses pas en chemin, qu’il ne fasse pas froid, qu’il n’arrive pas d’accidents !!! « Que lui arrivera-t-il, ô mon Dieu ! je n’en sais rien ; tout ce que je sais, c’est qu’il n’arrivera rien que vous n’ayez réglé, prévu et ordonné de toute éternité. Cela me suffit, mon Dieu, cela me suffit. J’adore vos desseins éternels et impénétrables, je m’y soumets de tout mon cœur, pour l’amour de vous. Je veux tout, j’accepte tout, je vous fais un sacrifice de tout et j’unis ce sacrifice à celui de Jésus-Christ mon Sauveur. Je vous demande en son nom la parfaite soumission pour tout ce que vous voulez et permettez qu’il arrive. Que la très-juste, très-élevée et très-aimable volonté de Dieu soit accomplie en toute chose. » Prière de Madame Élisabeth, dans la tour du Temple, dite bien souvent par moi dans la chambrette.

Je vais écrire à nos cousines Saint-Hilaire, puis nous irons à Cahuzac, avec Mimi, voir Françon qui est bien malade.


Le 29. — Le tonnerre, la grêle, un jour d’automne ce matin ; un temps d’été à présent, le soleil est chaud et lourd. Quelle variation dans le ciel et dans toutes choses ! Tout était glace, il y a quinze jours, et tu étais ici : ce n’est pas le froid que je regrette. Oh ! ce vent du nord qui sifflait me faisait un plaisir ! Je le bénissais chaque fois que je passais en grelottant à la salle. Cependant il te fallait partir, j’y consentais pour celle qui t’attendait à Paris, il faut savoir se séparer en ce monde. Que ne puis-je savoir où tu es, quel point tu touches, quel chemin tu fais, pour te joindre, t’embrasser ! Que n’ai-je le bras assez long pour atteindre tous ceux que j’aime ! Je conçois que Dieu, qui est amour, soit partout.

Le pasteur nous est venu voir ; sa visite m’a fait plaisir ; j’aime sa petite causerie qui ne s’étend pas plus loin que sa paroisse, et ne fatigue pas pour la suivre tant que l’esprit soit abattu. Je ne sais ce que j’ai gribouillé, mes idées sont gênées, mal à l’aise, comme prises à la patte, et se débattant bizarrement dans ma tête. Les laisser faire ? Non, je m’en vais après un tendre bonsoir.


Le 31. — Je me suis trouvé une drôle d’affection. Bête de cœur qui se prend à tout ! Le dirai-je ? J’aime ces trois sangsues qui sont sur la cheminée. Je ne voudrais ni les donner ni les voir mourir ; je les change d’eau tous les jours, avec grande attention qu’il n’en tombe aucune. Quand je ne les vois pas toutes, je prends la fiole et regarde ce qui se passe dedans, et autres signes d’affection non douteux, et cela parce que ces sangsues ont été apportées pour Charles, que Charles est venu avec Caroline et que Caroline est venue pour toi. Drôle d’enchaînement qui me fait rire sur ce que le cœur enfile. Que de choses ! C’est plaisant d’y penser et de te voir parmi des sangsues. Impossible même de vous séparer encore ; ces bêtes me marquent le temps froid ou chaud, la pluie, le soleil, et sans cesse je les consulte depuis que tu es parti. Par bonheur la fiole a toujours marqué beau. Nous disons mille fois : « Maurice sera arrivé sans rhume, sans froid, sans pluie. » Voilà, mon ami, comme nous pensons à toi, comme tout nous y fait penser.


Le 1er février. — Jour nébuleux, sombre, triste au dehors et au dedans. Je m’ennuie plus que de coutume, et comme je ne veux pas m’ennuyer, j’ai pris la couture pour tuer cela à coups d’aiguille ; mais le vilain serpent remue encore, quoique je lui aie coupé tête et queue, c’est-à-dire tranché la paresse et les molles pensées. Le cœur s’affaiblit sur ces impressions de tristesse, et cela fait mal. Oh ! si je savais la musique ! On dit que c’est si bon, si doux pour les malaises de l’âme.


Le 2 (vendredi). — Voici huit jours que tu es parti, à la même heure. Je vais passer par le chemin où nous nous sommes quittés. C’est la Chandeleur, je vais à la messe avec mon cierge.

Nous arrivons d’Andillac avec une lettre de Félicité ; il y en avait une pour toi de Caroline, que j’ai renvoyée en y glissant un mot pour la chère sœur. Je puis bien l’appeler ainsi, au point où nous en sommes ; ce n’est qu’anticiper sur quelques mois, j’espère. Qui sait cependant ? J’ai toujours le cœur en crainte sur cette affaire et sur toi, mauvais artisan de bonheur. Je crains que tu n’achèves pas celui-là, que tu laisses là le dernier anneau de cette chaîne qui t’unirait pour toujours… Toujours me semble effrayant pour toi, aigle indépendant, vagabond. Comment te fixer dans ton aire ?…

Ce chapitre n’est pas le seul. Dieu sait ceux que je trouve en toi, qui me déplaisent, qui m’attristent. Si du cœur nous passons à l’âme, oh ! c’est là, c’est là !… Mais que sert de dire et d’observer et de se plaindre ? Je ne me sens pas assez sainte pour te convertir ni assez forte pour t’entraîner. Dieu seul peut faire cela. Je l’en prie bien, car mon bonheur y est attaché. Tu ne le conçois pas peut-être, tu ne vois pas avec ton œil philosophique les larmes d’un œil chrétien qui pleure une âme qui se perd, une âme qu’on aime tant, une âme de frère, sœur de la vôtre. Tout cela fait qu’on se lamente comme Jérémie.

Voilà cette journée qui finit avec de la neige. Je suis heureuse de te savoir arrivé à présent que le froid revient. Pourvu que tu ne prennes pas mal dans tes courses, que ta poitrine aille bien, que M. d’A… ne te fasse pas trop veiller en te racontant ses ennuis. Mille soucis me viennent, m’attristent, mille pensées me viennent et tombent à flocons sur Paris.

J’ai trouvé dans des chiffons de papier ma première poésie, je la mets là. J’y mets tout ce que je rencontre, que je te ferais voir si tu étais ici. Que tu n’y sois plus, ce me semble impossible ; je me dis que tu vas revenir, et cependant tu es bien loin, et tes souliers, ces deux pieds vides que tu as dans ta chambre, ne bougent pas. Je les regarde, je les aime presque autant que ce petit soulier rose que tu me lisais l’autre jour dans Hugo. Le cœur se fourre partout, dans un soulier, dans une fiole ; on dirait qu’il est bien bête. Ne le dis-tu pas ?


Le 3. — J’ai commencé ma journée par me garnir une quenouille bien ronde, bien bombée, bien coquette avec son nœud de ruban. Là, je vais filer avec un petit fuseau. Il faut varier travail et distractions ; lasse du bas, je prends l’aiguille, puis la quenouille, puis un livre. Ainsi le temps passe et nous emporte sur sa croupe.

Éran vient d’arriver. Il me tardait de le voir, de savoir quel jour tu étais parti de Gaillac. C’est donc vendredi, le même jour que d’ici. Ce fut un vendredi aussi que tu partis pour la Bretagne. Ce jour n’est pas heureux, maman mourut un vendredi, et d’autres événements tristes que j’ai remarqués. Je ne sais si l’on doit croire à cette fatalité des jours.


Le 4. — Il en est d’heureux, le dimanche, souvent le dimanche. Des lettres au sortir de la messe, une des tiennes de Bordeaux, enfin de tes nouvelles, de ton écriture. Quand en aurai-je d’autres de Paris ? Comme le cœur est ambitieux ! Ce matin, transporté de ce que je tiens ; maintenant ce n’est pas assez. Je t’ai renvoyé une lettre de M… bien fâchée de n’avoir pas le temps d’y glisser un mot pour toi. Ce mot est ici, tu le trouveras bien tard. Qui sait quand te viendra ce petit cahier ? si ce sera lui ou moi que tu verras le premier ? J’aimerais que ce fût moi.

Je te quitte avec un regret, un secret que je ne puis pas te dire parce qu’il n’est pas mien. Peut-être quelque jour pourrai-je en parler. Ça tiendrait grande place sur ce papier, mon confident, si ce n’était pas d’abord écrit sous le scellé dans mon cœur.


Le 5. — Je n’ai pas le temps d’écrire.


Le 6. — Écrit beaucoup, mais loin d’ici, pas pour ici. C’est dommage, car j’aurais rempli bien des feuilles de ce qui me vient du cœur aujourd’hui. Tu aimes cela. Augustine est venue passer la journée, n’ayant personne au presbytère. Cette petite qui m’amuse ne m’a pas amusée et m’aura trouvé le front sévère avec l’air préoccupé. J’ai pris ma quenouille pour distraction ; mais, tout en filant, mon esprit filait et dévidait et retournait joliment son fuseau. Je n’étais pas à ma quenouille, l’âme met en train cette machine de corps et s’en va. Où va-t-elle ? Où était la mienne aujourd’hui ? Dieu le sait, et toi aussi un peu ; tu sais que je ne te quitte guère, pas même en lisant les beaux sermons que tu m’as fait connaître. J’y vois tout plein de choses pour toi. Oh ! tu devrais bien continuer de les lire.


Le 7. — Grand vent d’autan, grand orchestre à ma fenêtre. J’aime assez cette harmonie qui sortait de tous les carreaux mal joints, des contrevents mal fermés, de tous les trous des murailles, avec des notes diverses et si bizarrement pointues qu’elles percent les oreilles les plus dures. Drôle de musique du Cayla, que j’aime, ai-je dit, parce que je n’en ai pas d’autre. Qui n’entend jamais rien, écoute le bruit, quel qu’il soit.

Une visite, un ami, M. Limer. Presque en entrant : « Comment va M. Maurice ? avez-vous de ses nouvelles ? » — « Demain, demain sans doute. » Ces questions-là font plaisir, on voit que c’est le cœur qui les fait. Ces bons prêtres, ils nous aiment ; nous n’avons pas de meilleurs amis dans le pays. Bonsoir ; il faut bien s’occuper du souper, et garnir le lit. Ce soir, Éran va occuper ta chambrette. Demain matin, je viendrai voir si c’est toi, j’écouterai si tu me cries : « Viens seule, viens ouvrir. » Hélas ! hélas ! que les choses passent et que les souvenirs demeurent !


Le 8. — Oh ! des lettres, des lettres de Paris, une des tiennes ! Tu es arrivé bien portant, bien content, bien venu ! Dieu soit béni ! Je n’ai que cela au cœur, je dis à tout le monde : « Maurice nous a écrit, il a bien fait son voyage, a eu beau temps », et cent choses qui se présentent.

Le beau jour, le beau temps, l’air doux, le ciel pur, il ne manque que de voir des feuilles pour se croire au mois de mai. Cette riante nature adoucit l’âme, la dispose à quelque bonheur. « Impossible, ai-je pensé en me promenant ce matin, qu’il n’arrive pas quelque chose de bon », et j’ai ta lettre. Je ne me suis pas trompée.

Ces lettres, cette écriture, comme cela fait plaisir ! comme le cœur s’y jette et s’en nourrit ! Mais après on redevient triste, la joie tombe, le regret remonte et fait trouver qu’une lettre, c’est bien peu, à la place de quelqu’un. On n’est jamais content, toutes nos joies sont tronquées. Dieu le veut, Dieu le veut ainsi et que le beau côté qui manque ne se trouve qu’au ciel. Là le bonheur dans sa plénitude, là la réunion éternelle. Cela devrait bien un peu faire envie à certaines âmes, les faire vivre chrétiennement.

Écrit à Louise, à Marie.


9. — Anniversaire de la mort de notre grand’père. Nous avons été à la messe ; au retour je t’ai écrit, j’écris encore, j’écrirais toujours et partout, sur les briques de ta chambrette, sur les semelles de tes souliers, que sais-je où la pensée va se poser ? mais je l’apporte ici comme un oiseau sur sa branche, et elle chante. Que te dirai-je ? la première chose venue : qu’en pareil temps, il y eut deuil et joie au Cayla, mort et baptême, mort du grand’père, naissance du petit-fils. Érembert alors vint au monde. C’est triste de naître près d’un tombeau, mais ainsi nous faisons tous : la vie et la mort se touchent. Que ne disent pas là-dessus les fossoyeurs de Shakspeare dans je ne sais quel endroit ?

Je n’ai guère lu ton auteur, quoique je le trouve admirable, comme M. Hugo ; mais ces génies ont des laideurs qui choquent l’œil d’une femme. Je déteste de rencontrer ce que je ne veux pas voir, ce qui me fait fermer bien des livres ; Notre-Dame de Paris, que j’ai sous la main cent fois le jour, ce style, cette Esméralda, sa chevrette, tant de jolies choses me tentent, me disent : « Lis, vois. » Je regarde, je feuillette, mais des souillures par ci par là sur ces pages m’arrêtent ; plus de lecture, et je me contente de regarder les images. Je les aime encore comme un enfant ; de peu s’en faut que je n’arrache celle de la galette au levain de maïs, de cette si jolie mère et de ce si joli enfant. Nous l’avons admirée ensemble, ce qui fait qu’elle me plaît bien.

Mais je suis bien loin de notre aïeul et des sérieuses pensées qui commençaient sur la naissance et la mort. Revenons-y, j’aime cela aussi, et j’ai tout juste, à livre ouvert, ce passage de Bossuet là-dessus : « En effet, ne paroît-il pas un certain rapport entre les langes et les draps de la sépulture ? On enveloppe presque de même façon ceux qui naissent et ceux qui sont morts : un berceau a quelque idée d’un sépulcre, et c’est la marque de notre mortalité qu’on nous ensevelisse en naissant. »


Le 10. — Je reviens où j’en étais hier, à parler mort, vie et Bossuet, ces trois grandes choses. Le petit de la femme de Jean Roux est porté en ce moment au cimetière. Nous avons entendu la cloche qui fait bien pleurer la pauvre mère et me donne des pensées moitié douces, moitié sombres. On se dit que ces petits morts sont heureux, qu’ils sont au ciel ; mais on pense aux grands, à ces âmes d’hommes qui s’en vont devant Dieu avec tant de jours à compter, et quels jours !… Quand leur vie s’ouvre, ce journal que Dieu tient, comme dit Bossuet, et qu’on voit… Mais j’efface, il ne m’appartient pas de faire l’examen des âmes, cet office de Dieu seul. Qu’elles soient heureuses toutes, qu’il ne manque aucune de celles que j’aime au ciel ; voilà qui m’occupe assez et change toutes mes recherches en prières.

Une lettre de Marie, une autre d’Hippolyte, en style laconique : « Viens un tel jour, tu me feras plaisir. » Ceci n’est pas pour moi, tu penses, mais s’adresse à Éran pour un déjeuner et un bal. Tout s’agite en ce moment, le plaisir a battu l’appel, et peu manquent au rendez-vous. Ici nous écoutons seulement, nous causons, nous filons, nous lisons, nous écrivons aux amis : vie du Cayla, si paisible, que j’aime, que je regretterais s’il me fallait la quitter. J’y suis attachée comme l’oiseau à sa cage. Mon chardonneret y revenait toujours quand je le laissais aller dehors et savait peu voler. Ainsi serais-je ; mes ailes n’iraient pas loin dans le monde ; un coin de chambre où tu serais avec Caroline, ta femme, c’est tout. Voilà mon Paris, mon monde.


Le 11. — Une lettre de Louise, la chère amie, qui m’écrit, en partant pour la noce, une lettre plus jolie que les bijoux de la fiancée.


Le 12. — Papa est allé aux *** ; le pasteur est venu ; il a neigé, fait soleil, toutes les variations du ciel, et peu de chose à dire. Je ne suis pas en train d’écrire ni de rien faire d’aimable : au contraire. Il y a de ces jours où l’âme se recoquille et fait le hérisson. Si tu étais là tout près, comme, hélas ! je te piquerais ! bien fort, ce me semble. Et plût à Dieu que cela fût ! Je ne serais pas à penser que peut-être tu n’es pas bien portant dans cet air de Paris.


Le 13. — Je viens d’Andillac avec une grosse belle pomme que m’a donnée Toinon d’Aurel, pour me remercier d’être allée voir son fils qui est malade. Rien n’est plus reconnaissant qu’une mère et qu’une mère pauvre. Nos sangsues ont servi pour ce pauvre enfant. Qu’en pouvions-nous mieux faire, après avoir servi de thermomètre à ton voyage ? J’y tiens beaucoup moins à présent. Ainsi mes affections sont bien souvent intéressées, font la hausse et la baisse suivant le jour. Voilà que papa arrive malade des ***, comme chaque fois qu’il y va. Il y a des lieux qui ne sont pas bons. Je crains toujours qu’il n’en soit ainsi pour toi de Paris. Au moins si papa est malade, l’avons-nous ici pour le soigner. Peut-être ne sera-ce rien. Qui sait ? Le doute s’empare bientôt du cœur.


Le 14. — Papa est mieux ; il a eu la fièvre, peu dormi. Nous lui avons cédé notre chambre qui est plus chaude, et j’ai pris ton lit. Il y a bien longtemps que je n’avais dormi là ; depuis, je crois, que j’emportai de la tapisserie la main de l’homme qui allait défaire un nid qui s’y trouve peint. Je lui prêtais du moins cette mauvaise intention qui me mettait en colère à chaque réveil, et que je punis enfin par un acte de rigueur dont je fus punie à mon tour. On me gronda d’avoir déchiré le pauvre homme, sans écouter qu’il était méchant. Qui le voyait que moi ? Pour bien se conduire avec les enfants, il faut prendre leurs yeux et leur cœur, voir et sentir à leur portée et les juger là-dessus. On épargnerait bien des larmes qui coulent pour de fausses leçons. Pauvres petits enfants, comme je souffre quand je les vois malheureux, tracassés, contrariés ! Te souviens-tu du Pater que je disais dans mon cœur pour que papa ne te grondât pas à la leçon ? La même compassion me reste, avec cette différence que je prie Dieu de faire que les parents soient raisonnables.

Si j’avais un enfant à élever, comme je le ferais doucement, gaiement, avec tous les soins qu’on donne à une délicate petite fleur ! Puis je leur parlerais du bon Dieu avec des mots d’amour ; je leur dirais qu’il les aime encore plus que moi, qu’il me donne tout ce que je leur donne, et, de plus, l’air, le soleil et les fleurs ; qu’il a fait le ciel et tant de belles étoiles. Ces étoiles, je me souviens comme elles me donnaient une belle idée de Dieu, comme je me levais souvent quand on m’avait couchée, pour les regarder à la petite fenêtre donnant aux pieds de mon lit, chez nos cousines, à Gaillac. On m’y surprit et plus ne vis les beaux luminaires. La fenêtre fut clouée, car je l’ouvrais et m’y suspendais, au risque de me jeter dans la rue. Cela prouve que les enfants ont le sentiment du beau, et que par les œuvres de Dieu il est facile de leur inspirer la foi et l’amour.

A présent, je te dirai qu’en ouvrant la fenêtre, ce matin, j’ai entendu chanter un merle qui chantait là-haut sur Golse à plein gosier. Cela fait plaisir, ce chant de printemps parmi les corbeaux, comme une rose dans la neige. Mimi est au hameau, papa à sa chambre, Éran à Gaillac et moi avec toi. Cela se fait souvent.


Le 15. — Encore une lettre pour un bal. Pauvres danseurs, où vont-ils s’adresser ? Autant vaudrait frapper à un couvent qu’à la porte du Cayla. Mais je me trompe, ils ont Éran, Éran qui danse, qui jase, qui joue, fait des gentillesses, des aimableries, et se fait dire qu’il est charmant. En effet, il est très-bien auprès des hommes et des femmes ; c’est un parfait mondain. Hélas ! il en est bien d’autres.

J’ai lu quelques pages, écrit un peu, pensé beaucoup et fait une fusée charmante, et tout cela s’appelle un jour, un de mes jours.


Le 16. — En blanc : cela vaut mieux que ce que je mettrais. Est-ce la peine de dire que je n’étais pas bien aujourd’hui, que j’ai été avec Mimi promener mon malaise dans les bois et les champs, que nous avons rencontré une alouette qui s’en est allée en chantant, et que je lui ai un peu envié ses ailes et sa joie ?


Le 17. — Une lettre de Caroline. Quel bonheur de te savoir tant aimé, si bien soigné, ne traversant que la rue pour te trouver à ta chambre ! Plus de rhume, plus de craintes, plus de ces dragons que je voyais à tes trousses dans Paris. Dieu soit béni ! je suis tranquille. Je vois dans tout ceci un arrangement de la Providence qui mène tout pour ton bien. Et puis, tu n’aimes pas le bon Dieu ! Ses soins pour toi brillent à mes yeux comme des diamants. Vois, mon ami, tout ce qui vient adoucir ta pauvre position, ces secours inespérés, cette affection de famille, cette mère, cette sœur plus que sœur, si aimante, si douce, si jolie, qui te promet tant de bonheur ! Ne vois-tu pas quelque chose là, quelque divine main qui arrange ta vie ? J’espère à présent pour toi un avenir meilleur que le passé, ce passé qui nous a tant fait souffrir ! Mais tous nous avons notre époque de tribulation, la mauvaise fortune, la servitude en Égypte avant la manne et la douce vie.

Romiguières est venu passer la soirée, se chauffer à notre feu, parler ânes et moutons, et, ce qui m’a le plus amusée, faire voir ses papiers pour savoir son âge ; il se trompait de sept ans. Heureux homme, ignorant sa vie ! Ces vies de paysans s’en vont comme des ruisseaux, sans savoir depuis quel temps ils coulent. Ils ont bien pourtant leurs époques, mais ils ne datent pas comme nous. Ils vous disent : « Je naquis que ce champ était en blé, je me mariai quand on planta cet arbre, qu’on bâtissait cette maison ; » grands et beaux registres. Bernardin, je crois, fait parler ainsi Virginie ; moi, j’ai entendu cent fois cela à Andillac ou ici. La simple nature est partout la même.

Au soir, dans un bain de pieds. — Dans cette eau un peu brûlante, je pense aux martyrs, à ce que c’était que ces bains de poix, d’huile, d’eau bouillante où on les plongeait. Quels hommes ! Étaient-ils de notre nature ? Le pourrait-on croire, quand on sent si puissamment la moindre pointe de douleur, une bluette, une goutte d’eau, qu’on dit aïe ! qu’on se retire comme je viens de faire ? Qu’aurais je fait à la place de Blandine ? Mon Dieu, comme elle sans doute, car la foi nous rend surhumains, et je crois bien croire.


Le 18. — Rapporté d’Andillac une lettre de mort, une de mariage, celui de Mlle de Saint-Géry avec M. de Marliave. Pleurs et joies, rencontres de presque tous les jours dans la vie, composée de contrastes perpétuels.


Le 19. — Attendu jusqu’au soir pour voir ce que j’aurais à dire. Rien. Aimes-tu cela ? Si tu préférais des paroles, j’en trouverais dans mon cœur quand il n’en vient pas du dehors. Le cœur des femmes est parleur et n’a pas besoin de grand’chose ; il lui suffit de lui-même pour s’étendre à l’infini et faire l’éloquent, de cette petite poitrine où il est, comme d’une tribune aux harangues. Mon ami, que de fois je t’ai harangué de la sorte ! mais quand je ne pense pas te faire plaisir ou t’être utile, je ne dis rien. Je prends ma quenouille, et au lieu de la femme du XVIIe siècle, je suis la simple fille des champs, et cela me fait plaisir, me distrait, me détend l’âme. Il y a en moi un côté qui touche aux classes les plus simples et s’y plaît infiniment. Aussi n’ai-je jamais rêvé de grandeur ni de fortune ; mais que de fois d’une petite maison hors des villes, bien proprette avec ses meubles de bois, ses vaisselleries luisantes, sa treille à l’entrée, des poules ! et moi là, avec je ne sais qui, car je ne voudrais pas un paysan tel que les nôtres, qui sont rustres et battent leurs femmes. Te souviens-tu de…?

Chargement de la publicité...