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Journal et fragments : $b Publiés avec l'assentiment de sa famille par G. S. Trébutien

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VII

Le 3 mai au soir [1838]. — Depuis ce matin, rien de joli que la naissance d’un agneau et ce cahier qui commence au chant du rossignol, devant deux vases de fleurs qui embaument ma chambrette. C’est un charme d’écrire dans ces parfums, d’y prier, d’y penser, d’y laisser aller l’âme. Ce matin j’ai apporté ces fleurs pour donner à ma table une façon d’autel avec une croix au milieu, et y faire le mois de Marie. Cette dévotion me plaît. Es néyt[22].

[22] Il fait nuit.


Le 5. — Je suis fatiguée d’écriture, deux grandes lettres m’ont brisé la main. Aussi ne mettrai-je pas grand’chose ici ; mais je veux marquer un beau jour, calme, doux et frais, une vraie matinée de printemps. Tout chante et fleurit : Nous venons de la promenade, papa, moi et mon chien, le joli chien de Lili : chère petite bête ! il ne me quitte jamais ; quand je m’assieds, il vient sur mes genoux ; si je marche, il suit mes pas. On dirait qu’il me comprend, qu’il sait que je remplace sa maîtresse. Nous avons rapporté des fleurs blanches, violettes, bleues, qui nous font un bouquet charmant. J’en ai détaché deux pour envoyer à E***, dans une lettre : ce sont des dames de onze heures ; apparemment ce nom leur vient de ce qu’elles s’ouvrent alors, comme font d’autres à d’autres heures, charmantes horloges des champs, horloges de fleurs qui marquent de si belles heures. Qui sait si les oiseaux les consultent, s’ils ne règlent pas sur des fleurs leur coucher, leur repas, leurs rendez-vous ? Pourquoi pas ? tout s’harmonise dans la nature ; des rapports secrets unissent l’aigle et le brin d’herbe, les anges et nous dans l’ordre de l’intelligence. J’aurai un nid sous ma fenêtre ; une tourterelle vient de chanter sur l’acacia où il y avait un nid l’an dernier. C’est peut-être la même. Cet endroit lui a convenu, et, en bonne mère, elle y replace son berceau.


Le 7. — On est venu ce matin, à quatre heures, demander à papa des planches pour la bière du pauvre Romiguières. Nous perdons tous nos amis du Pausadou. Deux morts dans quelques jours ! que cela s’est fait promptement pour la Vialarette et celui-ci !

Après avoir écrit à Marie, à Antoinette, à Caro, il est nuit et je sors d’ici, mais plus tranquille, plus reposée. Rien ne me fait du bien comme d’écrire, parce qu’alors je m’oublie. La prière me fait le même effet de calme, et même mieux, en ce qu’il entre quelque chose de suave dans l’âme.


Le 12. — Depuis cinq jours je n’ai pas écrit ici ; dans ce temps il est venu des feuilles, des fleurs, des roses. En voilà une sous mon front, qui m’embaume, la première du printemps. J’aime à marquer le jour de cette belle venue. Qui sait les printemps que je retrouve ainsi dans des livres, sur une feuille de rose où je date le jour et l’an ? Une de ces feuilles s’en fut à l’île de France, où elle fit bien plaisir à ce pauvre Philibert. Hélas ! elle aura disparu comme lui ! Quoique je le regrette, ce n’est pas cela, mais je ne sais quoi qui m’attriste, me tient dans la langueur aujourd’hui. Pauvre âme, pauvre âme, qu’as-tu donc ? que te faut-il ? Où est ton remède ? Tout verdit, tout fleurit, tout chante, tout l’air est embaumé comme s’il sortait d’une fleur. Oh ! c’est si beau ! allons dehors. Non, je serais seule et la belle solitude ne vaut rien. Ève le fit voir dans Éden. Que faire donc ? Lire, écrire, prier, prendre une corbeille de sable sur la tête comme ce solitaire et marcher. Oui, le travail, le travail ! occuper le corps qui nuit à l’âme. Je suis demeurée trop tranquille aujourd’hui, ce qui fait mal, ce qui donne le temps de croupir à un certain ennui qui est en moi.

Pourquoi est-ce que je m’ennuie ? Est-ce que je n’ai pas tout ce qu’il me faut, tout ce que j’aime, hormis toi ? Quelquefois je pense que c’est la pensée du couvent qui fait cela, qui m’attire et m’attriste. J’envie le bonheur d’une sainte Thérèse, de sainte Paule à Bethléem. Si je pouvais me trouver dans quelque sainte solitude !… Le monde n’est pas mon endroit ; mon avenir serait fait alors, et je ne sais ce qu’il sera. Quelle belle-sœur aurons-nous ? J’ai deux de mes amies qui, après la mort de leur père, ont reçu leur congé de la maison, et je trouve cela si amer ! Ensuite le ciel qu’on s’assure bien mieux dans la retraite. Ce sont mes raisons, pas les tiennes : quittons-nous. Je ne veux plus te rien dire que je ne sois plus tranquille, je ne te dirais rien de bon. Adieu jusqu’à…

Me voici ce soir avec trois lettres, d’Euphrasie, de Marie, de Lucie, jeunes filles bien peu ressemblantes, chacune avec son charme. Les femmes, nous sommes variées comme les fleurs et nous n’en sommes pas fâchées.


Le 14. — Pas d’écriture hier, c’était dimanche. Saint Pacôme aujourd’hui, le père des moines. Je viens de lire sa vie qui est fort belle. Ces vies de reclus ont pour moi un charme ! celles qui ne sont pas inimitables surtout. Les autres, on les admire comme des pyramides. En général, on y trouve toujours quelque chose de bon quand on les lit avec discernement, même les traits les plus exagérés : ce sont des coups de héros qui portent au dévouement, à l’admiration des choses élevées.

Malgré cela, pour bien des personnes, la Vie des saints me semble un livre dangereux. Je ne le conseillerais pas à une jeune fille, même à d’autres qui ne sont pas jeunes. Les lectures peuvent tant sur le cœur, qui s’égare aussi pour Dieu quelquefois. Hélas ! nous l’avons vu dans la pauvre C… Comme on devrait prendre garde à une jeune personne, à ses livres, à ses plumes, à ses compagnes, à sa dévotion, toutes choses qui demandent la tendre attention d’une mère ! Si j’avais eu la mienne, je me souviens de choses que je faisais à quatorze ans qu’elle ne m’eût pas laissé faire. Au nom de Dieu, j’aurais tout fait, je me serais jetée dans un four, et certes le bon Dieu ne voulait pas cela ; il ne veut pas le mal qu’on fait à sa santé par cette piété ardente, mal entendue, qui, en détruisant le corps, laisse vivre bien des défauts souvent. Aussi saint François de Sales disait-il à des religieuses qui lui demandaient la permission d’aller nu-pieds : « Changez votre tête et gardez vos souliers. »


Le 15. — Une visite hier vint couper notre causerie ; je la reprends, moins en train de paroles, à cause d’une peine que j’ai au cœur. C’est ta lettre qui m’a fait cela, qui me fait craindre encore pour ta santé. Pourquoi prends-tu le lait d’ânesse ? pourquoi dis-tu que le printemps te rétablira entièrement ? N’est-ce pas que tu n’es pas aussi bien que tu dis d’abord ? Les bien-portants ne parlent pas de remèdes. On nous trompe, tu nous trompes : l’air de Paris ne t’est pas bon, il te tuera, il a tué le pauvre Victor. Je tremble qu’il n’y ait cette ressemblance de plus entre vous. Mon Dieu, détournez de moi les idées tristes ! Mon ami, je voudrais bien avoir une lettre de toi ; celle d’aujourd’hui est pour tous, et c’est de l’intime qu’il me faut. L’amitié se nourrit de cela.

Il y a quelque temps que je suis ici ; Mimi est seule, je vais la joindre. Je m’amusais à lire d’anciennes lettres. Papa arrive ce soir avec une besace garnie de livres ; Éran vient de la foire avec des cochons, des échaudés et du fromage ; un peillarot[23], des hirondelles, qui sont passés, voilà pour un jour au Cayla. On parle de souper à présent ; ô bouche !

[23] Marchand de fil, aiguilles, etc., qui parcourt les campagnes.


Le 16. — Nous allons à Frauseilles, en caravane, pour voir fondre notre cloche. Cette course m’amuse fort, je pars.


Le 17. — Oh ! c’était bien la peine ! nous n’avons rien vu. La cloche se fond et se fait sous terre, rien ne paraît que le fourneau : flamme et fumée. Il y avait pourtant une foule de monde d’Andillac et des environs, ce qui m’amusait de voir des curieux plus attrapés que moi encore et de leur dire : Qu’abés bist ?[24]

[24] Qu’avez-vous vu ?

Je ne suis pas en train d’écrire ; il fait un vent qui souffle à tout emporter, même les idées. Sans cela, je dirais tout ce qui m’est venu près de ce fourneau, en pensées religieuses, gaies, tristes ; ce que j’ai coulé d’années, de siècles, de baptêmes, de glas, de noces, d’incendies, avec cette cloche. Quand elle finira, qui sait tout ce qui aura fini dans Andillac et dans le monde ? L’âge des cloches prend des siècles, du temps sans fin, à moins d’un malheur ou d’une révolution. Ainsi, tous tant que nous étions là, nous ne la verrons pas refondre. Cela seul est solennel : ne plus voir ce qu’on voit. Il y a là quelque chose qui fait qu’on y attache fort les yeux, quand ce ne serait qu’un brin d’herbe. Ainsi j’ai pensé de l’église de Frauseilles où je me suis recueillie un moment, et dont j’ai bien regardé la porte fermée pour toujours, car apparemment je n’y reviendrai plus. Que ce mot doit être triste pour les endroits où le cœur tient ! Si pour toujours je voyais se fermer la porte du Cayla, la porte du jardin, la porte de papa, la porte de la chambrette !… Oh ! que doit-il en être de la porte du ciel ?

Que n’es-tu là ! nous partagerions deux pommes que me donna Julie de Gaillard que j’allai voir comme payse. Cette bonne femme ne savait comment me traiter, m’exprimer le plaisir que lui faisait ma visite. Je n’ai pas perdu mes pas à Frauseilles, j’ai fait plaisir, j’ai caressé un petit enfant dans son berceau, j’ai vu en passant près du cimetière les tombes de nos vieux amis de Clairac, indiquées par une croix de fer. Rien ne paraît que cela, le niveau se fait vite sur la terre des morts ! Qu’importent les apparences ? L’âme, la vie n’est pas là. O mon Dieu ! cela serait trop désolant. J’ai beaucoup pensé à toi dans tout ça, parce qu’il y avait une troupe de curés qui m’ont demandé de tes nouvelles, ce qui m’a fait bien plaisir de voir que l’Église t’aime. Adieu ; tu vois bien que je n’ai rien dit.

Ce soir à dix heures. — Il est nuit sombre, mais c’est à écouter toujours les grillons, le ruisseau et un rossignol, rien qu’un, qui chante, chante, chante dans cette obscurité. Comme cette musique accompagne bien la prière du soir !


Le 18. — Pas moyen de sortir, il pleut. C’est un jour à lire, à écrire pour remplacer les promenades, belles occupations du printemps. A tout moment, on est dehors ; nous menons une vie d’oiseau en plein air sous les ombres. C’est un charme, et que de plaisirs variés à chaque coup d’œil, à chaque pas, pour peu qu’on y regarde ! Hier Mimi m’apporta de magnifiques rubans d’herbe rayée blanc et vert, satinée, brillante ; c’était à nouer au menton. Je l’ai mise dans un vase où j’admire encore mes rubans un peu fanés. Ils seraient plus jolis sur pied ; ces articles de modes ne doivent pas sortir des bois.

J’aimerais bien de connaître un peu la botanique ; c’est une étude charmante à la campagne, toute pleine de jouissances. On se lie avec la nature, avec les herbes, les fleurs, les mousses qu’on peut appeler par leur nom. Étudie la botanique, Maurice, tu me l’apprendras. Ce serait bien facile avec une Flore. Mais quand seras-tu ici au printemps ? Tu n’y viens que tard ; ce n’est pas lorsque l’hiver a fauché toute la beauté de la nature (suivant l’expression de notre ami, saint François de Sales) qu’on peut se mettre à botaniser : plus de fleurs alors, et ce sont les fleurs qui m’intéressent parce qu’elles sont si jolies sur ces tapis verts. J’aimerais de connaître leur famille, leurs goûts, quels papillons elles aiment, les gouttes de rosée qu’il leur faut, leurs propriétés pour m’en servir au besoin. Les fleurs servent aux malades. Dieu fait ses dons à tant de fins ! Tout est plein pour nous d’une merveilleuse bonté ; vois la rose qui, après avoir donné du miel à l’abeille, un baume à l’air, nous offre encore une eau si douce pour les yeux malades. Je me souviens de t’en avoir mis des compresses quand tu étais petit. Nous faisons tous les ans des fioles de cette eau qu’on vient nous demander.

Mais j’ai dit que c’était un jour à écrire. Qu’écrire ? Je n’en sais rien, je sens que j’écrirais. Si j’avais un plan, un cadre fait, je le remplirais tous les jours un peu, et cela me ferait du bien. Le trop-plein fait torrent parfois, il vaut mieux lui ouvrir passage. Je n’épanche guère qu’ici, et peu parce que… le papier vole. Qui sait quand je le lance vers Paris où il peut tomber ? Aussi m’arrive-t-il d’effacer quand je relis ; tu l’auras vu dans le dernier cahier. Il était question d’E***, je m’étais laissée aller à de trop vives peintures, et même fausses, je l’ai vu depuis par ses lettres. C’est une bonté passionnée, sans rancune, sans amertume, candide dans ses torts, une enfant avec un cœur de feu. Je vois ceci comme bien étonnant, comme venant de Dieu, et je m’attache à l’âme qu’il m’a confiée, qui me dit : « Aimez-moi, aidez-moi à aller au ciel. » Oh ! je lui aiderai de mon mieux, je l’aimerai toujours, car l’amitié sainte n’est qu’un écoulement de la charité qui ne meurt pas.

Le rossignol d’hier soir a chanté toute la journée. Quel gosier ! s’il était anglais, je dirais qu’il avait fait un pari.


Le 19. — Trois lettres et l’arrivée d’Éliza. C’est Louise, Marie et Euphrasie qui nous écrivent. Cette pauvre Euphrasie si triste, si désolée de la mort de sa chère tante, me fait compassion. Cœur si bon, si ardent, si tendre, qu’elle va souffrir à présent ! Lili lui remplaçait sa mère.


Le 24. — Un mot ce soir que j’ai le temps, que je suis seule, que je pense à toi, que c’est l’Ascension, un beau jour, un jour saint où l’âme monte, monte au ciel. Mais non, je suis bien ici, il semble qu’on ne se détache point d’écrire. On m’appelle.


Le 26. — Deux jours entre ces lignes sans t’écrire, et depuis sont venues des lettres, des nids d’oiseau, des roses sur la terrasse, sur ma table, partout. Il est venu cent choses de Gaillac ; de plus loin, la mort du prince de Talleyrand : c’était de quoi écrire ou jamais ; mais nous faisons des pèlerines avec Éliza, et le monde passerait sous notre aiguille qu’on ne la quitterait pas. Que peu de chose nous suffit ! cela m’étonne. Je n’ai pas le temps de dire pourquoi.


Le 27 au soir. — Premier Angelus de notre cloche neuve. Je viens de l’écouter à la fenêtre de la salle et me suis levée de table tout exprès pour ce plaisir, suivi de tant de pensées diverses que j’aime. Mélange religieux de joie, de deuil, de temps, d’éternité, berceaux, cercueils, ciel, Dieu : la cloche annonce tout cela, me l’a mis dans l’esprit à présent. Oh ! surtout, surtout je pense quel premier glas elle sonnera ! pour qui ? je le marquerai ; A quelle page ? peut-être ne le marquerai-je pas. Quel vivant peut se dire : Je parlerai d’un mort ? Mon Dieu, nous passons si vite ! Cependant je suis bien portante ; mais je vois des fleurs, mises toutes fraîches ce matin dans un vase, flétries et toutes mortes ce soir. Ainsi de nous : le vase où nous avons la vie n’en contient pas pour plus d’un jour.

Des visites de curés : celui du canton, celui de Vieux et le nôtre, trois hommes bien différents : l’un sans esprit, l’autre à qui il en vient, et l’autre qui le garde. Ils nous ont raconté force choses d’église qui intéressent pour parler et pour répondre un moment ; mais en général les variantes plaisent en conversation, l’entretien de mille choses diverses, ce qui fait la causerie, chose rare. Chacun ne sait parler que de sa spécialité, comme les Auvergnats de leur pays. L’esprit reste chez soi aussi bien que le cœur.

Éliza vient de nous quitter à mon grand regret. Tous les départs attristent ; pour me consoler, j’ai une lettre bien tendre et bien aimable devant les yeux et dans le cœur. Ce n’est pas de toi, c’est d’E*** qui me dit toujours de mille façons qu’elle m’aime, qu’elle souffre de corps et d’âme, et que je sais jeter quelques fleurs sur les heures trop souvent arides de sa vie. Pauvre amie ! pauvre femme ! que je m’estime heureuse de lui faire du bien ! aussi je m’en vais lui donner tout ce que je pourrai de doux, de consolant, de pieusement suave, toutes les fleurs possibles. Comme elle souffre ! comme quelqu’un lui a fait du mal ! comme cela me porte à la guérir, à lui indiquer des remèdes ! Je n’en désespère pas, car Dieu nous aide, il vient visiblement en aide à cette pauvre âme ; de lettre en lettre ses dispositions sont meilleures, sa foi plus ranimée, son cœur plus tourné du côté du ciel, et cela fait tout espérer. Chaque matin, elle dit une prière à la Vierge, que je lui ai envoyée. « A huit heures, me dit-elle, nous serons ensemble devant Dieu », car je fais à cette même heure la même prière pour elle avec pleine confiance. La sainte Vierge, qui t’a guéri, pourra bien la guérir aussi. C’est là mon espérance et mes remèdes… En haut, en haut ! Eh ! que trouvons-nous ici-bas ? On ne sait que s’y faire souffrir.

Puis elle me demande un peu de poésie, et je vais lui en donner, j’accorde tout aux malades. C’est pour la mettre en musique : union d’âmes entre nous encore plus intime, le printemps et le rossignol, le musicien et le poëte ! il en devrait être ainsi, ce me semble. Mais, hélas ! il y a si longtemps que je n’ai rien fait ; et ce n’est pas facile de bien faire, d’atteindre le beau, si haut, si loin de notre pauvre esprit ! On sent que c’est fait pour nous, que nous avons été là, que cette grandeur était la nôtre et que nous ne sommes plus que les nains de l’intelligence. O chute, chute qui se retrouve partout ! Je continuerais s’il ne me fallait pas aller mettre la table. Jeanne-Marie est à la foire, plus heureuse que…

Que retranché. Je ne sais ce que je voulais dire quand j’ai planté là mon cahier. J’y viens parler ce soir d’une lettre de Félicité qui me dit : « Maurice tousse encore. » Depuis, j’ai cette toux en moi, j’ai mal à la poitrine de mon frère. Oh ! quand serai-je tranquille ? quand le serai-je sur la chère santé et la chère âme malade aussi ? L’une ne dépend pas de toi ; si fait l’autre, et tu me laisses toujours souffrir, toujours trembler pour ce qui m’intéresse. Adieu ; bon soir, méchant que j’aime.


Le 30. — Est-ce les bouquets qui ont attiré tant d’abeilles et fait de ma chambre une ruche ? Depuis ce matin, ce n’est que bourdonnement, bruissement d’ailes qui ne me déplaît pas. J’aime les abeilles et les laisserais volontiers faire leur logement dans ma chambre, si ce n’était l’aiguillon qui gâte la poétique bête. Hier je fus piquée d’une bonne piqûre : ce qui me fait tenir à l’écart des abeilles, ce qui me fait dire aussi que ce qui fait du miel est souvent bien méchant.


Le 31. — C’est ce soir sur ma fenêtre, au chant du rossignol, en vue de mes acacias tout fleuris et tout embaumés, que je dis adieu au mois de mai, ce beau mois tout fleurs et verdure. Hélas ! tout finit. Clôture aussi du mois de Marie, belle dévotion printanière.


Le 1er juin. — Passé la journée à Cahuzac. Trouvé au retour un cahier des Annales de la Propagation de la Foi. Événement que tout écrit venu au Cayla, celui-là surtout dont les pages sont recueillies par des saints dans toutes les parties du monde.


Le 2. — M. Jules de Villefranche est venu nous voir ; il m’a semblé grandi, fortifié, mieux que de coutume, avec sa douceur accoutumée. Toujours gai, causeur, nous demandant de tes nouvelles. Le bon petit jeune homme !

Caro, la chère, vient d’écrire à Mimi. Quel plaisir nous fait une lettre de Paris ! Mais de voir que tu tousses, que chacun le dit, que c’est peut-être plus qu’on ne dit : que c’est triste ! Puis tu ne m’écris pas, pas mot de tant de choses intimes que nous savons. Oh ! nous voilà bien séparés ! Je ne sais plus rien de toi. Dieu sait ce qu’il m’en coûte, et comme je mets ce silence au rang de mes peines. Pauvre cœur, tout construit pour les souffrances ! Il y en loge ! tout est plein dans ce moment. Toi seul n’en es pas cause ; il en vient d’ailleurs dont personne ne se doute, douleurs de l’âme qui souffre parfois d’étranges choses. Dieu les envoie, les permet pour notre bien. C’est, disent les saints, le feu qui purifie, qui refond ; je le crois, nous avons parfois besoin de repasser au creuset. Quelqu’un me disait : Dans ces moments-là, faites comme saint Jérôme, écrivez. Écrivons. La poésie est ce qui occupe le plus. Si j’en faisais ?

Mon Dieu, mon Dieu, mon cœur vous adore et vous aime ;
Rien que dire : mon Dieu ! m’est un bonheur suprême ;
C’est le ciel qui sur moi descend,
Et jamais, sous le diadème,
Reine auprès de son roi n’eut un bonheur plus grand.
Vous êtes mon amour, vous êtes ma lumière ;
Un coin pour vous prier me vaut la terre entière ;
Sous votre regard nonpareil,
Mon âme s’ouvre heureuse et fière,
Comme la fleur des champs aux rayons du soleil.
Ah ! que me dites-vous et que vous dit mon âme ?
Que dit le ciel à l’aube et la flamme à la flamme ?
Ah ! que se disent deux torrents ?
Qu’entendit la première femme
Quand vous apparaissiez aux jardins ravissants ?
Oh ! du céleste amour choses inénarrables !
Choses que les mondains peuvent traiter de fables,
Mais dont le divin Raphaël
Ferait des tableaux ineffables
Comme ceux qu’il a faits pour exposer au ciel.
Voyez Monique en pleurs et Thérèse en extase,
Thérèse devant Dieu versant, immense vase,
Versant un océan d’amour ;
Et, dans le tablier de gaze,
L’aumône se changer en roses chaque jour.

Le 4. — Flageolet, hautbois, grosse caisse, rossignols, tourterelles, loriots, merles, pinsons, belle et grotesque symphonie du moment. C’est, en l’honneur de la fête votive, la bruyante musique d’Andillac qui retentit jusqu’ici et se mêle à celle des oiseaux. Au moins ne manquons-nous pas de concerts dans nos champs ; tu aimes ceux de Paris sans pouvoir y aller toujours, et moi, sans y aller, je m’y trouve. C’est de tous côtés, de tous les arbres, des voix d’oiseaux, et mon charmant musicien, le rossignol de l’autre soir, chantant encore près du noyer du jardin. Ce sont pour moi des charmes, des plaisirs que je ne puis dire. Aussi quelqu’un me disait : « Vous êtes heureusement née pour habiter la campagne. » C’est vrai, je le sens, et que mon être s’harmonise avec les fleurs, les oiseaux, les bois, l’air, le ciel, tout ce qui vit dehors, grandes ou gracieuses œuvres de Dieu.


Le 5. — Mon Dieu, mon Dieu, ma pauvre Louise ! On vient de me dire que son père était mourant ou mort. Érembert, qui était à Gaillac au reçu de cette nouvelle, a vu Charles partir en poste. Le bon ami que nous perdons ! le digne homme ! Je vais écrire à Louise.

Un nouveau livre envoyé par Louise, les Méditations du Père Judde pour des religieuses, ouvrage estimé. Je le désirais depuis longtemps.


Le 7. — La mort de M. de Bayne, certaine aujourd’hui. Une belle âme de plus au ciel. Il avait une foi débordante ; il trempait tout de Dieu. Homme rare aussi pour les qualités du cœur ; il savait être ami aux dépens de ses intérêts. Sa fortune s’est ressentie de son dévouement à plus d’une infortune.


Le 8. — Rousou ! la servante de la pauvre Lili. Que cette visite me fait plaisir ! Il y a des plaisirs tristes, comme celui de parler des morts, de voir ceux qu’ils ont aimés. Elle m’a apporté une lettre d’Euphrasie et une de Louise qui me dit : « Mon père va très-bien. » C’était presque la veille de sa mort. La mort vient vite.


« Je regarde votre enthousiasme[25] de la laideur comme un excès, dans quelque bonne disposition qu’il semble vous être venu. L’amour de la beauté nous est trop naturel pour passer tout à coup à aimer la laideur, à moins d’un miracle de conversion comme cela s’est vu dans des saints. Transformation sublime, dévoilement de la beauté divine qui ravit l’âme, lui fait oublier toute beauté créée, même haïr celle du corps comme occasion de péché. Quel épurement ! quel détachement ! Qui de nous, femmes, en est là ? Moi qui ne suis pas jolie, je ne puis pas vouloir être laide. Voyez où j’en suis avec mes « sublimes contemplations », elles n’ont pu me mettre au-dessus de la vanité. Oh ! ne parlons pas de contempler ; c’est l’état du ciel, des bienheureux. Nous, pauvres pécheurs, c’est beaucoup de savoir nous abaisser devant Dieu pour gémir de nos misères et lui confesser nos fautes. Il est beau de s’élever, mais regarder dans son cœur est bien utile. On voit ce qui se passe chez soi, connaissance indispensable à nos affaires spirituelles… Il y a dans la piété un côté idéal qui remplit la tête de ciel, d’anges, d’idées séraphiques sans rien laisser au cœur, sans le tourner à l’amour et à la pratique de la loi de Dieu. Sans cela, quand nous parlerions le langage des anges, nous ne serons que des airains sonnants et des cymbales retentissantes. Ce passage d’une Épître m’a toujours frappée, me fait craindre de parler de la piété sans en avoir assez dans l’âme. Mais vous m’assurez toujours que mes lettres vous font du bien, ce qui m’encourage, me fait penser que Dieu veut que je vous écrive, me rend heureuse de croire au bonheur que je vous fais.

[25] Extrait d’une lettre à Mme A. de M…

« Le trône même a eu ses saints. On n’a qu’à penser à saint Louis pour croire au salut le plus difficile. Je lis surtout avec charme l’histoire de sa sœur, la bienheureuse Isabelle, si humble dans les grandeurs, si retirée des plaisirs, si innocente et si pénitente, donnant aux pauvres ce qu’elle recevait pour son luxe, les délices du roi son frère et de la cour par sa douceur et ses gracieuses qualités qui la firent pleurer de tous quand elle alla se recueillir dans sa maison de Sainte-Claire, à Longchamp, pour mourir. Hauts et touchants exemples de ce que peut la grâce dans les cœurs de bonne volonté, des triomphes de la foi sur le monde ! En fait de salut, vouloir c’est pouvoir, suivant la devise de Jacotot. Qu’était-ce que ce Jacotot ? Un homme sans doute comprenant la puissance de la volonté, ce levier qui peut soulever l’homme jusqu’au ciel.

« Vous avez raison de dire que je suis heureusement née pour habiter la campagne. C’est mon endroit ; ailleurs, je serais moins heureuse peut-être. Je reconnais en ceci un soin de la Providence, qui fait tout avec amour pour ses créatures, qui ne fait pas naître la violette dans les rues. Vous me voyez bien appuyée sur ma fenêtre, contemplant tout ce vallon de verdure où chante le rossignol ; puis je vais soigner mes poulets, coudre, filer, broder dans la grande salle avec Marie. Ainsi, d’une chose à l’autre, le jour passe, et nous arrivons au soir sans ennui. »


Mon cher Maurice, à toi maintenant ; hé ! non, pas encore ! quelqu’un entre. Que de fils rompus ! La moitié de celui de là-haut est déjà bien loin ; je ne renouerais pas, si ce n’était un brin de poésie que j’envoie et que je veux te laisser. Mais avant, la leçon à Lucie, ma filleule.

Depuis cette leçon, un chagrin. Mon cher petit chien, mon joli Bijou est malade, si malade que je crains qu’il n’en meure. Pauvre bête ! comme il est oppressé, comme il gémit, me lèche les mains et me dit : « Soulagez-moi ! » Je ne sais que lui faire, il ne prend rien que quelques gouttes de sirop de gomme qu’il lèche sur mes doigts ; c’est ainsi que je le nourris, moitié sucre, moitié caresses. Hélas ! que sert d’aimer ? je ne le sauverai pas. Cela me ferait pleurer, si je ne renvoyais mes larmes. Pleurer une bête, c’est bête, mais le cœur n’a pas d’esprit ni trop d’amour-propre souvent. Puis mon Bijou est si joli, si gracieux, si gentil, si précieux me venant de Lili ! Un chien, c’est si riant, si caressant, si tendre, si à nous ! Je crois que je pleurerai, mais ce sera ici dans ma chambrette où se passent mes secrets.

Une de mes amies demandait une fois des prières pour son chien malade ; je me moquai d’elle et trouvai sa dévotion mal placée. Aujourd’hui j’en ferais comme elle, je ne trouve pas cette prière si étrange : tant le cœur change l’esprit ! Je n’aimais pas Bijou alors ; ma conscience ne s’offusque pas d’intéresser le bon Dieu à la conservation d’une bête. Y a-t-il rien d’indigne dans ses créatures, et ne peut-on pas lui demander la vie de celles que nous aimons ? Je suis portée à le croire et qu’on peut, excepté le mal, tout demander à Dieu, au bon Dieu. Ce nom familier, ce nom populaire de la Divinité m’inspire toute sorte de confiance. Il y a loin de là à l’Être suprême, aussi loin que de Rose Dreuille à Voltaire. Mais à quoi servirait la foi des philosophes quand on est malheureux ? Qu’attendre d’un être inaccessible, si loin, si loin de l’homme qu’on ne peut pas l’aimer en l’adorant, et le cœur, cependant, veut aimer ce qu’il adore et adorer ce qu’il aime ; ce qui s’est fait quand Dieu s’est fait chair, quand il a habité parmi nous. De cette condescendance infinie nous est venue notre foi confiante. Si tu savais tout ce qu’on demande et qu’on obtient quelquefois ! Les miracles le prouvent. Je crois aux miracles de guérison et à d’autres bien avérés, comme ceux dont parlent saint Augustin, Bossuet, ou ceux qu’on voit de nos jours. Il faut que je retourne auprès de mon pauvre Bijou qui, certes, m’a menée assez loin.


Le 1er juillet. — Il est mort, mon cher petit chien. Je suis triste et n’ai guère envie d’écrire.


Le 2. — Je viens de faire mettre Bijou dans la garenne des buis, parmi les fleurs et les oiseaux. Là je planterai un rosier qui s’appellera le rosier du Chien. J’ai gardé les deux petites pattes de devant si souvent posées sur ma main, sur mes pieds, sur mes genoux. Qu’il était gentil, gracieux dans ses poses de repos ou de caresses ! Le matin, il venait au pied du lit me lécher les pieds en me levant, puis il allait en faire autant à papa. Nous étions ses deux préférés. Tout cela me revient à présent. Les objets passés vont au cœur ; papa le regrette autant que moi. Il aurait donné, disait-il, dix moutons pour ce cher joli petit chien. Hélas ! il faut que tout nous quitte, ou tout quitter.

Une lettre me vient à présent, qui me donne une autre peine. Les affections du cœur sont différentes comme leurs objets. Quelle différence du chagrin de Bijou à celui que me donne une âme qui se perd, ou du moins en danger ! O mon Dieu, que cela pénètre et effraye dans les vues de la foi !


Le 6. — Toujours des lacunes, des empêchements d’écrire. Depuis trois jours, je n’ai pas quitté l’aiguille. C’était d’abord une robe d’enfant, que nous faisions, jolie petite robe rose que j’ai cousue de jolies pensées. C’est si gracieux l’enfance et sa parure ! De si jolies boucles tomberont sur ce corsage, un bras si blanc, si rond remplira ces manches, une si jolie petite main en sortira, et l’enfant est si jolie et s’appelle Angèle ! C’est avec charme que j’ai travaillé pour elle.

Mais aujourd’hui raccommoder du vieux linge m’ennuyait ; je n’avais pas le cœur ni l’esprit à l’aiguille, je pensais à toi tristement. Hélas ! nous avons reçu ta lettre de malheur. Ce vaisseau tant attendu n’apporte que des tristesses, des mécomptes. Caro doit être bien contrariée, bien affligée, voyant ainsi votre union mise en doute. Qui sait si vous aurez de quoi vous marier ? Cette question résout toute votre existence : aussi papa l’a pesée mûrement. Tu sauras ce qu’il pense dans sa lettre. Ici, je ne fais que de toi à moi. Tu ne saurais croire combien cette incertitude, cette hésitation de ton sort m’occupe, je ne dis pas m’accable, parce que je me repose sur la Providence. Combien de fois j’ai offert à Dieu tout mon bonheur pour le tien ! Si j’étais exaucée, si quelque jour tu me disais : « Je suis content ! » Je palpite à l’idée de cette félicité que je pourrais voir ; et quand je ne la verrais pas !…


Le 7. — Rien fait qu’entendre la messe ce matin et écrire tout le jour presque. C’est à toi, à Raynaud, à Caroline. Que de choses, de pensées sorties du cœur, et qu’il y en reste encore ! Ton avenir m’occupe tellement ! Je n’ai fait que vous voir, vous entendre toute cette nuit, tous malheureux, gémissants d’une union rompue. Il n’en sera pas ainsi, j’espère. Caroline et sa tante ont écrit hier ; rien de bon, d’espérant. Des revers, rien que des revers dans leurs lettres. Que tout cela nous peine ! si tu le savais, mon ami ! Je t’ai écrit aussi aujourd’hui et te dis des choses inutiles à trouver ici. Quand tu liras ce cahier, tout sera décidé. Sera-ce heur ou malheur ? Dieu le sait. Rien d’humain ne se prononce en bien.


Le 9. — Premier jour des moissons. Rien n’est joli à la campagne comme ces champs de blé mûr, d’une dorure admirable. Pour peu que le vent souffle, ces épis coulant l’un sur l’autre font de loin l’effet des vagues ; le grand champ du nord est une mer jaune. A tout moment tu verrais papa à la fenêtre de la salle, contemplant sa belle récolte. Douce jouissance du cultivateur !


Le 10. — Filé ma quenouille et lu un sermon de Bossuet. Nous avons la suite ; mais tu n’es pas là pour m’aider à voir les beaux morceaux. Je recueille donc ce que je puis. Si tu m’écrivais, si j’étais moins en peine sur toi, je ferais tout avec bien plus de plaisir : une peine au cœur, c’est un levain qui fait tout monter en aigre, en quelque chose d’amer. Ainsi ma vie depuis que tu la tourmentes ; que je voudrais en être délivrée ! que de fois je dis à Dieu : « S’il est possible, éloignez de moi ce calice ! » Oui, mon ami, je l’éloigne et le reprends ; je te vois tantôt heureux, tantôt malheureux, je veux et ne veux pas ton mariage. Que la volonté de Dieu se fasse ! le vouloir humain doit se perdre en celui-ci ; sans cela, point de repos, ni de lumière, ni de sûreté. Lucie, ma filleule, qui n’a pas ces soucis, est là attendant sa leçon.

Cela fait, il me vient une pensée du sermon sur l’Honneur que j’ai lu, que je veux laisser ici ; il s’agit de la vanité humaine et de tout son train : « Tant de fois comte, tant de fois seigneur, possesseur de tant de richesses, maître de tant de personnes, ministre de tant de conseils et ainsi du reste ; toutefois, qu’il se multiplie autant qu’il lui plaira, il ne faut toujours, pour l’abattre, qu’une seule mort. Mais il n’y pense pas, et dans cet accroissement infini que notre vanité s’imagine, il ne s’avise jamais de se mesurer à son cercueil, qui seul, néanmoins, le mesure au juste. » Quel homme ! conduisant tout au cercueil. Nul, comme Bossuet, n’a su rendre la mort frappante et solennelle : il vous atterre.

Je m’en vais à la salle joindre papa. J’écrivais au chant de jeunes poulets qui piquent l’herbe sous ma fenêtre, au bruit joyeux des moissonneurs qui sont dans les chènevières. Heureuses gens qui suent et qui chantent !


Le 11. — Les gracieuses choses qui se voient dans les champs, que je viens de voir ! Un beau champ de blé plein de moissonneurs et de gerbes, et parmi ces gerbes une seule debout faisant ombre à deux petits enfants, et leur grand’mère les faisant déjeuner avec du lait.


Le 12. — Qu’aurons-nous sur cette page aujourd’hui ? Rien n’est venu que le chant des cigales. Attendons au soir.

Ce soir au crépuscule. — J’écris d’une main fraîche, revenant de laver ma robe au ruisseau. C’est joli de laver, de voir passer des poissons, des flots, des brins d’herbe, des feuilles, des fleurs tombées, de suivre cela et je ne sais quoi au fil de l’eau. Il vient tant de choses à la laveuse qui sait voir dans le cours de ce ruisseau ! C’est la baignoire des oiseaux, le miroir du ciel, l’image de la vie, un chemin courant, le réservoir du baptême.


Le 16. — Un peu de calme enfin ! Un peu d’espérance sur ton mariage. Mlle M. nous écrit des choses qui vont le décider. J’y vois un bien-être, une vie qui ne commencent pas mal ; cela nous rend tous heureux. Aucun du Cayla qui ne fût triste depuis trois semaines. La douleur d’un membre passe à tout le corps. Comme je me sens le cœur tout autre ! Je ne sais quoi d’amer s’en est allé qui me gâtait tout le plaisir de penser à toi, d’en parler. J’ai bien eu l’occasion de remarquer comme un nom prononcé, pensé, porte tristesse ou joie. Une cigale chante dans la salle ; il y a aujourd’hui un peu de gaîté partout. Il faut que j’écrive à Antoinette. Misy m’a chargée de lui apprendre l’arrivée de la femme de Philibert. Pauvre cousine de l’Ile de France, elle est venue chercher asile chez ses parents. Son fils va t’être envoyé. Il me semble que son père est avec lui, nous le recommande. Je t’écrirai bientôt à l’occasion de ce cher petit enfant.

Ne croyez pas qu’il soit amusant d’écrire à un grand vicaire comme sur mon petit cahier ou à Louise, à Caro, à mes amies. Ces lettres de tendresse sortent toutes faites du cœur ; mais l’autre, il m’a fallu la faire, et rien n’est ennuyeux comme ce travail d’esprit, une rédaction claire et nette de choses positives. Jamais rien ne m’a tant coûté. Je ne sais écrire que lorsque je ne sais ce que j’écrirai ; je ne sais quoi vous inspire : la plume marque, et voilà tout. Mais les affaires de paroisse ne se traitent pas de la sorte. Enfin c’est fait, malgré moi. Cela m’apprend qu’un bon vouloir et la patience viennent à bout de tout. J’ai aussi épargné à papa une application fatigante ; il s’agissait d’affaires entre Alos et Andillac.

Pour me délasser, je viens de me reposer la tête sur une gerbe là-bas dans le champ de Délern à Sept-Fonts, parmi des bergers et des vaches, le petit Estève jasillant. Il me parlait de son alphabet, car il va à l’école et se croit bien le plus savant. Lous daissi toutés darrè[26] ! Naïf orgueil de six ans qui va croître. Cet enfant est, en effet, très-supérieur aux autres ; mais que deviendra cette intelligence mal tournée ? C’est la façon de le développer qui fait l’homme. Que de grands scélérats ont de quoi faire de grands hommes ! Pauvre petit Toinou, qui deviendra mauvais sujet ! Si je pouvais, je l’ôterais de chez son père.

[26] Je les laisse tous derrière.


Le 20. — Vie mélangée, Marthe et Marie. Après la messe que j’ai entendue pour l’anniversaire de notre grand’mère, je me suis mise à coudre des tabliers de cuisine, à raccommoder un pantalon d’Érembert, cela entremêlé de diverses lectures, histoire et poésie, cette poésie grecque d’André Chénier dont j’aime le Mendiant et le Malade. — Les bouquets de Caroline ! J’entends cela à la salle. J’y vole.

Ils sont charmants, nos bouquets de la Vierge. Charmante Caro ! que je la voudrais là pour l’embrasser ! Une lettre de Marie, de Gabrielle et de M. Périaux en même temps. Que de choses pour un jour du Cayla ! Aussi j’ai le cœur plein, tout plein de fleurs, d’amitiés, de pieuses choses pour ce bon curé de Normandie qui me parle d’une façon si saintement aimable. Il me parle aussi de Lili, et voilà la mort sur ce peu de joie ! Me voilà pensant à cette pauvre cousine, qui pourtant est au ciel, comme M. Périaux dit qu’il faut l’espérer. Il le peut savoir, lui qui la dirigeait, lui qui avait la connaissance de ce lis intelligent.


Le 21. — Une grande lettre à Euphrasie, c’est mon premier plaisir de ce matin ; maintenant, allons en attendre d’autres dans la salle. Que peut-il venir aujourd’hui ? On ne sait, mais on espère ; l’ignorance du bonheur en fait le charme ; c’est si vrai, que Dieu nous a fait un mystère du paradis. Ils ne savent pas être heureux, ceux qui veulent tout comprendre.

Qu’est-il survenu ? Rien que le bruit des fléaux tombant en cadence sur l’aire. Cette cadence au chant des coqs et des cigales fait quelque chose d’infiniment rustique que j’aime.


Le 22. — O bonheur, bonheur ! une lettre de Raynaud qui décide ton mariage, qui demande à papa de me laisser venir à ta noce. Je ne pourrai pas, je crains bien, jouir de ce beau jour ; mais pourvu qu’il vienne, que je sache ta félicité, quoique de loin, je suis contente, je bénis Dieu de toute mon âme. Je n’oublierai pas que c’est le jour de sainte Madeleine que cette espérance est venue ; comme elle est douce après les amertumes passées ! Maurice, cher frère, que je sens que je suis sœur dans ce moment et toujours ! Ceci écrit, mon petit cahier s’en va dans le bureau sous ma table, et moi à *** demain matin. Je voudrais bien le prendre, mais où le tenir là-bas ? — Je prendrai note au cœur, et puis nous mettrons ici : Adieu, au revoir, Maurice et papier. Vous quitter, quel dommage !


[Le 30.] — Me voici après huit jours, après une chute, après la mort qui m’a tenue et laissée au vouloir de Dieu. Oh ! c’est bien Dieu qui m’a sauvée, qui m’a voulue encore sur la terre, ici, près de papa, dans ma chambrette à présent pour t’écrire et à bien d’autres, pour faire je ne sais quoi de bon, de doux, d’utile de ma vie, tout ce que je pourrai. Je t’ai conté mon aventure ce matin dans une lettre. A présent, je veux te dire mon bonheur de venir enfin à Paris, non pas à Paris, à ton mariage, c’est cela que je viens voir ; j’ai cela bien avant dans le cœur.

Quel homme que Hugo ! Je viens d’en lire quelque chose : il est divin, il est infernal, il est sage, il est fou, il est peuple, il est roi, il est homme, femme, peintre, poëte, sculpteur, il est tout ; il a tout vu, tout fait, tout senti ; il m’étonne, me repousse et m’enchante ; à peine si je le connais pourtant que dans Cromwell, quelques préfaces, Marie Tudor et quelque peu de Notre-Dame. J’irai la voir cette Notre-Dame, à Paris. Que de choses à voir pour moi, au sortir de mon désert !


Le 8 [août]. — Françoise, la sœur de M. Limer, m’est venue voir dans ma solitude plus que solitaire, puisque Mimi n’y est pas ; elle est à Gaillac, la chère sœur. En attendant son retour, je suis enchantée que Françoise soit venue remplir un peu de lacune ; c’était notre compagne du dimanche, bien gracieuse, bien rieuse, bien gaie. Je l’ai trouvée un peu changée. Le temps, oh ! le temps ! Il y a deux ans qu’elle nous a quittés, depuis elle a perdu son frère, qui s’est noyé ; un cousin, beau et grand jeune homme, qu’elle a vu réduit à rien, tout consumé par la souffrance, qu’elle a veillé pendant trois mois nuit et jour. Pauvre bonne fille, c’est ce qui l’a vieillie. A présent, elle va offrir sa vie à un couvent, sa vie éprouvée, désembellie, sans plaisir au monde. C’est ainsi que les femmes se consolent, heureuses, bien heureuses que Dieu leur ait fait un bonheur en lui. Je viens de lui écrire une longue lettre pour son affaire. Voilà comme en m’occupant pour les autres de ces retraites, je reviens à y penser, à me dire qu’elles s’en iront vers Dieu et moi dans le monde, comme disait le petit frère de saint Bernard à ses frères partant pour Cîteaux. Déjà bon nombre de nos connaissances s’en sont allées de cette façon. A présent je vais écrire, pour ne pas l’oublier, une inspiration de nuit que j’ai trouvée bien le jour.

En entrant dans ma chambrette ce soir à dix heures, je suis frappée de la blanche lumière de la lune qui se lève ronde derrière un groupe de chênes aux Mérix, la voilà plus haut, plus haut, toujours plus haut, chaque fois que je regarde. Elle va plus vite dans le ciel que ma plume sur ce papier, mais je puis la suivre des yeux ; merveilleuse faculté de voir, si élevée, si étendue, si jouissante ! On jouit du ciel quand on veut ; la nuit même, de sur mon chevet, j’aperçois, par la fente d’un contrevent, une petite étoile qui s’encadre là vers les onze heures et me rayonne assez longtemps pour que je m’endorme avant qu’elle soit passée ; je l’appelle aussi l’étoile du sommeil, et je l’aime. La pourrai-je voir à Paris ? Je pense que mes nuits et mes jours seront changés, et je n’y puis penser sans peine. Me tirer d’ici, c’est tirer Paule de sa grotte ; il faut bien que ce soit pour toi que je quitte mon désert, toi pour qui Dieu sait que j’irais au bout du monde. Adieu au clair de lune, au chant des grillons, au glouglou du ruisseau ; j’avais de plus le rossignol naguère ; mais toujours quelque charme manque à nos charmes. A présent, plus rien qu’à Dieu, ma prière et le sommeil.


Le 9. — Dirais-tu ce qui me fait souffrir à présent en moi ? C’est cette petite reine Jeanne Gray, décapitée si jeune, si douce, si charmante, à qui je pense.


Le 10. — Une compagne dans ma chambrette, une perdrix blessée à l’aile, mais bien leste encore, bien vive, bien gentille ; elle se coule comme un rat dans tous les coins de sa prison et se prive, s’accoutume à me voir, si bien qu’elle mange et boit à mes côtés. Je voudrais la porter à Charles.

Un peu de malaise m’a fait jeter sur ton lit, ce lit où tu as couché six mois dans la fièvre, où je t’ai vu si pâle, défait, mourant, d’où le bon Dieu t’a tiré par prodige. Tout cela s’est mis avec moi sur ce lit, j’ai vu, revu, pensé, béni, puis un petit sommeil et un rêve où je me trouvais seule dans un désert entre un serpent et un lion ; la frayeur m’a réveillée. Jamais je n’ai vu de lion que celui-là, mais c’en était bien un. Comment nous arrangeons-nous pour créer ainsi en dormant, nous qui ne pouvons produire un atome ? est-ce un reflet de la puissance divine qui passe alors en notre âme ? Je me couche après une lettre écrite et deux reçues de Louise, ma pauvre Louise, si aimante, si aimable, si triste depuis la mort de son père : « Je ne suis pas de ceux qui se consolent bientôt, me dit-elle, plus je pleure et plus je veux pleurer ; mais je vous mêle à mes larmes. » Chère Louise ! Mimi m’écrit aussi de Gaillac qu’elle a vu le tableau, que l’enfant Jésus est bien, très-bien ; on trouve à la Vierge les yeux curieux et le coloris trop vif ; on n’observe pas que c’est fait pour un lieu élevé et sombre.


Le 12. — Oh ! la Vierge, la Vierge ! Elle est dans la salle, exposée sur le buffet ; toute la maison là : Jean, Jeannot, Paul, le berger et autres adorateurs, comme ceux de Bethléem. Aussi, l’enfant Jésus leur sourit, divinement appuyé sur le cou de sa mère. Oh ! il est beau, ce petit Jésus, délicat, gracieux, céleste ; je me charme à le regarder, tantôt de près, tantôt de loin, sous tous les points, sous tous les jours. Je ne crois pas que ce doive être exposé au clair d’un salon ; ces saintes figures sont faites pour le jour mystérieux d’une église. Le 12. — Oh ! la Vierge, la Vierge ! Elle est dans la salle, exposée sur le buffet ; toute la maison là : Jean, Jeannot, Paul, le berger et autres adorateurs, comme ceux de Bethléem. Aussi, l’enfant Jésus leur sourit, divinement appuyé sur le cou de sa mère. Oh ! il est beau, ce petit Jésus, délicat, gracieux, céleste ; je me charme à le regarder, tantôt de près, tantôt de loin, sous tous les points, sous tous les jours. Je ne crois pas que ce doive être exposé au clair d’un salon ; ces saintes figures sont faites pour le jour mystérieux d’une église.


Le 13. — Joie sur joie ; une autre lettre de Caroline : encore des tendresses, des amitiés sans fin à papa, à Éran, à Mimi, à tous ; une caisse de choses pour nous. Bonne, bonne, bonne sœur, que Dieu lui rende en bénédictions tout ce qu’elle fait pour nous, tout ce que je me sens au cœur pour elle ! Mon ami, comme je l’aimerai, cette charmante sœur, comme je l’aime ! que je voudrais la tenir dans mes bras !


Le 14. — Rien qu’un mot, parce que je suis fatiguée, qu’il me faut dormir, que je ne dormirais pas si j’écrivais ; et puis, corps et âme, tout est brisé. Des lettres de Caroline, de Louise, d’Irène, de Mimi. Le cœur plein. Bonsoir.


Le 15. — J’ai cru mourir cette nuit : un affaissement, un engourdissement, une palpitation de cœur sur le premier sommeil. Je me suis secouée, j’ai couru à la fenêtre, à l’air, à la fraîche nuit qui m’a remise. Cela m’a valu de jouir un moment du beau ciel, de ces belles étoiles que j’ai été au moment d’aller voir là-haut ; puis je suis rentrée dans mon lit avec de sérieuses pensées de mort, cette mort qui vient on ne sait à quelle heure. Tenons-nous prêts.


Le 16. — La jolie bénédiction que… (Sans encre !)


Le 17. — De l’encre, enfin ! je puis écrire ; de l’encre ! bonheur et vie. J’étais morte depuis trois jours que la circulation de ce sang me manquait, morte pour mon cahier, pour toi, pour l’intime. Mon ami, j’ai le cœur plein de toi, de Caro, de votre bonheur, de cette caisse, de ces robes, de ces capotes à fleurs, de ces gants blancs, de ces petits souliers, de ces bas à jour, de cette robe de dessous toute brodée. Oh ! tout ça, je le vois, je le touche, je le porte, je m’en habille le cœur cent fois depuis une heure que c’est arrivé. Oh ! bonne, bonne et charmante sœur ! que l’Inde avait là un beau trésor que Dieu te donne ! quelle bonté d’âme, quel plaisir de faire plaisir ! Jamais cadeau de noce ne fut donné avec plus de joie ni reçu avec plus de reconnaissance ; elle me déborde et je ne puis en parler ; ce sont choses que Dieu voit et sait. Je lui demande, à l’auteur de tout bien, tous les biens, le bonheur éternel pour elle. Je vais me trouver bien heureuse dans mes parures, quoique les parures ne fassent pas mon bonheur ; mais dans celles-ci il y a quelque chose de plus doux, de plus beau que l’apparence, quelque chose de plus que pour la vanité, c’est le cadeau de ta fiancée, c’est une robe de sœur qu’elle me donne. Je lui ai écrit dès avoir vu sans plus tarder. J’ai le cœur pressé pour elle ; je veux qu’elle sache tout de suite le plaisir qu’elle m’a fait et fait à tous avec ses fleurs d’autel, sa nappe, sa Vierge, ses robes et tant de belles et gracieuses choses. Que je l’aime ! que Dieu la bénisse, Dieu qui ne laisse pas un peu d’eau donnée sans récompense !

Voilà ce qui nous est venu de Gaillac avec l’encre, une lettre de Mimi, du poivre et de l’huile, c’est te dire tout. J’ajoute encore qu’Éran a tué un lièvre et une perdrix et m’a rapporté deux cailles vivantes et souffrantes. Le souffrant est pour moi et l’a toujours été. Étant enfant, je m’emparais de tous les poulets boiteux ; faire du bien, soulager est une jouissance intime, la moelle du cœur d’une femme.

Je finis par où j’ai commencé, par cette bénédiction des bestiaux le jour de saint Roch, cérémonie si religieuse, si grande à qui sait y voir Dieu entourant l’homme de tant de créatures bénites pour son service ; vraie image de la création que ce rassemblement de bestiaux : tout, jusqu’au cochon. Je pensais à Bijou que j’aurais bien fait bénir.


[Sans date.] — Hier dimanche, passé la journée à l’église ou dans les chemins, et, chemin faisant, je pensais au solitaire et à l’ange comptant ses pas, histoire qui m’est demeurée des lectures de mon enfance et qui me revient dans mes promeners solitaires. Dans la Garenne-au-Buis, à Sept-Fonts, où nous avons été ensemble, je me retrouve ce compagnon céleste.


Le 20. — Mimi, Lucie, Amélie, sa cousine, Fontenilles, tout ce monde entrant à la fois dans la salle, me tire d’ici. Il faut aller à la cuisine, au salon, à de petits poulets naissants qui m’occupent ; voilà plus qu’il n’en faut pour m’empêcher d’écrire. J’enferme mon cahier dans le placard.

A dix heures du soir. — C’est trop joli ce que je vois pour ne pas te le dire : nos demoiselles, là-bas, le long du ruisseau, chantant, riant, se montrant çà et là sous des touffes d’arbres comme des nymphes de nuit, à la clarté d’un feu d’allumettes que fait Jeannot, leur fanal courant : c’est la pêche aux écrevisses, plaisir qu’Érembert a voulu donner à ces jeunes filles que tout amuse. J’ai mieux aimé être ici à les voir faire et te le dire. Je les entends rire et toujours rire ; cet âge est une joie permanente. Pour moi, j’ai besoin de repos, de me coucher au lieu d’errer sur le frais gazon d’un ruisseau. Adieu, Maurice ; nous avons bien parlé de toi en montrant les cadeaux de noce. Je ne voudrais pas te quitter, mais de force. Il y aurait de quoi passer la nuit ici à décrire ce qui se voit, s’entend, dans ma délicieuse chambrette, ce qui vient m’y visiter, de petits insectes, noirs comme la nuit, de petits papillons mouchetés, tailladés, volant comme des fous autour de ma lampe. En voilà un qui brûle, en voilà un qui part, en voilà un qui vient, qui revient, et sur la table quelque chose comme un grain de poussière qui marche. Que d’habitants dans ce peu d’espace ! Un mot, un regard à chacun, une question sur leur famille, leur vie, leur contrée, nous mènerait à l’infini ; il vaut mieux faire ma prière ici devant ma fenêtre, devant l’infinité du ciel.


Le 22. — Mme et M. de Faramond, une lettre de Louise, hier une d’Antoinette, plaisir et bonheur. Demain, je pars avec ces demoiselles. Adieu, cahier ; mais je le prendrai peut-être pour me trouver avec toi.


Le 25. — Oh ! les vieux châteaux, avec leurs grandes salles, leurs meubles antiques, leurs larges fenêtres d’où l’on voit tout le ciel, les portraits de belles dames et de grands seigneurs, cela fait je ne sais quel plaisir à voir, à s’y voir errant de chambre en chambre. Oh ! j’aime les vieux châteaux, et je me complais depuis un jour dans cette jouissance. C’est de Montels que je t’écris, dans une chambre écartée où j’ai, par bonheur, trouvé de l’encre ; j’avais oublié d’en prendre, et c’était grande privation de ne pouvoir rien tracer de tout ce qui se peint en moi dans cette demeure de mon goût. Je m’y plairais toujours d’autant qu’à chaque endroit ce sont des souvenirs d’enfance, et tu sais comme ce passé fait plaisir. J’avais neuf ans quand je vins à Montels. En arrivant j’ai reconnu l’église sous son grand ormeau où j’allais sauter à l’ombre, puis la grande cour et puis la petite avec son puits, la porte à vitres du salon, et dans ce salon, les grandes belles dames que j’aimais tant à voir ; une à côté d’un capucin en méditation qui fait contraste, chose que je n’avais pas tant remarquée qu’à présent. Dans l’enfance, les effets de réflexion touchent peu. Nous sortons, nous courons, nous errons deçà, delà, dans les bois, les allées de marronniers superbes, dans des prairies immenses. Charmante vie de campagne si nous étions moins seules ; nous sommes ici Mme de Paulo, sa fille, Louise de Thézac et moi ; le petit Henri par-dessus pour nous divertir. Un enfant fait au moins du bruit, et le dedans des vieux châteaux en a besoin, sans quoi les peurs, les revenants, les sorciers. Il y a plus d’une légende dans ce genre sur ce château. Jadis, certaine religieuse…

On me prit l’encrier, ce qui m’a fait manquer mon histoire d’apparition ; mais voici une légende qui la vaut bien :

LA BALLADE DES MONTAGNARDS

Chères sœurs, un De profundis :
La cloche sonne pour ma mie ;
Elle a quitté sans moi la vie,
Pour s’envoler au paradis.
Le paradis vaut bien la terre
Où l’on n’éprouve que chagrin :
Cloche, sonne pour ma bergère,
Tu sonneras pour moi demain.
J’ai vu rouler le météore ;
Ma pastourelle, était-ce toi ?
Serais-tu condamnée encore
A souffrir à cause de moi ?
J’ai vu le soir sur la fougère
Danser, aux tremblantes clartés
De la céleste messagère,
La plus légère des beautés.
Lise, j’ai cru te reconnaître.
Hélas ! à cette heure peut-être
Tu payais d’un affreux tourment
Des jouissances d’un moment !
Cloche, sonne pour ma bergère,
Du ciel ouvre-lui le chemin ;
Appelle, appelle à la prière
Tous ceux à qui Lise fut chère
Et pour terminer ma misère,
Cloche, sonne pour moi demain.
Si malgré ma douleur amère,
Lise, je ne te suivis pas,
C’est que tu n’avais pas de mère
Pour prier après ton trépas ;
Mais aussitôt que de la terre
Ton âme aura pris son essor,
A l’instant où le grand saint Pierre
T’ouvrira son royaume d’or,
Venez, venez à la prière,
Redira la cloche au passant.
Vous priiez hier pour la bergère,
Aujourd’hui priez pour l’amant.
Il disait, et l’heure dernière
Vint le guérir de son chagrin.
Et j’entendis sa pauvre mère
Dire à son tour dans sa misère :
Cloche, sonne pour moi demain.

Charles, Charles arrivant de Paris ! Tout le monde court. Je vais savoir de tes nouvelles. Point de lettre, tu es bien méchant de ne pas m’écrire, à moi qui t’écris de partout.


Le 30. — Des nouvelles, des lettres : Mimi, papa qui m’écrivent, mon amie de Maistre ; Étienne portant tout cela et m’emmenant ce soir à Rayssac. La chère Louise sera étonnée et heureuse de me voir.


Le 4 septembre. — A Rayssac depuis quatre jours, dans tout le charme de l’amitié et des montagnes. Causer avec Louise, nous promener deçà, delà, m’ont si bien pris tous mes moments que je n’ai pas écrit pour toi. J’ai répondu seulement à Marie, cette autre amie qui me fait voir un autre Rayssac aux Coques. Je trouve bien des rapports entre Louise et Marie : même caractère ardent et élevé, même dévouement, même grande et haute intelligence, même affection pour moi. Être aimée d’elles, oh ! d’où me vient ce bonheur ?

Une course, un pèlerinage, mi-chevauchant, mi-à pied, à Saint-Jean de Jannes, petite église cachée sous des monts comme une cellule au Liban. Nous y avons trouvé une jolie statue de la Vierge et un tableau de saint Jean plein d’expression et de naturel. Il n’est pas commun d’en trouver d’un si beau travail dans les campagnes. Ici les maisons sont pauvres et les églises riches ; la foi fait comprendre à ces populations éminemment croyantes que mieux valait orner la maison de Dieu que celle de l’homme, la demeure éternelle que la demeure d’un jour. Dans ces monts et vallées où l’imagination se plaît tant, j’ai rencontré aussi des souvenirs de cœur, des chemins où tu as passé il y a trois ou quatre ans. Que de pas faits depuis !


[Le 5.] — N’écrivez pas la nuit si vous voulez qu’on vous lise. Je m’aperçois ce matin de mon griffonnage d’hier soir, mais entre nous tout passe. Tu me passeras cette mauvaise écriture comme je te passe de ne pas m’écrire, bien pire chose à mon avis. En lisant une France pittoresque, j’ai trouvé que le Nivernais était habité du temps de César par les Vadicasses et les Roji, que les habitants de la Nièvre sont hospitaliers, que, parmi les antiques, on a remarqué une statue de reine au pied d’oie et, dans une carrière de marbre, à Clamecy, une main de femme dont les os étaient convertis en turquoises. Puis le poëte Adam Billaut, de Nevers. Me voilà campée sur le pays de Marie, je pourrai lui en parler la première. C’est pour cela que j’ai pris ces notes. Toujours quelque intérêt de cœur dans ce qu’on fait et dit.

Sans Louise qui me tombe sur cette feuille comme un papillon sur la fleur, j’aurais continué d’écrire je ne sais quoi, mais qui n’aurait pas valu pour moi ce que nous avons dit avec mon amie, ces choses intimes, à voix basse, du cœur au cœur, d’un si grand prix d’amitié. C’est à toi maintenant que je pense, à toi malade, pâle, mourant, dévoré de fièvre et guéri, ressuscité à pareil jour, 8 septembre, comme par miracle, vrai miracle de guérison dont je vais rebénir l’anniversaire à l’église.

Une chose à faire pitié, une pauvre folle venue comme un tourbillon à l’église, se précipitant à genoux devant le tabernacle où elle a chanté un cantique à l’Eucharistie. C’était touchant cette sainte folie, cette exaltation délirante pour Dieu, seul amour de la pauvre folle. Au moins elle sera contente un jour, quand la raison lui reviendra au ciel et lui fera voir que le comble de la sagesse sera d’aimer ce qu’elle aimait follement. Tant d’autres insensés ne seront pas si heureux. Ceci mènerait loin, il me faut aller faire connaissance avec Mme de Bayne et sa suite qui arrivent de Toulouse.

C’est une douce et bonne petite femme, mais silencieuse et timide, faisant deviner les qualités de son cœur et de son esprit, et des talents agréables. Elle peint, dessine, fait de la musique, brode beaucoup et charme ainsi la rusticité des montagnes, séjour nouveau pour elle et un peu étrange du monde au désert, si elle n’avait de quoi en adoucir le brusque passage. Ce sont du moins les réflexions qui me viennent sur la position de cette jeune femme, venant presque de la cour, car elle arrive d’Autriche, près des princes que M. de Montbel ne quitte plus. Ce contraste du passé et du présent m’a frappée.

Louise me dit qu’où les autres ne voient rien je trouve beaucoup à dire. « Tenez, me disait-elle, vous diriez cent choses sur cela. » C’était un loquet de porte qu’elle tirait en s’en allant. Assurément, on aurait de quoi dire et penser sur ce morceau de fer que tant de mains ont touché, qui s’est levé sous tant d’émotions diverses, sous tant de regards, sous tant d’hommes, de jours, d’années. Oh ! l’histoire d’un loquet serait longue !

Je pars demain. Pauvre Louise, que de regrets à présent ! La fin de tout, c’est la peine. C’était toute joie il y a huit jours. Toute joie, non, car une pensée de deuil s’y mêlait ; à chaque instant nous pensions à son pauvre père, nous en parlions ; j’ai bien trouvé qu’il manquait à Rayssac, ce bon M. de Bayne, causeur, bon et doux. Je me suis approchée de cette maison comme d’un cimetière, avec tristesse et regret. Puis du monde, des promenades, des causeries ont fait distraction. Les teintes de l’âme sont changeantes et s’effacent l’une sous l’autre comme celles du ciel.


Le 12. — A sept heures je l’ai embrassée et laissée tout en larmes dans son lit. Que d’amitié dans cet adieu, ce serrement de main, ce revenez, ce plus rien de la voix que font les larmes ! Pauvre et chère Louise, j’ai eu le courage de la quitter, de ne pas pleurer du tout. Je ne conçois rien à moi-même, ce moi qui ne me paraît pas trop dur ne s’attendrit pas dans ces occasions. Mais qu’importe ? j’aime autant qu’une autre ; autant vaut ce qui vient du cœur que ce qui sort des paupières. Mais cette tendre Louise aime et pleure. C’est qu’elle me regrettait fort, parce qu’elle a besoin d’une amie, qu’elle me contait ses peines, son avenir, ses projets, peut-être ses illusions. Toujours les femmes en ont quelqu’une.


[Sans date.] — Visites, bruit de chasse au Cayla, et nous travaillant avec Euphrasie dans l’embrasure d’une fenêtre de la salle. J’aime fort cet à-part et d’entendre causer plus loin, et de dire un mot de temps en temps qui vous lie à la causerie. Je suis si occupée à mon petit trousseau de voyage, qu’il n’y a pas moyen d’écrire ni de lire. Mais aussi je viens à Paris dans quinze jours !


Le 19. — Il est venu aujourd’hui au Cayla une jeune enfant bien intéressante, remplie de grâces, de souvenirs et de malheurs, la plus jeune fille de notre cousin de l’Ile de France. Je ne puis la voir sans une émotion profonde, tant elle remue en moi d’affections et de regrets. Je pense à son pauvre père si aimable, si distingué, qui m’aimait tant, me dit sa fille. Pauvre chère petite, qu’elle est gentille avec sa vivacité, son esprit, ses grâces de quatorze ans et quelque chose d’étranger dans la figure et l’accent qui ajoute un charme à ses charmes ! Son petit frère est aussi bien gentil et tout content dans son collége. Il n’a que neuf ans et sent le prix de l’éducation. Tous deux sont ignorants comme des créoles : « Là-bas, disent-ils, nous ne faisions que jouer, mais en France il faut savoir bien des choses, autrement on se moquerait de nous. » Mon cousin, tant qu’il a vécu, les envoyait aux écoles ; depuis sa mort, sa femme les a retirés, faute de fonds sans doute. Mais voilà qu’ils trouvent tout ce qu’il leur faut en France, chez leurs parents de Lagardelle et les frères de leur père. Ainsi la Providence vient au secours d’un chacun.

Oh ! j’en suis bien la preuve encore, moi qui vais pouvoir faire ce voyage, ce beau voyage de Paris. Je t’ai dit comment. Aurions-nous cru, l’an dernier, en venir là ? Dieu soit béni ! bien béni ! Papa vient d’aller à Andillac faire viser mon passe-port au maire. Signe que nous allons nous voir. Écrire à Marie de Gaillac, à Marie des Coques, ici un peu, causer et nous promener avec Félicie, c’est ma journée. Adieu ; il y en a eu de plus malheureuses. A pareille époque, l’an dernier, nous t’avions si malade.


Le 24. — Point d’écriture ni de retrait ici depuis plusieurs jours ; du monde, du monde, tout le pays à recevoir. Nous étions douze à table aujourd’hui, demain nous serons quinze, visites d’automne, de dames et de chasseurs, quelques curés parmi comme pour bénir la foule : la vie de château du bon vieux temps. Ce serait assez joli sans le tracas du ménage qu’il faut faire. Ah ! j’ai eu aussi la visite attendue du paladin de Rayssac, qui est venu en messager extraordinaire m’apporter une lettre et des nouvelles de bonheur, un commencement d’espérance, l’assentiment de quelqu’un de très-influent dans cette affaire. Cela m’a fait bien plaisir pour mon amie et pour lui. Je ne sais lequel m’intéresse le plus, tous deux aimables, d’un caractère élevé, d’un bon et noble cœur, et s’unissant en moi par leur confiance. Oh ! s’il n’était pas si tard, que je dirais de choses sur ces deux jours de mystérieuse visite, de promenades, de mots semés dans les bois, sous les feuilles des vignes !


Le 28. — Rien, rien depuis ce jour, pas mot d’écriture ni moyen de dire ce qui s’est fait, vu et dit, au Cayla et en moi. Que de personnes et de choses, de visites, de rires, de jeux, d’adieux, de bon voyage souhaité à moi qui vais partir ! Un jour douze à table, le lendemain quinze, il venait du monde deçà, delà. On aurait dit qu’on s’était entendu de tous côtés pour s’abattre en nombreuse volée au Cayla. Grande compagnie dans la grande salle ; c’était en harmonie, et folle joie venait de tant de jeunesse. Sept demoiselles et autant de chasseurs, moitié à cheval, moitié à pied. Bon nombre des convives sont partis le soir, emmenant la jeune créole, celle que je voyais s’en aller avec le plus de peine. Je l’aime et ne sais quand je la reverrai. Le messager des montagnes nous avait quittés le matin, me promettant pour moyen de correspondance une lettre de sa sœur dans laquelle il mettrait un signe, s’il espérait bonheur de ses parents, sinon rien. Le rien me fait peur.

Ce soir. — J’arrive des Cabanes ; Érembert, de Gaillac, m’apportant la lettre attendue. Point de signe. Pauvre jeune homme ! pauvre amie ! ils vont être bien malheureux. Caroline et toi, nous avez écrit aussi ; c’est bien de quoi occuper cœur et plume, mais je n’ai pas un moment à moi. Il y a une douce joie pour moi de toi dans ta lettre à papa. Oh ! Dieu finit toujours par nous exaucer. Chère chambrette ! il faut te quitter pour ce soir et bientôt pour longtemps.


Le 29. — Adieu ma chambrette, adieu mon Cayla, adieu mon cahier, quoique je le prenne avec moi, mais il voyagera dans ma malle.

Je reviens d’une messe de bon voyage que le bon pasteur m’a dite. J’ai reçu tous les adieux et serrements de mains d’Andillac[27].

[27] Ce septième cahier s’arrête le 29 septembre 1838, au moment où Mlle E. de Guérin quittait le Cayla pour aller assister au mariage de son frère Maurice. Le huitième, imprimé déjà par nous (Reliquiæ, Caen, 1855), fut commencé à Nevers le 10 avril 1839. On verra plus loin que, dans l’intervalle, pour complaire à Maurice, Mlle E. de Guérin avait tenu aussi le journal des cinq mois qu’ils passèrent ensemble à Paris ; mais ce cahier, ainsi que le premier de la série, a échappé à nos recherches.

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