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Journal et fragments : $b Publiés avec l'assentiment de sa famille par G. S. Trébutien

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AVERTISSEMENT DE L’ÉDITEUR.

Nous avons offert au public, il y a deux ans bientôt, les œuvres de Maurice de Guérin[1] ; œuvres posthumes, annoncées le lendemain de sa mort par un écrivain illustre[2], et qui cependant avaient tardé vingt ans à paraître.

[1] Maurice de Guérin, Reliquiæ, 2 vol. in-16 ; Paris, Didier, 1861.

[2] George Sand, Revue des Deux Mondes, 15 mai 1840.

Le succès rapide de cette première édition nous a permis d’en donner récemment une seconde[3], revue avec soin et enrichie de plusieurs morceaux qui avaient d’abord échappé à nos recherches.

[3] Maurice de Guérin, Journal, Lettres et fragments, Poèmes, in-8o ; Paris, Didier, 1862.

Aujourd’hui nous sommes heureux de joindre aux œuvres du frère celles de la sœur, connue déjà par la grande place qu’elle tient dans la correspondance et les poésies de Maurice, mais qui méritait assurément d’être connue un jour pour elle-même.


Mlle Eugénie de Guérin était née cinq ans avant son frère. Elle a eu la douleur de lui survivre près de neuf ans, jusqu’au jour où elle s’éteignit dans sa solitude du Cayla, le 31 mai 1848.

Nous ne raconterons pas sa vie. Ce qui en fait l’intérêt, ce sont ses pensées et la façon dont elle les exprime. Du reste, cette vie est si simple qu’un voyage à Alby ou à Toulouse, deux courts séjours dans le Nivernais et à Paris, y ont fait époque. Un départ ou un retour, les maladies de ceux qui lui sont chers, le mariage et la mort de son plus jeune frère en ont été les véritables événements. Sur tout ce qui la touche et les émotions qu’elle a ressenties, son Journal et ses lettres ne nous ont rien laissé à dire qui vaille la peine d’être dit.

Il est vrai que le seul projet de livrer à tout le monde ces lettres, ce Journal surtout, a dû éveiller chez une sœur, pieuse dépositaire de ce mystique héritage, des scrupules auxquels nous avons eu nous-même quelque peine à nous soustraire. Combien de fois notre attention ne s’est-elle pas fixée avec une sorte d’anxiété sur ces paroles adressées par Mlle de Guérin à son cahier qu’elle dérobait avec tant de soin à tous les regards : « Ceci n’est pas pour le public ; c’est de l’intime, de l’âme, C’EST POUR UN[4]. »

Il ne faudrait pas croire cependant que Mlle de Guérin ait ignoré complétement, ni même qu’elle fût irrévocablement résolue à ensevelir dans une obscurité volontaire les dons de l’esprit que Dieu lui avait prodigués. Plus d’une fois, cédant aux exhortations pressantes de son frère, au vœu d’un père qui avait deviné son génie, et sans doute aussi à une vocation irrésistible, elle a songé à écrire pour être lue ; et, sous la condition expresse de taire son nom, elle eût consenti à livrer ses pensées, si, en retour de ce sacrifice, elle avait espéré faire un peu de bien à quelques âmes : si, par l’exemple de sa foi ou par l’expression de sa tendresse fraternelle, elle avait pu inspirer à d’autres son espoir en Dieu, son admiration pour Maurice : double amour qui se partageait et qui remplissait son âme.


Or, de tous les ouvrages qu’elle eût entrepris de dessein prémédité, aucun n’aurait mieux rempli l’un et l’autre de ces objets, que le Journal où elle a noté, pendant huit ans, tous les élans spontanés de son esprit, tous les battements involontaires de son cœur.

Nous nous trompons fort, ou peu de livres publiés de notre temps auront exercé sur les âmes une influence plus douce et plus pure. En parlant ainsi nous pensons aux plus délicates, à celles qui souffrent, à celles qui songent, à celles qui s’agitent et se consument dans une lutte pénible et stérile entre leurs rêves et les vulgaires réalités d’une existence commune.

Les femmes surtout qu’une imagination trop mobile désenchante facilement de leur destinée trouveront dans le livre de Mlle de Guérin plus qu’une froide leçon : elles y trouveront une consolation et un exemple.

On verra, pour ainsi dire, d’heure en heure, combien cette existence était obscure, modeste, isolée et, pourrait-on croire, en désaccord par sa monotone simplicité avec l’activité d’une intelligence prompte et ardente. Mlle de Guérin n’en a pas souffert ; à peine surprendrait-on, dans la longue suite de ses épanchements intimes, un mot amer. Chaque fois qu’elle a entrevu le monde, elle l’a observé d’un œil curieux, elle s’est prêtée à lui sans trop d’efforts, mais elle rentrait avec joie dans sa retraite, heureuse de reprendre ses doux entretiens de tous les instants avec sa propre pensée et avec les voix mystérieuses de la nature. La mort, qui lui était apparue de bonne heure, était presque toujours présente à ses yeux ; elle ne craignait point de telles images. Ce n’est pas sans quelque joie qu’elle voyait s’entr’ouvrir la tombe, et, au delà de ses ténèbres, le ciel avec les divines lumières et la pure félicité du jour sans fin ; mais elle demeurait attachée à la vie par des affections, par des devoirs. Dans les jours les plus pénibles de défaillance physique, de souffrance morale, il lui restait auprès d’elle quelqu’un à aimer, quelqu’un à servir ; et lorsque son père lui baisait le front : « Hélas ! disait-elle, comment quitter ces tendres pères ? » C’est ainsi qu’elle appréhendait de quitter son Cayla ou pour la ville, ou pour le cloître, et même pour le ciel. L’horizon de ce petit monde ne lui semblait pas trop étroit. Elle ne s’y sentait pas abandonnée. Son secret, c’était de trouver la poésie en elle-même et Dieu en toutes choses. Tel est l’enseignement de cette vie, et l’ineffable charme du livre qu’on va lire.


Le lien qui attache le Cayla au monde, c’est Maurice, toujours absent depuis sa onzième année. Il est au petit séminaire de Toulouse, au collége Stanislas, à la Chênaie, à Paris encore, faisant ses études, essayant sa vocation, cherchant à se faire sa place au soleil : grand sujet de préoccupation pour son père et pour ses sœurs, pour Mlle Eugénie surtout. Ainsi le voulaient l’affinité secrète de leur nature et le souvenir de leur mère. Mlle Eugénie n’avait que treize ans lorsqu’ils eurent le malheur de perdre cette mère, hélas ! bien jeune encore ; mais elle était l’aînée des sœurs ; c’est elle qui, près du lit de mort, dut promettre de veiller sur Maurice, le dernier né de la maison, aimable enfant de sept ans à peine, dont la santé frêle, la beauté maladive et la précoce intelligence justifiaient tout à la fois la complaisance et les alarmes dont il fut l’objet depuis le berceau.

Il y eut ainsi quelque chose de maternel dans la tendresse de Mlle de Guérin pour son frère. Avec quelle fidélité elle a tenu pendant vingt ans sa promesse ! Par la pensée, elle suit Maurice partout, elle veille sur les progrès de son esprit, sur tous les dangers de l’absence pour sa santé, pour ses croyances ; elle l’interroge, elle l’avertit doucement, elle le console et l’encourage. Lorsqu’il cesse d’être un écolier pour devenir un homme, ses espérances et ses inquiétudes redoublent ; elle se rapproche de Maurice, s’attache à lui, le rattache à elle plus étroitement : comme si elle sentait que, faible et entouré de périls nouveaux, il a plus que jamais besoin de ne pas égarer sa confiance et ses affections. Alors les lettres qu’ils échangent ne lui suffisent plus. Lui arrivât-il de passer les nuits à écrire, elle n’en a pas dit assez ; ce jour encore et tous les jours son cœur déborde ; tout ce qu’elle sent, tout ce qu’elle pense, tout ce qui se passe autour d’elle, elle le dit au cahier qui suivra les lettres dès qu’il sera rempli, et placera sous les yeux de l’exilé, pour le défendre contre la tristesse et l’oubli, ces deux dangers de l’exil, l’image plus naïve et plus complète de cette vie de famille qui lui manque et à laquelle il fait défaut.

Ce Journal devient peu à peu sa grande affaire, le secret et la joie de ses journées ; il adoucit l’amertume de la séparation ; en y mettant son âme tout entière, elle a réussi à ne plus vivre sans son frère, à ne plus vivre que pour lui ; il n’y a point pour elle d’autre avenir que le sien ; le terme de ses vœux, c’est de le sentir heureux, c’est de se faire elle-même sa part dans le bonheur de Maurice et dans sa renommée, car il n’est rien qu’elle n’attende pour lui, et dont il ne soit digne aux yeux de sa sœur.

Au moment où elle se croyait exaucée, la mort vint détruire toutes ses illusions. Elle l’a perdu, mais dans son souvenir il vit, il l’écoute et il lui répond. Aussi le Journal n’est-il point suspendu. Elle écrit encore pour lui, pour Maurice au ciel. Un de ses cahiers est adressé au dernier ami de son frère, à ce seul titre un frère d’adoption pour elle ; mais c’est toujours de Maurice qu’elle parle, toujours à lui. Elle s’entretient avec son âme.

Le jour vint pourtant où la plume devait lui tomber des mains. Elle ne la reprend plus que par intervalles, pour marquer un anniversaire, pour écrire des lettres où perce incessamment son unique et dernier désir : celui que des amis fidèles sauvent de l’oubli les écrits de son frère, ces écrits destinés à perpétuer le nom du poëte mort avant l’âge, et à rajeunir l’antique blason du Cayla. Elle espéra longtemps, lutta de loin contre les obstacles de toute sorte qui s’opposaient à l’accomplissement de son vœu ; puis, lorsque cette dernière illusion lui échappa, elle sentit que ses forces l’abandonnaient aussi ; elle cessa d’écrire, elle allait cesser de vivre.

Peut-être a-t-elle quitté le monde avec le regret de n’avoir pas rempli sa tâche ; tous ceux qui liront ce livre diront avec nous qu’elle l’avait remplie. Ses dernières lettres, son Journal interrompu suffisent pour honorer à jamais le frère qu’elle a tant aimé. Après l’éclatant témoignage de George Sand, de M. Sainte-Beuve[5], il ne manquait plus à Maurice de Guérin que l’expression si touchante de la tendresse et des regrets d’une telle sœur pour attacher à son nom et à sa personne des sympathies plus profondes et plus durables encore que l’admiration excitée par quelques pages de ses écrits ; et s’il arrivait un jour que l’auteur du Centaure retombât dans l’oubli, nous oserions promettre au frère d’Eugénie l’immortalité.

[5] Dans la belle Notice imprimée en tête des deux éditions, et reproduite dans le tome XV des Causeries du lundi.


Lui assurer cette gloire était son vœu. Jamais Mlle de Guérin n’avait prétendu la partager. Il en sera pourtant ainsi. Et Maurice aurait été le premier à trouver que cela était juste. En vain sa sœur essaye-t-elle de lutter contre l’inspiration qui la sollicite et de s’effacer devant lui : il envie à ce poëte qui veut se taire, à ce poëte malgré lui la fécondité de sa pensée, l’originalité de son langage : « Oh ! lui dit-il, si j’étais toi ! » En effet, c’est elle qui avait le plus reçu de la nature. A peine a-t-elle connu les langueurs de l’épuisement qui arrachent à Maurice des plaintes si pénétrantes ; dans ce qu’elle écrit, jamais d’effort. « Je ne sais, avoue-t-elle quelque part, pourquoi il est en moi d’écrire comme à la fontaine de couler. » Facilité qui semble excessive lorsqu’on lit ses vers ; dans cette langue, il lui a manqué, comme à son frère, et plus encore, de savoir se borner et revenir sur les négligences de l’improvisation. Mais ce libre jet donne à sa prose, précise et nerveuse, un relief et une ingénuité dont on est saisi. Elle a l’énergie et la grâce, le don de dire simplement toutes choses, et de s’élever des plus petites, par un mouvement naturel, aux plus hautes ; elle est tour à tour et tout à la fois familière, enjouée, naïve, profonde et sublime. L’étude et l’art n’ont guère passé par là ; on le sent même à quelques termes singuliers, à quelques expressions étranges, qui seraient ailleurs autant de taches, qui sont ici comme un reste d’accent, le goût du terroir, le parfum de la solitude. Aussi n’avons-nous point songé à les effacer.

Le Journal de Mlle de Guérin n’est malheureusement pas complet. Trois cahiers ne nous sont point parvenus : ils ont été égarés sans doute avec toutes les lettres adressées par la sœur à son frère. Nous publions les douze autres cahiers tels qu’ils ont été remis en nos mains par M. Auguste Raynaud au nom de Mlle Marie de Guérin, qui nous permettra de lui témoigner ici notre éternelle reconnaissance pour la haute confiance dont elle nous a honoré. Nous en avons seulement réservé, pour nous conformer au juste désir de la famille, un petit nombre de passages d’ailleurs très courts et d’un médiocre intérêt littéraire, où des personnes qui vivent encore étaient désignées trop directement, et qu’il sera facile de rétablir dans les éditions postérieures, dès qu’on le pourra sans blesser les convenances.


Le Journal est suivi de quelques lettres également remplies du souvenir de Maurice. C’est pourquoi nous les avons choisies parmi toutes celles qui nous ont été communiquées. Il en existe un nombre considérable. Autour de Mlle de Guérin, parents, amis, et quelquefois même des étrangers, tout le monde voulait avoir de ses lettres. On y trouvait une joie pour l’esprit, un trésor pour l’âme. Elle ne savait pas se défendre de telles demandes, et ce n’était pas trop de la facilité merveilleuse dont elle était douée pour suffire à l’activité d’une telle correspondance. Une grande partie de ces lettres existe encore ; nous en avons vu beaucoup, on nous en a fait espérer d’autres, et si ce volume trouve dans le monde l’accueil qu’il mérite et sur lequel nous avons toujours compté, peut-être nous sera-t-il permis d’en donner plus tard un recueil complet.

Alors nous croirons avoir rempli notre tâche et élevé, nous aussi, à deux mémoires qui nous sont chères et sacrées, et à l’honneur des lettres françaises, un monument.

Août 1862.


Le double espoir exprimé à la fin de cette préface a été rempli.

Huit éditions épuisées en seize mois ; les éloges spontanés et unanimes de la critique, non-seulement à Paris, mais dans toutes les provinces et à l’étranger ; enfin le suffrage de l’Académie française, ont consacré le succès du Journal de Mlle Eugénie de Guérin.

En même temps, le zèle pieux de M. Trebutien ne s’est pas ralenti. Les lettres qu’il attendait lui sont venues, assez intéressantes et assez nombreuses pour que le choix qu’il en prépare forme bientôt tout un volume destiné à faire suite au Journal et à recueillir les mêmes sympathies.

Dès à présent, nous réservons les dix-neuf lettres qui terminaient ce volume dans les éditions précédentes, pour les mettre à leur place dans le recueil nouveau que les nombreux admirateurs de Maurice et d’Eugénie de Guérin attendaient avec impatience, et que nous sommes heureux de pouvoir leur promettre pour le courant de cette année.

D. et Cie.

Janvier 1864.

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