Journal et fragments : $b Publiés avec l'assentiment de sa famille par G. S. Trébutien
III
1836.
Je change le format de mon Journal pour le rendre plus commode pour ma poche où je le mettrai dans mes courses. De la sorte, nous y verrons tout ce que je verrai quand je sors, quand je vais dans le monde ou à la campagne. Je vois, j’entends, je sens, je pense alors mille choses qui me plaisent, me déplaisent, m’étonnent, que je voudrais fixer quelque part. Ce me serait utile pour voir un peu ce que je suis quand je me trouve hors de chez moi, quand je me mêle au monde, à ses discours, à ses fêtes et à tout ce qui ne m’est pas d’habitude. Il se passe alors en moi quelque chose de nouveau ; des pensées, des sentiments inconnus me viennent, et je sens que je ne suis pas comme les autres, ni comme je suis ici. Cet état, je l’aperçois quand je m’y trouve, mais sans trop y regarder, et il serait bon cependant de voir où cela me mène. Je reviendrai là-dessus : quant à présent, j’ai mieux à faire encore que d’écrire, je vais prier. Oh ! que j’aime la prière !
Je voudrais que tout le monde sût prier ; je voudrais que les enfants et ceux qui sont vieux, les pauvres, les affligés, les malades de corps et d’âme, que tout ce qui vit et souffre pût sentir le baume de la prière. Mais, je ne sais pas parler de ces choses. Ce qu’il y aurait à dire est ineffable.
Notre nouveau curé nous est venu voir aujourd’hui. C’est un homme doux, riant, qui porte sur sa physionomie l’empreinte d’une belle âme. Je lui crois de l’esprit, mais il n’en montre pas ; sa conversation est des plus ordinaires, sans trait, sans saillies, passant tout bonnement d’une chose à l’autre. Je remarque seulement qu’il répond juste et parle à propos. C’est le simple pasteur des âmes simples, tout plein de Dieu, et rien de plus.
Le 11 [mars]. — J’ai une grande joie au cœur aujourd’hui : Éran est allé se confesser. J’espère beaucoup de cette confession avec ce doux curé qui sait si bien parler de la miséricorde de Dieu. C’est encore aujourd’hui la naissance de papa.
Le 12. — J’admirais tout à l’heure un petit paysage de ma chambrette qu’enluminait le soleil levant. Que c’était joli ! Jamais je n’ai vu de plus bel effet de lumière sur le papier, à travers des arbres en peinture. C’était diaphane, transparent ; c’était dommage pour mes yeux, ce devait être vu par un peintre. Mais Dieu ne fait-il pas le beau pour tout le monde ? Tous nos oiseaux chantaient ce matin, pendant que je faisais ma prière. Cet accompagnement me plaît, quoiqu’il me distraie un peu. Je m’arrête pour écouter ; puis je reprends, pensant que les oiseaux et moi nous faisons nos cantiques à Dieu, et que ces petites créatures chantent peut-être mieux que moi. Mais le charme de la prière, le charme de l’entretien avec Dieu, ils ne le goûtent pas, il faut avoir une âme pour le sentir. J’ai ce bonheur que n’ont pas les oiseaux. Il n’est que neuf heures et j’ai déjà passé par l’heureux et par le triste. Comme il faut peu de temps pour cela ! L’heureux, c’est le soleil, l’air doux, le chant des oiseaux, bonheurs à moi ; puis une lettre de Mimi, qui est à Gaillac, où elle me parle de Mme Vialar, qui t’a vu, et d’autres choses riantes. Mais voilà que j’apprends parmi tout cela le départ de M. Bories, de ce bon et excellent père de mon âme. Oh ! que je le regrette ! quelle perte je vais faire en perdant ce bon guide de ma conscience, de mon cœur, de mon esprit, de tout moi-même que Dieu lui avait confié et que je lui laissais avec tant d’abandon ! Je suis triste d’une tristesse intérieure qui fait pleurer l’âme. Mon Dieu, dans mon désert, à qui avoir recours ? qui me soutiendra dans mes défaillances spirituelles ? qui me mènera au grand sacrifice ? C’est en ceci surtout que je regrette M. Bories. Il connaît ce que Dieu m’a mis au cœur, j’avais besoin de sa force pour le suivre. Notre nouveau curé ne peut le remplacer : il est si jeune ! puis il paraît si inexpérimenté, si indécis ! Il faut être ferme pour tirer une âme du milieu du monde et la soutenir contre les assauts de la chair et du sang ! Il est samedi, c’est un jour de pèlerinage à Cahuzac ; je vais y aller ; peut-être en reviendrai-je plus tranquille. Dieu m’a toujours donné quelque chose de bon là, dans cette chapelle, où j’ai laissé tant de misères.
Je ne me trompais pas en pensant que je reviendrais plus tranquille. M. Bories ne part pas. Que je suis heureuse, et que j’ai rendu grâces à Dieu de cette grâce ! C’en est une bien grande pour moi de conserver ce bon père, ce bon guide, ce choisi de Dieu pour mon âme, suivant l’expression de saint François de Sales. Je viens d’écrire cette nouvelle à Mimi. Je ne dirais pas ailleurs ce que je dis ici, on le prendrait mal peut-être, on ne me comprendrait pas ; on ne sait pas dans le monde ce que c’est qu’un confesseur : cet homme, ami de l’âme, son confident le plus intime, son médecin, son maître, sa lumière, cet homme qui nous lie et qui nous délie, qui nous donne la paix, qui nous ouvre le ciel, à qui nous parlons à genoux en l’appelant, comme Dieu, notre père, parce qu’en effet la foi le fait véritablement Dieu et père. Malheur à moi si, quand je suis à ses pieds, je voyais autre chose que Jésus-Christ écoutant Madeleine, et lui pardonnant beaucoup parce qu’elle aima beaucoup ! La confession est une expansion du repentir dans l’amour. C’est une bien douce chose, un grand bonheur pour l’âme chrétienne que la confession, un grand bien, toujours plus grand à mesure que nous le goûtons, et que le cœur du prêtre où nous versons nos larmes ressemble au cœur divin qui nous a tant aimés. Voilà ce qui m’attache à M. Bories. Toi, tu me comprendras.
En allant à Cahuzac, j’ai voulu voir une pauvre femme malade qui demeure au delà de la Vère. C’est la femme de la complainte du Rosier que je t’ai contée, je crois. Mon Dieu, quelle misère ! En entrant, j’ai vu un grabat d’où s’est levée une tête de mort ou à peu près. Cependant elle m’a connue. J’ai voulu m’approcher pour lui parler, et j’ai vu de l’eau, une bourbe auprès de ce lit, des ordures délayées par la pluie qui tombe de ce pauvre toit, et par une fontaine qui filtre sous ce pauvre lit. C’était une infection, une misère, des haillons pourris, des poux : vivre là ! pauvre créature ! Elle était sans feu, sans pain, sans eau pour boire, couchée sur du chanvre et des pommes de terre qu’elle tenait là pour les préserver de la gelée. Une femme, qui nous suivait, l’a délogée du fumier, une autre a apporté des fagots ; nous avons fait du feu, nous l’avons assise sur un sélou, et comme j’étais fatiguée, je me suis mise auprès d’elle sur le fagot qui restait. Je lui parlais du bon Dieu ; rien n’est plus aisé que d’être entendu des pauvres, des malheureux, des délaissés du monde, quand on leur parle du ciel. C’est que leur cœur n’a rien qui les empêche d’entendre. Aussi, qu’il est aisé de les consoler, de les résigner à la mort ! L’ineffable paix de leur âme fait envie. Notre malade est heureuse, et rien n’est plus étonnant que de trouver le bonheur chez une telle créature, dans une pareille demeure. C’est pire cent fois qu’une étable à cochon. Je ne vis pas où poser mon châle sans le salir, et, comme il m’embarrassait sur les épaules, je le jetai sur les branches d’un saule qui se trouve devant la porte. Encore y avait-il dessous…
Le 14. — Une visite d’enfant me vint couper mon histoire hier. Je la quittai sans regret. J’aime autant les enfants que les pauvres vieux. Un de ces enfants est fort gentil, vif, éveillé, questionneur ; il voulait tout voir, tout savoir. Il me regardait écrire et a pris le pulvérier pour du poivre dont j’apprêtais le papier. Puis il m’a fait descendre ma guitare qui pend à la muraille pour voir ce que c’était ; il a mis sa petite main sur les cordes et il a été transporté de les entendre chanter. Quès aco qui canto aqui[18] ? Le vent qui soufflait fort à la fenêtre l’étonnait aussi ; ma chambrette était pour lui un lieu enchanté, une chose dont il se souviendra longtemps, comme moi si j’avais vu le palais d’Armide. Mon christ, ma sainte Thérèse, les autres dessins que j’ai dans ma chambre lui plaisaient beaucoup ; il voulait les avoir et les voir tous à la fois, et sa petite tête tournait comme un moulinet. Je le regardais faire avec un plaisir infini, toute ravie à mon tour de ces charmes de l’enfance. Que doit sentir une mère pour ces gracieuses créatures !
[18] Qu’y a-t-il là qui chante ainsi ?
Après avoir donné au petit Antoine tout ce qu’il a voulu, je lui ai demandé une boucle de ses cheveux, lui offrant une des miennes. Il m’a regardée, un peu surpris : « Non, m’a-t-il dit, les miennes sont plus jolies. » Il avait raison ; des cheveux de trente ans sont bien laids auprès de ses boucles blondes. Je n’ai donc rien obtenu qu’un baiser. Ils sont doux les baisers d’enfant : il me semble qu’un lis s’est posé sur ma joue.
Cette visite a commencé ma journée d’hier. Celle d’aujourd’hui n’a rien de plus aimable ; je la laisse en blanc. Tout mon temps s’est passé en occupations, en affairages ; ni lecture, ni écriture ; journée matérielle. A présent, seule, en repos dans ma chambrette, je lirais, j’écrirais beaucoup, je ne sais sur quoi, mais j’écrirais. Je me sens la veine ouverte. Ce serait un beau moment de poésie, et je regrette de n’en avoir aucune en train. En commencer ? Non, c’est trop tard, la nuit est faite pour dormir, à moins qu’on ne soit Philomèle ; et puis, quand je commencerais quelque chose, demain peut-être je le laisserais aux rats. La réflexion me plonge vite au fond de toute chose, et je vois le néant dans tout, si Dieu ne s’y trouve pas.
Le 20. — Une petite lacune. Je saute du 14 au 20. Je trouve si peu de chose à dire de mes jours, qui se ressemblent souvent comme des gouttes d’eau, que je n’en dis rien. Ce n’est pas vraiment la peine d’employer l’encre et le temps à cela, et je ferais mieux peut-être de m’occuper d’autre chose. Mais aussi j’ai besoin d’écrire et d’un confident à toute heure. Je parle quand je veux à ce petit cahier ; je lui dis tout, pensées, peines, plaisirs, émotions, tout enfin, hormis ce qui ne peut se dire qu’à Dieu, et encore j’ai regret de ce que je laisse au fond du cœur. Mais cela, je ferais mal, je crois, de le produire, et la conscience se met entre la plume et mon papier. Alors je me tais. Si ceci t’étonne, mon ami, avec la vie que tu me connais, souviens-toi que Marie l’Égyptienne était fort tourmentée dans la solitude. Il y a des esprits malins répandus dans l’air.
Aujourd’hui, et depuis même assez longtemps, je suis calme, paix de tête et de cœur, état de grâce dont je bénis Dieu. Ma fenêtre est ouverte ; comme il fait calme ! tous les petits bruits du dehors me viennent ; j’aime celui du ruisseau. Adieu, j’entends une horloge à présent, et la pendule qui lui répond. Ce tintement des heures dans le lointain et dans la salle prend dans la nuit quelque chose de mystérieux. Je pense aux trappistes qui se réveillent pour prier, aux malades qui comptent en souffrant toutes les heures, aux affligés qui pleurent, aux morts qui dorment glacés dans leur lit. Oh ! que la nuit fait venir des pensées sérieuses ! Je ne crois pas que le méchant, que l’impie, que l’incrédule soient aussi pervers la nuit que le jour. Un monsieur qui doute de beaucoup de choses m’a dit souvent que, dans la nuit, il croyait toujours à l’enfer. C’est qu’apparemment, dans le jour, les objets extérieurs nous dissipent et distraient l’âme de la vérité. Mais que vais-je dire ? J’avais à parler de si douces choses. J’ai reçu ton ruban ce soir, le réseau, la petite boîte, avec la belle épingle et le joli petit billet. Tout cela, je l’ai touché, essayé, examiné, et mis dans le cœur. Merci, merci ! Tu veux bien que je dorme, je m’arrache d’ici. Pourquoi dormir au lieu d’écrire ?
Le 22. — Hier s’est passé sans que j’aie pu te rien dire, à force d’occupations, de ces trains de ménage, de ces courants d’affaires qui emportent tous mes moments et tout moi-même, hormis le cœur qui monte dessus et s’en va du côté qu’il aime. C’est tantôt ici, tantôt là, à Paris, à Alby où est Mimi, aux montagnes, au ciel quelquefois, ou dans une église, enfin où je veux ; car je suis libre parmi mes entraves et je sens la vérité de ce que dit l’Imitation, qu’on peut passer comme sans soins à travers les soins de la vie. Mais ces soins-là pèsent à l’âme, ils la fatiguent, l’ennuient souvent, et c’est alors qu’elle aspire à la solitude. Oh ! le bienheureux état où l’on peut s’occuper uniquement de la seule chose nécessaire, où, du moins, les soins matériels n’occupent que légèrement et ne prennent pas la grande partie du jour ! Voilà que pour quarante bêcheurs, ou menuisiers, ou je ne sais quoi, il m’a fallu rester tout le long du jour à la cuisine, les mains aux fourneaux et dans les oulos.
Oh ! que j’aurais bien mieux aimé être ici, avec un livre ou une plume ! Je t’aurais écrit, je t’aurais dit combien tes envois me sont agréables, et je ne sais quoi ensuite ; ce serait plus joli que des plats de soupe. Mais pourquoi se plaindre et perdre ainsi le mérite d’une contrariété ? Faisons ma soupe de bonne grâce ; les saints souriaient à tout, et l’on dit que sainte Catherine de Sienne faisait avec grande joie la cuisine. Elle y trouvait de quoi méditer beaucoup. Je le crois, quand ce ne serait que la vue seule du feu et les petites brûlures qu’on se fait et qui font penser au purgatoire.
Le 7 avril. — Bien des jours se sont passés depuis que je n’ai rien mis ici : la semaine sainte, la grande fête de Pâques, toutes ces solennités qui tiennent l’âme loin de la terre. Je ne me suis guère arrêtée ici que pour les repas. Le lundi, j’étais à Cahuzac, et le lendemain encore, retenue par la pluie ; le mercredi, je le passai à Andillac à faire la chapelle du jeudi-saint avec M. le curé et la petite Virginie.
Le 11. — Lacune de plusieurs jours. Je me trouve à présent sur une page déchirée, accident qui ne m’empêchera pas d’écrire. Je sais d’ailleurs que pareille chose arrive souvent au papier du cœur. Veux-tu que je te dise pourquoi je mets si peu de suite à mon Journal ? C’est que je suis à mille choses qui remplissent tous mes moments de devoirs ou d’occupations. Ceci n’est qu’un délassement, un temps de reste que je te donne quand je puis, la nuit, le matin, à toute heure, car à toute heure on peut causer quand c’est avec le cœur que l’on parle. Une mouche, un bruit de porte, une pensée qui vient, que sais-je ? tant de choses qu’on voit, qu’on touche, qu’on sent, feraient écrire des volumes. Je lisais hier au soir Bernardin, au premier volume des Études, qu’il commence par un fraisier, ce fraisier qu’il décrit avec tant de charme, tant d’esprit, tant de cœur, qui ferait, dit-il, écrire des volumes sans fin, dont l’étude suffirait pour remplir la vie du plus savant naturaliste par les rapports de cette plante avec tous les règnes de la nature. Mon ami, je suis ce fraisier en rapport avec la terre, avec l’air, avec le ciel, avec les oiseaux, avec tant de choses visibles et invisibles que je n’aurais jamais fini si je mettais à me décrire, sans compter ce qui vit aux replis du cœur, comme ces insectes qui logent dans l’épaisseur d’une feuille. De tout cela, mon ami, quel volume !
Voilà sous ma plume une petite bête qui chemine, pas plus grosse qu’un point sur un i. Qui sait où elle va ? de quoi elle vit ? et si elle n’a pas quelque chagrin au cœur ? qui sait si elle ne cherche pas quelque Paris où elle a un frère ? elle va bien vite. Je m’arrête sur son chemin : la voilà hors de la page ; comme elle est loin ! je la vois à peine, je ne la vois plus. Bon voyage, petite créature, que Dieu te conduise où tu veux aller ! Nous reverrons-nous ? T’ai-je fait peur ? Je suis si grande à tes yeux sans doute ! mais peut-être par cela même je t’échappe comme une immensité. Ma petite bête me mènerait loin, je m’arrête à cette pensée : qu’ainsi je suis, aux yeux de Dieu, petite et infiniment petite créature qu’il aime.
Tous les soirs je lis quelque Harmonie de Lamartine ; j’en apprends des morceaux par cœur, et cette étude me charme et fait jaillir je ne sais quoi de mon âme, qui me transporte loin du livre qui tombe, loin de ceux qui parlent auprès de moi ; je me trouve où sont ces esprits qui balancent les astres sur nos têtes, et qui vivent de feu comme nous vivons d’air…
J’aurai toujours regret de n’avoir pas fait mes Enfantines ; mais pour cela il m’aurait fallu être tranquille dans ma chambre comme une abeille dans sa ruche. Quelquefois il m’est arrivé de désirer d’être en prison pour me livrer à l’étude et à la poésie. Oh ! quelle jouissance d’être sans distractions avec Dieu et avec soi-même, avec ce qu’il y a en nous qui pense, qui sent, qui aime, qui souffre !
Le 15 mai. — Nous avons M. Bories aujourd’hui, notre curé, les Facieu et quelques autres personnes. Je les laisse au jeu et viens à l’écart te parler un instant de ma journée. C’est de celles que je remarque, qui me charment par un beau ciel et par de doux événements. D’abord, en me levant, j’ai reçu une lettre de notre ami de Bretagne que je croyais mort. Quel plaisir m’ont fait cette écriture, ces expressions de pur attachement, ces expansions d’une âme triste et pieuse ! Pauvre ami, dans quel abattement je le vois ! Je voudrais le consoler, lui faire du bien. Il me parle de poésie comme d’un baume ; il faut que je lui en envoie. Je suis bien occupée, mais le soin des malades passe avant tout. Le bon Dieu bénit cette bonne œuvre. Voyons donc ce qui reste de poésie dans mon âme. Je crains qu’elle ne soit éteinte depuis le temps que je la laisse mourir. Rien que ce pauvre affligé n’était capable de la rallumer. Je sens déjà quelque chose en moi qui renaît, qui va jaillir de mon âme. J’ai pris cette lettre des mains de Pouffé qui m’a paru un de ces nains chargés pour les châteaux de mystérieux messages. Grand merci au bossu, et me voilà dans la côte de Sept-Fonts, lisant ma belle lettre. Puis j’ai fait réflexion sur ces paroles venues des bords de l’Océan dans les bois du Cayla, sur cette âme inconnue parlant à la mienne comme une sœur à une sœur ; sur ce qui a amené notre correspondance, sur la Bretagne, sur La Chênaie et son grand solitaire, sur toi, sur la pauvre Marie, sur son tombeau. Là, je me suis arrêtée dans une pieuse pensée : qu’il fallait prier pour elle ; et j’ai prié. Puis, en m’en allant, j’ai pris quelques fleurs pour notre autel à la Vierge et écouté le rossignol, toute pénétrée de ces tristesses et de cette riante nature, contraste, hélas ! des choses humaines.
[Sans date.] — En m’occupant de calcul tout à l’heure, j’ai voulu savoir le nombre de mes minutes. C’est effrayant, 168 millions et quelques mille[19] ! Déjà tant de temps dans ma vie ! J’en comprends mieux toute la rapidité, maintenant que je la mesure par parcelles. Le Tarn n’accumule pas plus vite les grains de sable sur ses bords. Mon Dieu, qu’avons-nous fait de ces instants que vous devez aussi compter un jour ? S’en trouvera-t-il qui comptent pour la vie éternelle ? s’en trouvera-t-il beaucoup, s’en trouvera-t-il un seul ? Si observaveris, Domine, Domine, quis sustinebit ?
[19] Elle se trompe, et met un zéro de trop. Mais à quoi bon le remarquer ?
Cet examen du temps fait trembler l’âme qui s’y livre, pour si peu qu’elle ait vécu, car Dieu nous jugera autrement que les lis. Je n’ai jamais compris la sécurité de ceux qui ne se donnent d’autre appui qu’une bonne conduite humaine pour se présenter devant Dieu, comme si tous nos devoirs étaient renfermés dans le cercle étroit de ce monde. Être bon père, bon fils, bon citoyen, bon frère, ne suffit pas pour entrer au ciel. Dieu demande d’autres mérites que ces douces vertus du cœur à celui qu’il veut couronner d’une éternité de gloire.