Journal et fragments : $b Publiés avec l'assentiment de sa famille par G. S. Trébutien
XI
Le 26 juillet [1840]. — C’est une bien triste et précieuse relique que l’écriture des morts, reste, ou plutôt image de leur âme qui se trace sur le papier. Depuis plusieurs jours, j’ai regardé ainsi mon cher Maurice dans ses lettres que j’ai mises par ordre, paquet funèbre où tant de choses sont renfermées. O la belle intelligence, et quelle promission de trésors ! Plus je vis et plus je vois ce que nous avons perdu en Maurice. Par combien d’endroits n’était-il pas attachant ! Noble jeune homme, si distingué, d’une nature si élevée, rare et exquise, d’un idéal si beau, qu’il ne hantait rien que par la poésie : n’eût-il pas charmé par tous les charmes du cœur ?
C’est bien vouloir s’enivrer de tristesse de revenir sur ce passé, de feuilleter ces papiers, de rouvrir ces cahiers pleins de lui. O puissance des souvenirs ! Ces choses mortes me font, je crois, plus d’impression que de leur vivant, et le ressentir est plus fort que le sentir. J’ai éprouvé cela maintes fois.
Le 28. — Deux petits oiseaux, deux compagnons de ma chambrette, les bienvenus, qui chanteront quand j’écrirai, me feront musique et accompagnement comme les pianos qui jouaient à côté de Mme de Staël quand elle écrivait. Le son est inspirateur ; je le comprends par ceux de la campagne, si légers, si aériens, si vagues, si au hasard, et d’un si grand effet sur l’âme. Que doit-ce être d’une harmonie de science et de génie, sur qui comprend cela, sur qui a reçu une organisation musicale, développée par l’étude et la connaissance de l’art ? Rien au monde n’est plus puissant sur l’âme, plus pénétrant. Je le comprends, mais ne le sens pas. Dans ma profonde ignorance, j’écouterais avec autant de plaisir un grillon qu’un violon. Les instruments n’agissent pas sur moi ou bien peu. Il faut que j’y comprenne comme à un air simple ; mais les grands concerts, mais les opéras, mais les morceaux tant vantés, langue inconnue ! Quand je dis opéras, je n’en ai jamais ouï, seulement entendu des ouvertures sur les pianos. Parmi les fruits défendus de ce paradis de Paris, il est deux choses dont j’ai eu envie de goûter : l’Opéra et Mlle Rachel, surtout Mlle Rachel, qui dit si bien Racine, dit-on. Ce doit être si beau !
Une autre personne encore que j’aurais eu plaisir à voir, et que, certes, je ne me suis pas défendue, c’est Mme ***, cette gracieuse et charmante femme, dont on m’a dit tant de bien, et ce mot qui suffirait pour m’attirer : « Elle est d’une bienveillance universelle. » Qualité si douce et si rare, surtout dans une femme du monde ! La bienveillance, c’est le manteau de la charité jeté sur ce qu’on voit de pauvre et de nu, comme fait une âme bonne et que la bonté arrête sur cette pente à railler que nous suivons communément, Mme *** montre là un trait de distinction remarquable et charmante, car rien ne plaît comme un esprit bienveillant, rien ne me donne l’idée de Dieu sur la terre comme l’intelligence et la bonté. J’aime au suprême de rencontrer ces deux choses ensemble, et d’en jouir en les goûtant de près. Voilà ce qui m’attirait vers une personne que probablement je ne verrai jamais. Je ne sais quel mystérieux destin et enchaînement de choses m’a toujours fait m’occuper d’inconnus sans m’y tourner de moi-même, et que par les rapports indépendants de ma volonté. La vie d’une certaine façon se fait sans nous ; quelqu’un au-dessus de nous la dirige, en produit les événements, et cette pensée m’est douce, me rassure de me voir dans les soins d’une providence d’amour. Quelque malheureux que soient les jours, je dis et je crois qu’ils ont un bon côté que j’ignore : celui qui est tourné vers l’autre vie, l’autre vie qui nous explique celle-ci, si mystérieusement triste. Oh ! là-haut, il y a quelque chose de mieux.
Le 30. — Un suicide à Andillac. L’affreux suicide venu jusqu’ici ! Pauvres malheureux paysans qui se mettent au courant du siècle, à oublier Dieu et à se détruire !
Deuxième mort depuis celle du 19 juillet ; mais nous n’aurons pas la douleur de voir ces deux tombes voisines, un mauvais mort à côté de notre Maurice béni. J’en aurais eu de la peine, quoique ceci ne touche qu’à la mémoire ; quant à l’âme, il est incompréhensible ce qu’elle doit souffrir parmi les réprouvés en enfer, qui n’est que le lieu de réunion de tout ce que la terre a porté d’infâme et de méchant. Un des grands supplices, c’est de s’y trouver en mauvaise compagnie pour toujours. Que Dieu nous en préserve !
Oh ! la douleur de craindre pour le salut d’une âme, qui la peut comprendre ! Ce qui fit le plus souffrir le Sauveur, dans l’agonie de sa passion, ne fut pas tant les supplices qu’il devait endurer, que la pensée que ses souffrances seraient inutiles pour un grand nombre de pécheurs, pour ces hommes qui ne veulent pas de rédemption ou ne s’en soucient pas. La seule prévoyance de ce mépris et de cet abandon était capable de rendre triste à la mort l’homme-Dieu. Disposition à laquelle participent plus ou moins, suivant leur degré de foi et d’amour, les âmes chrétiennes.
Le 4 août. — Anniversaire de sa naissance, si près de celui de sa mort, deux dates qui se touchent. Que ç’a été fait vite de sa vie, mon pauvre Maurice ! Je ne sais tout ce que je voudrais dire, et je ne dirai rien ; la pensée en certains moments ne peut pas venir. Je vais lire le Dernier jour d’un condamné, un cauchemar, m’a-t-on dit. Qu’importe ! je m’ennuie tant aujourd’hui, qu’il n’est rien de trop lourd pour écraser cela, rien d’effrayant. Allons !
Je n’ai pu soutenir cette lecture, non par émotion, n’en étant pas encore émue, mais par dégoût de l’horrible que j’ai senti dès l’abord aux premières pages. Livre fermé. Ce n’était pas ce qu’il fallait à ma disposition d’âme : je m’étais trompée en cherchant un poids, tandis qu’il faut s’alléger alors. La prière me désaccable, une conversation, le grand air, les promenades dans les bois et champs. Ce soir, je me suis bien trouvée d’un repos sur la paille, au vent frais, à regarder les batteurs de blé, joyeuses gens qui toujours chantent. C’était joli de voir tomber les fléaux en cadence et les épis qui dansent, des femmes, des enfants séparant la paille en monceaux, et le van qui tourne et vanne le grain qui se trie et tombe pur comme le froment de Dieu. Ces paisibles et riantes scènes font plaisir et plus de bien à l’âme que tous les livres de M. Hugo, quoique M. Hugo soit un puissant écrivain, mais il ne me plaît pas toujours. Je n’ai pas lu encore sa Notre-Dame, avec l’envie de la lire. Il est de ces désirs qu’on garde en soi.
Le 5. — Que n’est-il venu plus tôt le poëte de la Bretagne, le chantre de la Thébaïde des Grèves, le solitaire ami de Maurice ! Que n’est-il venu du temps que Maurice vivait, alors que je sentais avec bonheur ! Ses poésies me sont néanmoins agréables en ce qu’elles viennent du Val de l’Arguenon, qu’elles sont religieuses, que Dieu et Maurice s’y trouvent. Il y a deux ans seulement, tout cela m’eût bien fait plaisir. Que les temps sont changés ! ou plutôt, que notre âme change sous les événements ! Ainsi, la vie se fait différente de jour en jour, toute tranchée de diverses choses et de divers sentiments, si bien qu’un certain espace ne ressemble plus à l’autre, qu’on ne se reconnaît pas d’ici-là, qu’on a peine à se suivre, variable et transitoire nature que nous sommes. Mais la transition finira, et nous mènera là où nous ne changerons plus. O permanente vie du ciel !
Mon poëte breton, à propos de qui me viennent ces pensées, est cependant bien le même nébuleux rêveur que par le passé, chantant vaguement dans le vague. J’ai une cousine à qui ces poésies feront fête ; c’est son charme, la gémissante douleur, et de ne savoir où s’appuyer la tête. Ce que j’aime le mieux dans M. Hippolyte, c’est qu’il est religieux, et que j’ouvrirai ses poésies comme un livre de prières. — Voilà donc renouée une correspondance qui demeurait oubliée. Je n’ai pas encore attaché de ruban à ses lettres, car je mets sous un nœud de soie mes chères correspondances chacune avec sa couleur. Celle-ci sous le noir, comme la mort qui l’a faite, hélas ! Nous sommes des amis en deuil.
Le 7. — Une action de grâce ici, pour une grâce vivement et continuellement demandée et obtenue aujourd’hui de Dieu. Si j’adressais un Journal au ciel, il serait certaines fois bien rempli ; mais ces choses-là restent dans l’âme, et j’en marque seulement le passage là où passe ma vie avec ses événements, de quelque ordre qu’ils soient.
Le 8. — A en croire les ingénieuses fables de l’Orient, une larme devient perle en tombant dans la mer. Oh ! si toutes allaient là, la mer ne roulerait que des perles. Océan de pleurs aussi plein que l’autre, mais pas plus que l’âme parfois !
Le 9. — « Maurice aimait d’amour à venir, au crépuscule, sur un cap désert et sous un ciel sans lune, écouter la mer refluant vers le lointain des grèves, ou battant les bords opposés de cet Arguenon sauvage, aux rivages duquel a, dans son adolescence, erré le génie enveloppé encore de Chateaubriand. » — Voilà des lignes ou plutôt des larmes venant de Bretagne encore sur cette tombe, et qui me creusent des torrents de tristesse par les souvenirs du passé, les regrets du présent, et cette désolante pensée répétée par tous : qu’en d’autres temps, Maurice ne serait pas mort !…
Le 12. — Il ne serait pas mort ! Abîme de réflexions et de larmes, où je me plonge tous les jours ! douleur sans fin de voir qu’on aurait pu conserver ce qu’on a perdu ! Et qu’ai-je perdu ! Dieu seul le sait, ce qu’était pour moi Maurice, mon frère, mon ami, celui dont j’avais besoin pour ma vie, celui sur qui je répandais ma tête, mon âme, mon cœur. Je ne m’arrête pas à ce qu’il était, à ce qu’il eût été pour cette société qui l’a laissé mourir, si c’est vrai, comme on dit. Je n’en sais rien, je ne connais pas le monde ; je le regardais comme un grand homicide dans le sens religieux ; il est donc moralement mortel, de quelque côté qu’on le considère : mortel en ce qu’il nourrit des poisons ou qu’il laisse mourir de faim les plus nobles intelligences.
En quel temps aurait dû naître Maurice ? Question que je me suis faite pour sa félicité en regardant les époques. On ne voit pas à quel siècle on pourrait, pour leur bonheur, suspendre le berceau de certains génies. — L’intelligence est comme l’amour, toujours accompagnée de douleur. C’est que ce n’est pas d’ici-bas, et tout ce qui est déplacé doit souffrir. Les âmes religieuses, celles qui rentrent en Dieu, sont les seules qui trouvent quelque apaisement dans la vie. Les hommes n’offrent aux hommes que mauvaiseté ou insuffisance. Je les connais peu, moi, habitante des bois, mais tant le disent que je le crois. Je n’ai non plus trouvé de bonheur dans personne, bonheur complet. Le plus doux, le plus plein, le meilleur a été dans Maurice, et non sans larmes dans sa jouissance. Le bonheur, c’est une chose environnée d’épines, de quelque côté qu’on le touche.
Le 15. — Il est dimanche, je suis seule dans mon désert avec un valet, le tonnerre gronde, et j’écris, sublime accompagnement d’une pensée solitaire. Quelle impulsion ardente et élevée ! comme on monterait, brûlerait, volerait, éclaterait en ces moments électriques !
Le 19. — Que de fois je renonce à rien écrire ici, que de fois j’y reviens écrire ! Attrait et délaissement, ô ma vie !
[Sans date.] — Huit jours de visites, de monde, de bruit, quelques conversations aimables, un épisode en ma solitude. C’est la saison où l’on vient nous voir, cette fois-ci c’était en foule, des allons à la campagne, et la campagne est envahie, le Cayla peuplé, bruyant, gai de jeunesse, la table entourée de convives inattendus, l’improvisé dispense de cérémonie. Mais nous n’en faisons pas, et qui vient nous voir ne doit s’attendre qu’au gracieux accueil, le meilleur qu’il nous soit possible dans la plus simple expression de forme. Ainsi nos salons tout blancs, sans glace ni trace de luxe aucun ; la salle à manger avec un buffet et des chaises, deux fenêtres donnant sur le bois du nord ; l’autre salon à côté avec un grand et large canapé ; au milieu une table ronde, des chaises de paille, un vieux fauteuil en tapisserie où s’asseyait Maurice, meuble sacré ! deux portes à vitre sur la terrasse ; cette terrasse sur un vallon vert où coule un ruisseau, et dans le salon une belle madone avec son enfant Jésus, don de la reine, voilà notre demeure ! assez riante, où ceux qui viennent se plaisent, qui me plaît aussi, mais tendue de noir, dedans, dehors : partout j’y vois un mort ou je le cherche. Le Cayla sans Maurice !
[Sans date.] — Marie, ma sœur, m’a quittée pour quelques jours, Marie, notre Marthe, car elle s’occupe de beaucoup de choses dans la maison, me laissant la part du repos, la bonne sœur. Je ne connais pas d’âme de femme plus dévouée et s’oubliant davantage. Quand je ne l’ai pas, ma vie change au dehors, se fait active, et je m’étonne de cette activité et de ce goût de ménage avec mes goûts tout contraires. Naturellement je ne me plais pas en choses de maison et gouvernement de femmes. Volontiers je le laisse à d’autres ; mais si la charge m’en vient, je m’en acquitte de bon cœur, sans y trouver de répugnance, sans m’ordonner comme il arrive qu’il le faut faire du moi qui veut au moi qui ne veut pas, en tant et souventes fois.
Ne pourrais-je mieux écrire que ces riens du tout, que ce pauvre moi-même ? L’insignifiant passe-temps ! et qu’il tient à peu que je ne le laisse ! Mais Maurice l’aimait, le voulait. Ce que je faisais pour lui, je le continuerai en lui dans la pensée qu’il s’y intéresse.
Relation de ce monde à l’autre par l’écriture et la prière, les deux élévations de l’âme.
[Sans date.] — Songe de cette nuit, un enterrement. Je suivais un cercueil ouvert. On ne peut rendre ce cercueil ouvert, la douloureuse et effrayante impression de là-dedans sur l’âme. On fait bien de voiler les morts. Quelque aimé que soit leur visage, il y a à les voir une épouvantable douleur. Et voilà ce que nous sommes sans âme, car c’est ce qui effraye, l’inanimé des cadavres. Quel nom ! quelle transformation ! Jeune homme si beau ce matin, et cela ce soir : que c’est désenchantant et propre à détourner du monde ! Je comprends ce grand d’Espagne, qui, après avoir soulevé le suaire d’une belle reine, se jeta dans un cloître et devint un grand saint. Plût à Dieu que la vue de la mort fût de tel effet sur tel homme du monde. Je voudrais tous mes amis à la Trappe, en vue de leur bonheur éternel. Non qu’on ne puisse se sauver dans le monde, et qu’il n’y ait à remplir dans la société des devoirs aussi saints et aussi beaux qu’en solitude, mais[33]…
[33] Inachevé.
Le 25. — Que ferai-je de ma solitude et de moi aujourd’hui ? Comme Robinson dans son île, je suis seule avec un chien et un berger, sorte de Vendredi presque aussi sauvage que l’autre. Avec qui parler ? avec qui penser ? avec qui vivre la vie d’un jour ? Le chien entend les caresses ; mais l’homme qui n’entend rien, qui, si je lui demande un verre d’eau, ne saura ce que je veux dire lui parlant français, ce valet des moutons, je l’envoie à ses bêtes. Maintenant portes fermées, verrous tirés de peur des vagabonds, me voici dans le blanc salon avec la blanche madone, ma céleste compagne, belle et douce à voir. Je la regarde comme si c’était quelqu’un, et prête, je crois, à me jeter à ses pieds si quelque danger survenait. Rien que l’apparence humaine me semble une protection d’autant plus sûre que c’est l’image de celle qui s’appelle le secours des chrétiens, auxilium christianorum, la sainte Vierge à qui j’ai cru devoir en plus d’une occasion des grâces spéciales, une fois dans un danger de mort ; les autres, sans m’être personnelles, me touchent presque autant.
On frappe à la porte ; qui sait ?
Des mendiantes. L’aumône donnée, je reviens sur mon canapé. Le doux repos, s’il n’était un peu triste et beaucoup, entre l’isolement et les souvenirs ! Tous les memento m’environnent, je les vois des yeux, je les sens du cœur. Que d’ombres dans ce vieux château, sortant de toutes les chambres ! de partout me viennent des morts : si je pouvais en embrasser un ! Oh ! les âmes ne se laissent pas saisir. Mon ami, mon toujours frère Maurice, comme néanmoins te voilà changé pour moi ! Je ne prononce plus ton nom que comme celui des reliques, j’éprouve en entrant dans ta chambre quelque chose d’une église ; tes livres, tes habits, à peine j’ose les toucher ; quelque chose de sacré est répandu sur toi et tout ce qui fut de toi. La vénération suit la mort à cause sans doute de l’immortalité, de cette vie non détruite, mais changée, que prend l’homme en Dieu, et qui inspire un culte de religieux amour.
Jamais le dehors ne m’avait paru si grand qu’à présent. Je rentre d’une promenade toute remplie de solitude ; rien que quelques oiseaux en l’air, quelques poules sur les herbes.
Mais c’est Saint-Louis aujourd’hui, il faut que je lise sa vie. C’est la fête aussi de mon amie de Rayssac qui me néglige un peu, et à qui je ne laisse pas d’offrir mon bouquet de cœur, le seul qu’on puisse envoyer de loin. Ces fleurs-là sont immortelles.
Une lettre de Saint-Martin, du voisinage des Coques. Je ne suis pas aussi seule que je croyais, et ma pensée a pris bien des cours différents, véritable oiseau, se reposant néanmoins toujours sur la même branche : Dieu et Maurice. Elle revient là quand elle a fait le tour de toutes choses. Il n’y a en rien et nulle part de quoi me plaire au fond, le désenchantement est au second coup d’œil. Il s’ensuit des larmes parfois, mais un regard en haut les arrête, les console. Je sais ce que je dois à ces élévations célestes, je sais ce que je vois dans ces clartés surnaturelles, et alors mon âme s’apaise.
[Sans date.] — Picciola, une fleur qui fut la vie, le bonheur, le malheur, le paradis, l’ange, le parfum, la lumière d’un pauvre prisonnier. Ainsi un souvenir en mon cœur, prisonnier dans la vie. Maurice est pour moi une influence à puissants effets et de nature diverse : angoisses et joies. Les joies sont divines, celles qu’il m’a données et celles que je crois, pensant à l’autre vie, celles que je vois dans mon cœur, comme disait saint Louis d’un mystère. Les félicités éternelles de l’âme de Maurice me transportent ; j’en oublie sa mort : toute mon affection se nourrit de cette espérance. Mon Dieu, laissez-la-moi ! Je n’ai rien de meilleur, je n’ai plus autre chose. L’ami perdu en ce monde, on va le chercher dans l’autre ; on le cherche dans le bonheur et je veux croire à celui de Maurice, âme d’élite et d’élu ; ma confiance se repose sur ses faits pieux, et à la fin sur ces paroles : Celui qui mange ma chair et qui boit mon sang a la vie éternelle. Ce fut son dernier aliment. Donc pourquoi des craintes ? Ne défaillons pas devant les promesses divines.
O ma pauvre Marie ! Je n’ai que ce cri à faire sur les nouvelles arrivées du Nivernais. Mourante et vivante, inexprimable malade ! Rien n’est plus douloureux.
« … Ma vie est une espèce de crépuscule orageux dont la fin me semble toujours bien proche. Je suis tellement agonisante que, depuis trois semaines que je suis ici, je n’ai pu vous écrire un seul mot. Je souffrais bien de ce silence lorsque j’aurais tant à vous dire. Mon Dieu ! que ne pouvez-vous venir ! Vous seule pourriez me faire résigner à vivre… »
Je partirai donc, si je puis ; j’irai partager le poids de cette vie qu’elle ne peut porter seule. Que Dieu nous aide, car je me sens bien faible aussi sous ce mont d’afflictions.
Le 29. — Il y a aujourd’hui de profonds regrets pour moi dans la perte d’une paysanne, la vieille Rose Durel, qui vient de mourir. Véritable sainte femme chrétienne dans toute la simplicité évangélique. Sa vie était dans la foi, sa foi était l’humble croyance, sans livres, sans rien, cette croyance antique, primitive, et que loue ainsi l’auteur de l’Imitation : « Un humble paysan qui sert Dieu est certainement fort au-dessus du philosophe superbe qui, se négligeant lui-même, considère le cours des astres. » En effet, on trouvait dans Rose une singulière distinction de vertus et de sentiments, quelque chose au-dessus de l’éducation la plus haute : et quand on considérait la portée d’une telle âme et le peu d’impulsion reçue, pouvait-on s’empêcher de dire que Dieu seul élevait ainsi ? C’est ainsi qu’en jugeait Maurice, l’appréciateur des choses rares, le juge des âmes, l’amant du beau : il aimait Rose, la vénérait comme une femme patriarcale. Jamais il n’est venu dans le pays et ne s’en est allé sans la voir, sans s’asseoir à sa table ; car ici on ne se visite pas sans manger, sans goûter le pain et le vin. Mais, dans cette occasion, Rose ajoutait au service et relevait par quelque chose de choix l’hospitalité d’habitude. C’était quelque beau fruit réservé pour monsieur Maurice, des mets de son goût. Il y avait en cela expression touchante du cœur, expression bien délicate et naïve aussi, et dont je suis plus touchée encore, dans la conservation d’un nid d’hirondelle que Maurice enfant avait recommandé à son premier départ du pays. « Que je trouve ce nid au retour. » Et il l’y retrouva, et on l’y retrouve encore religieusement conservé au vieux plancher de la vieille chambre de Rose. O monument !
ENTRETIENS AVEC UNE AME.
La mort ne sépare que les corps, elle ne peut désunir les âmes. C’est ce que je disais naguère près d’un cercueil, c’est ce que je dis encore, car ma douleur n’a pas changé, pas plus que mes espérances, ces espérances immortelles qui seules soutiennent mon cœur et me rattachent au sien, trait d’union entre le ciel et la terre, entre lui et moi. Mon ami, mon cher Maurice ! par là nous sommes ensemble, et ma vie revient à ta vie comme autrefois, à peu de chose près[34].
[34] Quatre feuillets enlevés.
… A quelle heure ils sont nés du jour ou de la nuit, dans le calme ou dans la tempête, quelle destinée les a pris, je veux dire (car je ne donne rien au destin, divinité païenne) quel cours a eu leur vie que Dieu nous trace et que nous remplissons ? Le malheur est-il de leur faute ? Qu’ont-ils fait de leur intelligence ? quel emploi dans l’ordre moral ? quel rang dans la vérité ? les peut-on compter pour le ciel, le lieu des âmes de bien ? Mon Dieu, ne les appelez pas encore, ne les appelez pas qu’ils ne soient tous dans la bonne voie. Que ce jour des morts fait des frayeurs de voir mourir ![35]
[35] Au bas de cette page, on lit ces lignes, ajoutées plus tard et portant leur date : « Jour des morts 1842. — Hélas ! tout meurt. Où est celui pour qui j’écrivais les lignes précédentes, la précédente année ? où est-il ? »