Journal et fragments : $b Publiés avec l'assentiment de sa famille par G. S. Trébutien
IV
Le 1er mai 1837. — C’est ici, mon ami, que je veux reprendre cette correspondance intime qui nous plaît et qui nous est nécessaire, à toi dans le monde, à moi dans ma solitude. J’ai regret de ne l’avoir pas continuée, à présent que j’ai lu ta lettre où tu me dis pourquoi tu ne m’avais pas répondu. Je craignais de t’ennuyer par les détails de ma vie, et je vois que c’est le contraire. Plus de souci donc là-dessus, plus de doute sur ton amitié ni sur rien de ton cœur si fraternel. J’avais tort : tant mieux, je craignais que ce ne fût toi. En toute joie et liberté reprenons notre causerie, cette causerie secrète, intime, dérobée, qui s’arrête au moindre bruit, au moindre regard. Le cœur n’aime pas d’être entendu dans ses confidences. Tu as raison quand tu dis que je ruse un peu pour écrire mes cahiers ; j’en ai bien lu quelque chose à papa, mais non pas tout. Le bon père aurait peut-être quelque souci de ce que je dis, de ce qui me vient parfois dans l’âme ; un air triste lui semblerait un chagrin. Cachons-lui ces petits nuages ; il n’est pas bon qu’il les voie et qu’il connaisse autre chose de moi que le côté calme et serein. Une fille doit être si douce à son père ! Nous leur devons être à peu près ce que les anges sont à Dieu. Entre frères, c’est différent, il y a moins d’égards et plus d’abandon. A toi donc le cours de ma vie et de mon cœur, tel qu’il vient.
Le 2. — Deux lettres de Louise, jolies, tendres, mais tristes. La pauvre amie est entourée de morts et pleure une voisine, la mère de Mélanie, cette jeune fille dont je t’ai parlé, je crois. C’est cette pauvre montagnarde qu’on a prise des champs pour l’habiller en demoiselle, la faire élever à Toulouse où elle voit les dames de Villèle. Son éducation a bien pris et la demoiselle croît à ravir sur la paysanne. Il y aura deux vies dans sa vie. Je la trouve intéressante, surtout à présent que la pauvre orpheline pleure sa mère et se désole dans ses grands salons de n’avoir pas pu se trouver au chevet du lit de sa pauvre mère. Louise me dit qu’elle ne reviendra pas à Rayssac, où il n’y a plus rien pour elle, et qu’elle entrera au couvent. C’est le lieu des âmes tristes, ou qui sont étrangères au monde, ou qui sont craintives et s’abritent là comme dans un colombier.
Le 3. — Le rossignol chante, le ciel est beau, choses toutes nouvelles dans ce printemps tardif. C’est de quoi dire un mot, mais je te quitte pour des occupations utiles. Ceci n’est que passe-temps : joujou du cœur qu’une plume, pour une femme ! Vous autres hommes, c’est différent.
Le 4. — Rien que la date ; je n’ai pu écrire ayant passé la journée à Cahuzac, pauvre endroit qui d’ailleurs laisse peu à dire.
Le 5. — Pluie, vent froid, ciel d’hiver, le rossignol, qui de temps en temps chante sous des feuilles mortes, c’est triste au mois de mai. Aussi suis-je triste en moi, malgré moi. Je ne voudrais pas que mon âme prît tant de part à l’état de l’air et des saisons, que, comme une fleur, elle s’épanouisse ou se ferme au froid ou au soleil. Je ne le comprends pas, mais il en est ainsi tant qu’elle est enfermée dans ce pauvre vase du corps.
Pour me distraire, j’ai feuilleté Lamartine, le cher poëte. J’aime l’hymne au rossignol et bien d’autres de ses Harmonies, mais que c’est loin de l’effet que me faisaient ses Méditations ! C’étaient des ravissements, des extases ; j’avais seize ans : que c’était beau ! Le temps change bien des choses. Le grand poëte ne me fait plus vibrer le cœur, il ne m’a pas même pu distraire aujourd’hui.
Essayons autre chose, car il ne faut pas garder l’ennui qui ronge l’âme. Je le compare à ces petits vers qui se logent dans le bois des chaises et des meubles dont j’entends le crac-crac dans ma chambre quand ils travaillent et mettent leur loge en poussière. Que faire donc ? il ne m’est pas bon d’écrire, de répandre je ne sais quoi de troublé. Que la vase retombe au fond et puis que l’eau coule, pas plus tôt. Laissons livres et plumes, je sais quelque chose de mieux. Cent fois je l’ai essayé ; c’est la prière, la prière qui me calme. Quand, devant Dieu, je dis à mon âme : « Pourquoi êtes vous triste et pourquoi me troublez-vous ? » je ne sais quoi lui répond et fait qu’elle s’apaise à peu près comme quand un enfant pleure et qu’il voit sa mère. C’est que la compassion et tendresse divine est toute maternelle pour nous.
Le 6. — On avait défendu à saint Jean de Damas d’écrire à personne et, pour avoir fait des vers pour un ami, il fut chassé de son couvent. Cela m’a paru bien sévère ; mais que de sagesse on y voit, quand, après ses supplications et beaucoup d’humilité, le saint rentre en grâce, qu’on lui ordonne d’écrire et d’employer ses talents à combattre les ennemis de Jésus-Christ ! Il fut trouvé assez fort pour entrer en lice alors qu’il s’était dépouillé d’orgueil. Il écrivit contre les iconoclastes. Oh ! si tant d’écrivains illustres avaient commencé par une leçon d’humilité, ils n’auraient pas fait tant d’erreurs ni tant de livres. L’orgueil en fait bien éclore ; aussi voyons les fruits qu’ils produisent, dans combien d’égarements nous mènent les égarés !
Mais c’est trop étendu pour moi, ce chapitre de la science du mal : j’aime mieux dire que j’ai cousu un drap de lit et que je cousais bien des choses dans ma couture. Un drap prête bien à la réflexion : il va recouvrir tant de monde, tant de sommeils si différents ! peut-être celui de la tombe. Qui sait s’il ne sera pas mon suaire, si ces points que je fais ne seront pas décousus par les vers ! Pendant ce temps, papa me contait qu’il avait envoyé à mon insu une pièce de vers à Rayssac, et j’ai vu la lettre où M. de Bayne en parlait et lui disait que c’était bien. Un peu de vanité m’en venait, elle est tombée dans ma couture. A présent je me dis que la pensée de la mort est bonne pour nous préserver du péché. Elle modère la joie, tempère la tristesse, fait regarder comme passé tout ce qui passe. J’ai d’excellentes méditations là-dessus dans un livre que je viens de me procurer, la Retraite, du Père Judde. Que j’aime ce livre et que j’ai d’obligation à celui qui me l’a fait connaître !
Le 7. — Je ne sais quoi vint me détourner hier, lorsque je voulais te parler de ma petite bibliothèque, des livres que j’ai, de ceux que je voudrais avoir. Il me manque sainte Thérèse, ses lettres si spirituellement pieuses. Je les ai vues chez une servante, la pauvre fille ! Mais qui sait ? peut-être elle les comprend mieux que moi. Les choses saintes sont à la portée du cœur et de toute intelligence pieuse. J’ai remarqué cela bien souvent, et que telle personne qui paraît simple aux yeux du monde, une ignorante, une Rose Dreuille, est infiniment versée dans les choses intellectuelles, dans les choses de Dieu. Je connais bien des gens d’esprit qui sont bêtes : comme deux messieurs qui ne voulaient pas que Dieu fût bon parce qu’il nous donne des lois gênantes, parce qu’il y a un enfer. Ils trouvent absurdes les lois du jeûne, la croyance au péché originel, et bien bête la vénération des images. Pauvres gens ! qu’il s’en trouve de ceux qui font les entendus sur ces choses sacrées, saints hiéroglyphes qu’ils lisent sans les comprendre et qu’ils appellent folies !
Nos paysans s’en mêlent ; l’un d’eux a cité le concile de Trente à notre curé dans un cas où ce savoir lui seyait mal. Se mêler d’interpréter les conciles et ne pas dire le Pater, quelle pitié ! Voilà ce que font les lumières dans nos campagnes, les lumières de l’alphabet ; car c’est parce qu’il sait lire que le peuple se croit savant. Monté sur l’orgueil, il touche aux plus hautes choses, et regarde à sa portée ce qu’il devrait contempler à genoux. Il veut voir, comprendre, saisir, et marche droit à l’incrédulité. Il faut qu’on lui prouve la foi maintenant, lui qui croyait tout. Ils ont bien perdu, nos paysans, dans leur contact avec les livres, et qu’y ont-ils appris qu’une ignorance de plus, à méconnaître leurs devoirs ? Cela fait pitié pour ces pauvres gens. Il vaudrait bien mieux qu’ils ne sussent pas lire, à moins qu’on ne leur apprît en même temps quelles lectures leur sont bonnes. A la montagne, à Rayssac, ils lisent tous, mais c’est le catéchisme, les livres de messe et de piété. Voilà le but des écoles et ce qu’on y devrait enseigner : la religion ; faire de bons chrétiens. A Andillac et ailleurs, on apprend à signer et à dire : qué souy sapian !
Mais cette digression m’a mené loin de mes livres dont je parlais. Ma collection s’accroît ; tantôt une fois et tantôt l’autre, je me procure quelque chose. J’ai rapporté d’Alby le nouveau Mois de Marie de l’abbé Le Guillou, livre suave et doux, tout plein de fleurs de dévotion. J’en lis tous les matins quelque chose. Nous faisons le mois de Marie dans notre chambre devant une belle image de la Vierge, que Françoise a donnée à Mimi. Au-dessus il y a un christ encadré qui nous vient de notre grand’mère, plus haut sainte Thérèse, et puis plus haut le petit tableau de l’Annonciation que tu connais, de sorte que l’œil suit toute une ligne céleste dès qu’il regarde et s’élève : c’est une échelle qui porte au ciel.
Le 5. — Que te dirai-je à présent ? qu’il pleut, que le ciel ne veut pas absolument nous sourire. Mai s’en ira, je le crains, sans soleil, sans fleurs, sans verdure. Nos bois sont comme en hiver, secs et nus. Le rossignol y chante quelquefois d’un air triste, et je le plains de n’avoir pas un abri. C’est un temps de calamité, tout souffre. L’air est malsain, on n’entend parler que de morts et de mourants. La grippe fait bien des ravages. C’est un autre choléra qui décime presque la population à certains endroits. A Toulouse, il est mort jusqu’à soixante personnes par jour. Ici, rien n’arrive ni à nous ni à nos domestiques : heureux que nous sommes, loin des villes et de leur contagion ! Si bien des choses nous manquent, celles dont nous jouissons sont bien douces, et j’en bénis Dieu tous les jours ; tous les jours, je me trouve heureuse d’avoir des bois, des eaux, des prés, des moutons, des poules qui pondent, de vivre enfin dans mon joli et tranquille Cayla avec une famille qui m’aime. Qu’y a-t-il de plus doux au monde ?
Il ne nous manque que toi, cher membre que le corps réclame. Quand t’aurons-nous ? Rien ne paraît s’arranger pour cela. Ainsi, nous passerons la vie sans nous voir. C’est triste, mais résignons-nous à tout ce que Dieu veut ou permet. J’aime beaucoup la Providence qui mène si bien toutes choses et nous dispense de nous inquiéter des événements de ce monde. Un jour nous saurons tout ; un jour je saurai pourquoi nous sommes séparés, nous deux qui voudrions être ensemble. Rapprochons-nous, mon ami, rapprochons-nous de cœur et de pensée en nous écrivant l’un à l’autre. Cette communication est bien douce, ces épanchements soulagent, purifient même l’âme comme une eau courante emporte son limon.
Pour moi, je me trouve mieux après que je me suis laissée couler ici. Je dis ici, parce que j’y laisse l’intime, sans trop regarder ce que c’est, même sans le savoir quelquefois. Ce qui se passe en moi m’est inconnu à certains moments ; ignorance sans doute de l’être humain. J’ai si peu vu, si peu connu en bien comme en mal ! Cependant, je ne suis pas un enfant. J’aime bien d’écrire à Louise, mais ce n’est pas comme à toi ; d’ailleurs, mes lettres sont vues et le cœur n’est pas un livre qu’on veuille ouvrir au public. Merci donc d’aimer ma correspondance, de me donner le plaisir innocent et tout fraternel de te dire bien souvent que je t’aime de cette affection vive, tendre et pure, qui vient de la charité. C’est ainsi qu’on s’aime bien ; c’est ainsi que Jésus-Christ nous a aimés et veut que nous aimions nos frères.
Le 9. — Une journée passée à étendre une lessive laisse peu à dire. C’est cependant assez joli que d’étendre du linge blanc sur l’herbe ou de le voir flotter sur des cordes. On est, si l’on veut, la Nausicaa d’Homère ou une de ces princesses de la Bible qui lavaient les tuniques de leurs frères. Nous avons un lavoir, que tu n’as pas vu, à la Moulinasse, assez grand et plein d’eau, qui embellit cet enfoncement et attire les oiseaux qui aiment le frais pour chanter.
Notre Cayla est bien changé et change tous les jours. Tu ne verras plus le blanc pigeonnier de la côte, ni la petite porte de la terrasse, ni le corridor et le fenestroun où nous mesurions notre taille quand nous étions petits. Tout cela est disparu et fait place à de grandes croisées, à de grands salons. C’est plus joli, ces choses nouvelles, mais pourquoi est-ce que je regrette les vieilles et replace de cœur les portes ôtées, les pierres tombées ? Mes pieds même ne se font pas à ces marches neuves, ils vont suivant leur coutume et font des faux pas où ils n’ont pas passé tout petits. Quel sera le premier cercueil qui sortira par ces portes neuves ? Soit nouvelles ou anciennes, toutes ont leurs dimensions pour cela, comme tout nid a son ouverture. Voilà qui désenchante cette demeure d’un jour et fait lever les yeux vers cette habitation qui n’est pas bâtie de main d’homme.
Une lettre de Marie nous est venue. Je signale toujours une lettre comme l’arrivée d’un ami. Celles de Marie sont gracieuses, toutes pleines de nouvelles, de petites choses du monde. Aujourd’hui elle nous annonce l’arrivée de M. Vialar, l’Africain, et celle d’un prince arabe : choses curieuses pour le pays et pour ceux qui savent voir les choses dans les hommes. Que ne fait pas voir un Africain à Gaillac et un Gaillacois en Afrique ! La Providence qui mène tout n’aura pas fait pour rien rencontrer ces deux hommes et tiré l’Arabe de son désert pour lui faire voir notre France, notre civilisation, nos arts, nos mœurs, nos belles cathédrales.
Le 10. — Une lettre écrite à Louise, mes prières, des occupations de ménage, voilà ma journée. Comme je descendais un chaudron du feu, papa m’a dit qu’il n’aimait pas de me voir faire de ces choses ; mais j’ai pensé à saint Bonaventure qui lavait la vaisselle de son couvent quand on alla lui porter, je crois, le chapeau de cardinal. — En ce monde, il n’y a rien de bas que le péché qui nous dégrade aux yeux de Dieu. Ainsi, mon chaudron m’a fait faire une réflexion salutaire qui me servira à faire sans dégoût certaines choses dégoûtantes, comme de me noircir les mains à la cuisine. Bonsoir ; demain matin je vais me confesser. Le vent du nord a soufflé tout le jour, nos journaliers grelottaient dans les champs. Faut-il voir l’hiver au mois de mai !
Depuis hier je n’ai pas eu le temps de m’arrêter pour écrire. C’est une privation pour moi de ne pas toucher ma plume, comme pour un musicien de ne pas toucher son instrument. C’est ma lyre à moi, que ma plume ; je l’aime comme une amie, rien ne peut m’en détacher. Il y a entre elle et moi comme un aimant.
La poésie irait grand train si je la laissais faire ; mais demain c’est la Pentecôte, grande fête qui dispose au recueillement, qui fait taire l’âme pour prier et demander l’esprit saint, l’esprit d’amour et d’intelligence qui fait connaître et aimer Dieu. Je vais donc entrer dans mon cénacle, ma chambrette ; plus rien du dehors, s’il est possible. Mais encore je pense à toi, pauvre errant dans le monde. Si tu savais comme je te voudrais avec nous ! Que Dieu veuille un jour t’amener, te rendre à la société des frères !
Le 13. — Je reviens ici le lundi de la Pentecôte, sans m’arrêter au jour d’hier, si grand, si divin ; causons un peu d’à présent, du temps que je fais lire Miou, mon écolière. A elle l’oreille, ici le cœur ; mais je suis souvent détournée pour la reprendre. Cette enfant a l’intelligence lente et molle, de sorte qu’il faut être là sans cesse à l’exciter. Patience et persévérance : avec cela nous ferons quelque chose de Miou, non pas un esprit orné, mais une intelligence chrétienne, qui sache pourquoi Dieu l’a mise au monde. Pauvre petite ! elle ne le savait pas du tout naguère. Que nous sommes ignorants, que nous le sommes tous en naissant ! Un Lamennais n’en aurait pas su plus que Miou à dix ans, si on ne lui eût pas appris davantage. Cela me semble ainsi, et que notre intelligence ne se développe que par l’instruction, comme le bois ne s’allume que par le contact du feu.
J’aime assez d’instruire les petits enfants, de leur faire le catéchisme. C’est un plaisir et même un devoir d’instruire tous ces pauvres chrétiens. On peut faire les missionnaires à tout moment dans nos campagnes, et je doute que des sauvages en sachent moins en fait de religion que certains de nos paysans. Notre cuisinière, Marianne, voyait des cochons dans les commandements. Un autre croit que faire son salut c’est se saluer, et cent autres bêtises qui font pitié. Mais Dieu est bon, et ce n’est pas précisément l’ignorance qu’il punira. On doit bien plus craindre pour les génies qui s’égarent, pour ceux qui savent la loi et ne veulent pas la suivre, pour ces aveugles qui ferment les yeux au jour. Oh ! que ceux-là me font pitié ! qu’ils sont à plaindre ! On voit leur sort dans la parabole de la vigne et de l’arbre stérile. Je l’écrirais, mais tu sais cela.
Un chagrin : nous avons Trilby malade, si malade que la pauvre bête en mourra. Je l’aime, ma petite chienne, si gentille. Je me souviens aussi que tu l’aimais et la caressais, l’appelant coquine. Tout plein de souvenirs s’attachent à Trilbette et me la font regretter. Petites et grandes affections, tout nous quitte et meurt à son tour. Notre cœur est comme un arbre entouré de feuilles mortes.
Le pasteur est venu nous voir. Je ne t’ai pas dit grand’chose de lui. C’est un homme bon et simple, instruit de ses devoirs, parlant mieux de Dieu que du monde qu’il connaît peu. Aussi ne brille-t-il pas dans un cercle ; sa conversation est commune et lui fait trouver peu d’esprit par ceux qui ne connaissent pas un esprit de prêtre. Il fait le bien dans la paroisse ; sa douceur lui gagne des âmes. C’est notre père à présent. Je le trouve jeune après M. Bories. Il me manque cette parole forte et puissante qui me soutenait ; mais Dieu me l’a ôtée, il sait pourquoi. Soumettons-nous et marchons comme un enfant, sans regarder la main qui nous mène. Au demeurant, je ne me plains pas ; il parle bien, très-bien pour les âmes calmes. Jamais Andillac n’eut une si douce éloquence, c’est le Massillon du pays. Mais Dieu seul peut apaiser les troubles de l’âme. Si tu t’étais fait prêtre, tu saurais cela, et je t’aurais demandé conseil ; mais je ne puis rien dire à Maurice. Ah ! pauvre ami, que je le regrette ! que je voudrais passer de la confiance du cœur à celle de l’âme ! Il y aurait dans cette ouverture quelque chose de bien spirituellement doux. La mère de saint François de Sales se confessait à son fils ; des sœurs se sont confessées à leurs frères. Il est beau de voir la nature se perdre ainsi dans la grâce.
On vient de m’apporter un jeune pigeon que je veux garder, et priver, et caresser ; il me remplacera Trilby. Ce pauvre cœur veut toujours quelque chose à aimer ; quand une lui manque, il en prend une autre. Je remarque cela, et que sans interruption nous aimons, ce qui marque notre fin pour un amour éternel. Rien ne me fait mieux… Papa est venu me faire couper le mot entre les dents. Je recommence. Rien ne me fait mieux comprendre le ciel que de me le figurer comme le lieu de l’amour ; car ici nous n’aimons pas un instant sans bonheur ; que sera-ce d’aimer sans fin ?
Le 16. — Je viens de faire une découverte. En feuilletant un vieux livre de piété, l’Ange conducteur, j’ai trouvé les litanies de la Providence qu’on dit que Rousseau aimait tant, et celles de l’Enfant Jésus, simples et sublimes comme cette divine enfance. J’ai remarqué ceci : « Enfant qui pleurez dans le berceau, Enfant qui tonnez du haut des cieux, Enfant qui réparez la grâce de la terre, Enfant qui êtes le chef des anges », et mille autres dénominations et invocations gracieuses. Si jamais j’exécute un projet que j’ai, ces litanies seront mises sous les yeux des enfants. Mon pigeon me vole dessus et piaule si tendrement pour que je le mette au nid, que je te quitte.
Le 17. — Un beau soleil levant nous fait espérer un beau jour, chose rare en ce mois de mai. Jamais printemps plus froid, plus aride, plus triste. Cela fait mal à tout : les poulets ni les fleurs ne naissent pas, ni les pensées riantes non plus.
Aujourd’hui, de bonne heure, j’ai été à Vieux visiter les reliques des saints, et en particulier de saint Eugène, mon patron. Tu sais que le saint évêque fut exilé de Carthage dans les Gaules, par un prince arien. Il vint à Alby, de là à Vieux, où il bâtit un monastère où se réunirent beaucoup de saints. C’est aujourd’hui le Moulin de Latour. Je voudrais que ceux qui viennent moudre là sussent la pieuse vénération qui est due à ce lieu ; mais la plupart l’ignorent. On ne sait même plus pourquoi il se fait des processions, à Vieux, de toutes les paroisses du pays. Je l’ai expliqué à Miou, qui m’accompagnait et qui comprend peut-être à présent ce que c’est que des reliques, et ce qu’on fait devant ces pavillons où elles sont exposées.
J’aime ces pèlerinages, restes de la foi antique ; mais ce n’est plus le temps aujourd’hui de ces choses, l’esprit en est mort pour le grand nombre. On allait à Vieux en prière, on n’y va plus qu’en promenade. Cependant si M. le curé ne fait pas cette procession, il sera cause de la grêle. La crédulité abonde où la foi disparaît. Nous avons pourtant quelques bonnes âmes bien dignes de plaire aux saints, comme Rose Dreuille, la Durelle qui sait méditer, qui a tant appris sur le chapelet, puis Françon de Gaillard et sa fille Jacquette, si recueillie à l’église.
Cette sainte escorte ne m’accompagnait pas ; j’étais seule avec mon bon ange et Miou. La messe entendue, mes prières faites, je suis partie avec une espérance de plus. J’étais venue demander quelque chose à saint Eugène. Les saints sont nos frères. Si tu étais tout-puissant, ne m’accorderais-tu pas ce que je te demanderais ? C’est ce que j’ai pensé en invoquant saint Eugène, qui, de plus, est mon patron. Nous avons si peu en ce monde, au moins espérons en l’autre.
Le 20. — Trois lettres nous sont venues : une d’Euphrasie, une d’Antoinette et une de Félicité, bien triste. Te voilà malade, pauvre Maurice, voilà pourquoi tu ne nous écrivais pas. Mon Dieu ! que je voudrais être là tout près, te voir, te toucher, te soigner ! Tu es bien soigné, sans doute ; mais tu as besoin d’une sœur. Je le sais, je le sens. Si jamais j’ai désiré te voir, c’est bien l’heure. Faut-il que toujours le malheur t’amène ! tantôt la révolution, tantôt le choléra, à présent ton mal. Le plaisir de nous voir serait-il trop doux ? Dieu ne veut pas de parfait bonheur en ce monde. Tous ces jours-ci je pensais : si Maurice arrivait aux vacances, quelle joie ! que papa serait heureux ! Et voilà que tout ce bonheur s’en va dans une maladie. Mais arrive, viens ; l’air du Cayla, le lait d’ânesse, le repos vont te guérir. J’ai regret de ne t’avoir pas répondu ; je serai peut-être cause de quelque pensée triste, de quelque doute qui t’aura fait mal. Tu auras cru que je ne voulais plus t’écrire, que je ne voulais plus de ton amitié. Je t’écrivais ici tous les jours, mais je voulais te donner le temps de désirer une lettre : ce délai t’aurait fait répondre plus vite une autre fois. Laissons tout cela maintenant, ne parlons plus du passé. Nous allons nous voir, nous entendre, et tout expliquer.
Le 22. — Pas d’écriture hier. La journée du dimanche se passe à l’église ou sur les chemins. Le soir, je suis fatiguée ; à peine si j’ai lu après souper un peu de l’Histoire de l’Église, mais j’ai beaucoup pensé à toi pourtant, Dieu le sait. J’ai demandé à Rose de prier pour toi. Elle m’a promis de le faire. Cela m’a fait plaisir ; depuis je suis plus tranquille, parce que je crois que la prière est toute-puissante. J’en sais une preuve dans un petit enfant guéri subitement d’une cécité complète. Cette histoire est jolie, il faut que je te la conte. Il y avait à Ouillas, dans un couvent de nos montagnes, une jeune fille, pensionnaire si pieuse, si douce, si innocente, que tout le monde l’aimait et la vénérait comme un ange. On dit que son confesseur, M. Chabbert, que nous avons eu pour curé, la trouva si pure, qu’il lui fit faire sa première communion sans l’absoudre. Elle mourut à quatorze ans, en si grande vénération et amitié de ses compagnes que, l’une après l’autre, elles vont chaque jour visiter sa tombe toute blanche de lis dans la saison des fleurs, et lui demander ce dont elles ont besoin, et plus d’une fois la sainte a exaucé leur prière. Depuis deux ans le concours se faisait au cimetière, lorsqu’une pauvre femme, venant ramasser du bois tout auprès avec son petit garçon aveugle, se souvint des merveilles qu’on racontait de Marie, et l’idée lui vint de mener son enfant sur la tombe et de demander sa guérison. Voici à peu près sa prière :
« Petite sainte Marie, vous que j’ai vue si bonne et si compatissante, écoutez-moi à présent du Paradis où vous êtes ; rendez la vue à mon fils ; que Dieu m’accorde par vous cette grâce ! »
A peine est-ce dit, la pauvre mère, encore à genoux, entend son petit s’écrier qu’il y voit : ay, mama, té bési ! Des croûtes qui fermaient ses yeux sont tombées ; la même plaie couvrait la tête, ne laissant pas voir un cheveu, et huit jours après la pauvre mère faisait voir à tout le monde son enfant aux beaux yeux et aux jolies boucles blondes.
Je tiens cela de Mlle Carayon d’Alby qui a vu l’enfant aveugle et l’enfant guéri miraculeusement. C’est une histoire charmante, que je crois de tout mon cœur, et qui me donnerait envie d’aller à Ouillas pour demander aussi quelque chose que je demanderais avec toute la ferveur de mon âme.
J’attendais de tes nouvelles ce matin. Félicité nous dit que tu dois nous écrire en même temps qu’elle ; mais pas de lettre, ce retard nous met en peine. Qui sait ? peut-être es-tu plus souffrant. Le temps n’est pas bon pour toi : toujours froid ou pluie. Il va bien me tarder qu’il fasse beau, que le printemps paraisse, que l’air soit doux. Depuis hier j’ai fait bien des baromètres. C’est ce rude hiver, cet air froid et malsain qui t’ont fait mal.
J’ai fort grondé mon écolière qui manque souvent de respect à sa mère. Pour lui faire impression, je lui ai cité ce trait de dix enfants maudits par leur mère, que saint Augustin avait vus à Hippone dans un tremblement et un état affreux. Miou a paru touchée ; peut-être en sera-t-elle plus obéissante quand elle sera tentée de dire non à sa mère. Je me souviens comme ces enfants maudits me faisaient peur. La désobéissance fut le premier vice de l’homme, c’est le premier défaut de l’enfant : il trouve un maudit plaisir dans tout ce qu’on lui défend. Nous portons tous ce trait de notre premier père. Il n’y a que l’Enfant Jésus duquel on ait pu dire qu’il était soumis et obéissant. Ce serait un beau modèle à présenter à l’enfance que cette enfance divine avec ses vertus, ses grâces, dont quelque pieux Raphaël ferait ressortir les traits. J’ai pensé cela bien souvent, et formé mon groupe de saints enfants du Vieux et du Nouveau Testament : Joseph, Samuel, Jean-Baptiste, mené à trois ans au désert ; Cyrille, qui mourut martyr à cinq ans ; le frère de sainte Thérèse, qui bâtissait de petits oratoires à sa sœur ; la vierge Eulalie. Non, elle est trop grande à douze ans parmi ces tailles enfantines ; mais je trouverais bien quelque autre petite sainte à encadrer. Tout cela parsemé de fleurs, d’oiseaux, de perles, ferait un joli petit tableau pour l’enfance. Quelque chose me dit d’en faire un livre, comme je t’en ai parlé dans le temps. Je ne sais pourquoi je n’ai jamais pu me défaire de cette idée ; au contraire, elle se présente plus souvent que jamais.
Le 27. — Rien ici depuis plusieurs jours ; mais j’ai bien écrit ailleurs, car je me sens le besoin de me répandre quelque part, j’ai fait cela avec Louise et devant Dieu : pour se consoler, rien de mieux que la foi pour l’âme, l’amitié pour le cœur. Tu sais ce qui m’attriste, c’est de penser que tu as été bien malade, que tu l’es encore. Qui sait ? à cent lieues de distance ! Mon Dieu, que cet éloignement fait souffrir ! Je ne puis pas même savoir où tu es, et je voudrais tout savoir. Le cœur en peine se fait bien désireux et bien souffrant.
Voilà ma journée : ce matin à la messe, écrire à Louise, lire un peu, et puis dans ma chambrette. Oh ! je ne dis pas tout ce que j’y fais. J’ai des fleurs dans un gobelet ; j’en ai longtemps regardé deux dont l’une penchait sur l’autre qui lui ouvrait son calice. C’était doux à considérer et à se représenter, l’épanchement de l’amitié dans ces deux petites fleurettes. Ce sont des stellaires, petites fleurs blanches à longue tige des plus gracieuses de nos champs. On les trouve le long des haies, parmi le gazon. Il y en a dans le chemin du moulin, à l’abri d’un tertre tout parsemé de leurs petites têtes blanches. C’est ma fleur de prédilection. J’en ai mis devant notre image de la Vierge. Je voudrais qu’elles y fussent quand tu viendras, et te faire voir les deux fleurs amies. Douce image qui des deux côtés est charmante quand je pense qu’une sœur est fleur de dessous. Je crois, mon ami, que tu ne diras pas non. Cher Maurice, nous allons nous voir, nous entendre ! Ces cinq ans d’absence vont se retrouver dans nos entretiens, nos causeries, nos dires de tout instant.
Le 29. — Depuis deux jours je ne t’ai rien dit, cher Maurice ; je n’ai pu mettre ici rien de ce qui m’est venu en idées, en événements, en craintes, en espérances, en tristesses, en bonheur. Quel livre de tout cela ! Deux jours de vie sont longs et pleins quelquefois, et même tous, si l’on veut s’arrêter à tout ce qui se présente. La vie est comme un chemin bordé de fleurs, d’arbres, de buissons, d’herbes, de mille choses qui fixeraient sans fin l’œil du voyageur ; mais il passe. Oh ! oui, passons sans trop nous arrêter à ce qu’on voit sur terre, où tout se flétrit et meurt. Regardons en haut, fixons les cieux, les étoiles ; passons de là aux cieux qui ne passeront pas. La contemplation de la nature mène là ; des objets sensibles, l’âme monte aux régions de la foi et voit la création d’en haut, et le monde alors paraît tout différent.
Que la terre est petite à qui la voit des cieux ! a dit Delille après un saint, car les saints avec les poëtes se rencontrent quelquefois. Rien n’est plus vrai que cette petitesse de la terre, vue de la sorte par l’œil de l’âme qui sait se placer comme il faut pour bien voir. Ainsi Bossuet a jugé du néant des grandeurs ; ainsi les saints ont foulé aux pieds ce qui brillait aux autres hommes, fortune, plaisirs, gloire, et se sont fait traiter de fous par leur singulière sagesse.
[Sans date.] — Enfin une de tes lettres ! Tu es mieux, presque guéri, tu vas arriver. Je suis contente, heureuse ; je bénis Dieu cent fois de ces bonnes nouvelles, et je reprends mon écriture demeurée là depuis plusieurs jours. Je souffrais, je souffre encore, mais ce n’est qu’un reste, un malaise qui va finir ; même je ne sais pas ce que c’est, ni ce que j’ai de malade : ce n’est ni tête, ni estomac, ni poitrine, rien du corps ; c’est donc l’âme, pauvre âme infirme !
Juin. — Deux visites, deux personnes que j’aime et qui nous feront plaisir tant qu’elles voudront demeurer. On n’en dit pas autant de tous les visiteurs ; mais Élisa F… est bonne, spirituelle ; sa cousine, A…, fort douce, et, sans être belle, un charme de jeunesse qui fait que je la trouve bien. Ma chambrette leur est cédée, ce qui fait que j’y viendrai moins souvent. Cependant, de temps en temps, je m’échappe et viens ici, comme à présent, pour écrire, lire ou prier, trois choses qui me sont utiles. De temps en temps, l’âme a besoin de se trouver en solitude, de se recueillir loin de tout bruit. C’est ce que je viens faire ici. J’ai écrit à Félicité, répondu à Gabrielle, qui m’a demandé avec empressement de tes nouvelles dès qu’elle t’a su malade. Ces témoignages d’amitié me touchent et me font bénir Dieu d’être aimée. L’amitié est chose si douce ! Elle se mêle à la joie et vient adoucir l’affliction. Marie de Thézac a montré aussi le même intérêt. Au moins, tu as des amis.