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Journal et fragments : $b Publiés avec l'assentiment de sa famille par G. S. Trébutien

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IX

ENCORE A LUI
A MAURICE MORT, A MAURICE AU CIEL

IL ÉTAIT LA GLOIRE ET LA JOIE DE MON CŒUR.

OH ! QUE C’EST UN DOUX NOM ET PLEIN DE DILECTION QUE LE NOM DE FRÈRE !

Vendredi 19 juillet, à 11 heures ½, date éternelle !

Le 21 juillet [1839]. — Non, mon ami, la mort ne nous séparera pas, ne t’ôtera pas de ma pensée : la mort ne sépare que le corps ; l’âme, au lieu d’être là, est au ciel, et ce changement de demeure n’ôte rien à ses affections. Bien loin de là, j’espère ; on aime mieux au ciel où tout se divinise. O mon ami, Maurice, Maurice, es-tu loin de moi, m’entends-tu ? Qu’est-ce que les lieux où tu es maintenant ? qu’est-ce que Dieu si beau, si puissant, si bon, qui te rend heureux par sa vue ineffable en te dévoilant l’éternité ? Tu vois ce que j’attends, tu possèdes ce que j’espère, tu sais ce que je crois. Mystères de l’autre vie, que vous êtes profonds, que vous êtes terribles, que quelquefois vous êtes doux ! oui, bien doux, quand je pense que le ciel est le lieu du bonheur. Pauvre ami, tu n’en as eu guère ici-bas, de bonheur ; ta vie si courte n’a pas eu le temps du repos. O Dieu ! soutenez-moi, établissez mon cœur dans la foi. Hélas ! je n’ai pas assez de cet appui. Que nous t’avons gardé et caressé et baisé, ta femme et nous tes sœurs, mort dans ton lit, la tête appuyée sur un oreiller comme si tu dormais ! Puis nous t’avons suivi dans le cimetière, dans la tombe, ton dernier lit, prié et pleuré, et nous voici, moi t’écrivant comme dans une absence, comme quand tu étais à Paris. Mon ami, est-il vrai, ne te reverrons-nous plus nulle part sur la terre ? Oh ! moi je ne veux pas te quitter ; quelque chose de doux de toi me fait présence, me calme, fait que je ne pleure pas. Quelquefois larmes à torrents, puis l’âme sèche. Est-ce que je ne le regretterais pas ? Toute ma vie sera de deuil, le cœur veuf, sans intime union. J’aime beaucoup Marie et le frère qui me reste, mais ce n’est pas avec notre sympathie. Reçu une lettre de ton ami d’Aurevilly pour toi. Déchirante lettre arrivée sur ton cercueil. Que cela m’a fait sentir ton absence ! Il faut que je quitte ceci, ma tête n’y tient pas, parfois je me sens des ébranlements de cerveau. Que n’ai-je des larmes ! J’y noierais tout.


Le 22. — Sainte Madeleine aujourd’hui, celle à qui il a été beaucoup pardonné parce qu’elle a beaucoup aimé. Que cette pensée, qui m’est venue pendant la messe que nous avons entendue pour toi, m’a consolée sur ton âme ! Oh ! cette âme aura été pardonnée, mon Dieu, je me souviens de tout un temps de foi et d’amour qui n’aura pas été perdu devant vous.

Où l’éternité réside
On retrouve jusqu’au passé.

Le passé de la vertu surtout, qui doit couvrir les faiblesses, les erreurs présentes. Oh ! que ce monde, cet autre monde où tu es m’occupe. Mon ami, tu m’élèves en haut, mon âme se détache de plus en plus de la terre ; la mort, je crois, me ferait plaisir.

— Eh ! que ferions-nous de l’éternité en ce monde ? Visites de ma tante Fontenilles, d’Éliza, de M. Limer, d’Hippolyte, de Thérèse, tout monde, hélas ! qui devait venir en joie de noces, et qui sont là pour un enterrement. Ainsi changent les choses. Ainsi Dieu le veut. Bonsoir, mon ami. Oh ! que nous avons prié ce matin sur ta tombe, ta femme, ton père et tes sœurs !

Des visites, toujours des visites. Oh ! qu’il est triste de voir des vivants, d’entrer en conversation, de revoir le cours ordinaire des choses, quand tout est changé au cœur ! Mon pauvre ami, quel vide tu me fais ! Partout ta place sans t’y voir… Ces jeunes filles, ces jeunes gens, nos parents, nos voisins, qui remplissent en ce moment le salon, qui sont autour de toi mort, t’entoureraient vivant et joyeux, car tu te plaisais avec eux, et leur jeune gaieté t’égayait.

Lettre touchante de l’abbé de Rivières, qui te pleure en ami ; pareille lettre de sa mère pour moi. Expression la plus tendre de regret, douleur de mère mêlée à la mienne. Oh ! elle savait que tu étais le fils de mon cœur.

Au retour de…


Sans date. — Je ne sais ce que j’allais dire hier à cet endroit interrompu. Toujours larmes et regrets. Cela ne passe pas, au contraire : les douleurs profondes sont comme la mer, avancent, creusent toujours davantage. Huit soirs ce soir que tu reposes là-bas, à Andillac, dans ton lit de terre. O Dieu, mon Dieu ! consolez-moi ! Faites-moi voir et espérer au delà de la tombe, plus haut que n’est tombé ce corps. Le ciel, le ciel ! oh ! que mon âme monte au ciel !

Aujourd’hui grande venue de lettres que je n’ai pas lues. Que lire là dedans ? Des mots qui ne disent rien. Toute consolation humaine est vide. Que j’éprouve cruellement la vérité de ces paroles de l’Imitation ! Ta berceuse est venue, la pauvre femme, toute larmes, et portant gâteaux et figues que tu aurais mangés. Quel chagrin m’ont donné ces figues ! Le plus petit plaisir que je te vois venir me semble immense. Et le ciel si beau, et les cigales, le bruit des champs, la cadence des fléaux sur l’aire, tout cela qui te charmerait me désole. Dans tout je vois la mort. Cette femme, cette berceuse qui t’a veillé et tenu un an malade sur ses genoux, m’a porté plus de douleur que n’eût fait un drap mortuaire. Déchirante apparition du passé : berceau et tombe. Je passerais la nuit ici avec toi sur ce papier ; mais l’âme veut prier, l’âme te fera plus de bien que le cœur.

Chaque fois que je pose la plume ici, une lame me passe au cœur. Je ne sais si je continuerai d’écrire. A quoi sert ce Journal ? Pour qui ? hélas ! Et cependant je l’aime, comme on aime une boîte funèbre, un reliquaire où se trouve un cœur mort, tout embaumé de sainteté et d’amour. Ainsi ce papier où je te conserve, ami tant aimé, où je te garde un parlant souvenir, où je te retrouverai dans ma vieillesse… si je vieillis. Oh oui ! viendront les jours où je n’aurai de vie que dans le passé, le passé avec toi, près de toi jeune, intelligent, aimable, sensibilisant tout ce qui t’approchait, tel que je te vois, tel que tu nous as quittés. Maintenant je ne sais ce qu’est ma vie, si je vis. Tout est changé au dedans, au dehors. O mon Dieu ! que ces lettres sont déchirantes, ces lettres du bon marquis et de ton ami surtout. Oh ! celles-ci, qu’elles m’ont fait pleurer ! Il y a là dedans tant de larmes pour mes larmes ! Cet intime ami me touche comme ferait te voir. Mon cher Maurice, tout ce que tu as aimé m’est cher, me semble une portion de toi-même. Frère et sœur nous serons avec M. d’Aurevilly ; il se dit mon frère.

Lu les Confessions de saint Augustin à l’endroit de la mort de son ami. Trouvé un charme de vérité, une saillante expression de douleur à cette lecture qui m’a fait du bien. Les saints savent toujours mêler quelque chose de consolant à leurs larmes.


Le 28. — Rien n’est poignant comme le retour des mêmes personnes dans des jours tout différents, revoir en deuil qui vous avait porté la joie. Sa tante, la tante de Caroline, celle qui, il y a deux ans, nous amenait ta fiancée, est arrivée, est ici où tu n’es pas…


Le 4 août. — A pareil jour vint au monde un frère que je devais bien aimer, bien pleurer, hélas ! ce qui va souvent ensemble. J’ai vu son cercueil dans la même chambre, à la même place où, toute petite, je me souviens d’avoir vu son berceau, quand on m’amena de Gaillac où j’étais, pour son baptême. Ce baptême fut pompeux, plein de fête, plus qu’aucun autre de nous, marqué de distinction. Je jouai beaucoup et je repartis le lendemain, aimant fort ce petit enfant qui venait de naître. J’avais cinq ans. Deux ans après je revins, lui portant une robe que je lui avais faite. Je lui mis sa robe et le menai par la main le long de la garenne du nord, où il fit quelques pas tout seul, les premiers, ce que j’allai annoncer en grande joie à ma mère : « Maurice, Maurice a marché seul ! » Souvenir qui me vient tout mouillé de larmes.


Le 6. — Journée de prières et de pieuse consolation : pèlerinage de ton ami, le saint abbé de Rivières, à Andillac, où il a dit la messe, où il est venu prier avec tes sœurs près de ta tombe. Oh ! que cela m’a touchée ; que j’ai béni dans mon cœur ce pieux ami agenouillé sur tes restes, dont l’âme, par delà ce monde, soulageait la tienne souffrante, si elle souffre ! Maurice, je te crois au ciel. Oh ! j’ai cette confiance, que tes sentiments religieux me donnent, que la miséricorde de Dieu m’inspire. Dieu si bon, si compatissant, si aimant, si Père, n’aurait-il pas eu pitié et tendresse pour un fils revenu à lui ? Oh ! il y a trois ans qui m’affligent ; je voudrais les effacer de mes larmes. Mon Dieu, tant de supplications ont été faites ! Mon Dieu, vous les avez entendues, vous les aurez exaucées. O mon âme, pourquoi es-tu triste et pourquoi me troubles-tu ?


Le 13. — Besoin d’écrire, besoin de penser, besoin d’être seule, non pas seule, avec Dieu et toi. Je me trouve isolée au milieu de tous. O solitude vivante, que tu seras longue !


Le 17. — Commencé à lire les Saints désirs de la mort, lecture de mon goût. Mon âme vit dans un cercueil. Oh ! oui, enterrée, ensevelie en toi, mon ami ; de même que je vivais en ta vie, je suis morte en ta mort. Morte à tout bonheur, à toute espérance ici-bas. J’avais tout mis en toi, comme une mère en son fils ; j’étais moins sœur que mère. Te souviens-tu que je me comparais à Monique pleurant son Augustin, quand nous parlions de mes afflictions pour ton âme, cette chère âme dans l’erreur ? Que j’ai demandé à Dieu son salut, prié, supplié ! Un saint prêtre me dit : « Votre frère reviendra. » Oh ! il est revenu, et puis m’a quittée pour le ciel, pour le ciel, j’espère. Il y a eu des signes évidents de grâce, de miséricorde dans cette mort. Mon Dieu, j’ai plus à vous bénir qu’à me plaindre. Vous en avez fait un élu par les souffrances qui rachètent, par l’acceptation et résignation qui méritent, par la foi qui sanctifie. Oh ! oui, cette foi lui était revenue vive et profonde ; cela s’est vu dans des actes religieux, des prières, des lectures, et dans ce baiser à la croix fait avec tant d’âme et d’amour un peu avant de mourir ! Oh ! moi qui le voyais faire, qui le regardais tant dans ses dernières actions, j’ai dit, mon Dieu, j’ai dit qu’il s’en allait en paradis. Ainsi finissent ceux qui s’en vont dans la vie meilleure.

Maurice, mon ami, qu’est-ce que le ciel, ce lieu des amis ? Jamais ne me donneras-tu signe de là ? Ne t’entendrai-je pas, comme on dit que quelquefois on entend les morts ? Oh ! si tu le pouvais, s’il existe quelque communication entre ce monde et l’autre, reviens ! Je n’aurai pas peur un soir de voir une apparition, quelque chose de toi à moi qui étions si unis. Toi au ciel et moi sur la terre, oh ! que la mort nous sépare ! J’écris ceci à la chambrette, cette chambrette tant aimée où nous avons tant causé ensemble, rien que nous deux. Voilà ta place et là la mienne. Ici était ton portefeuille si plein de secrets de cœur et d’intelligence, si plein de toi et de choses qui ont décidé de ta vie. Je le crois, je crois que les événements ont influé sur ton existence. Si tu étais demeuré ici, tu ne serais pas mort. Mort ! terrible et unique pensée de ta sœur.


Le 20. — Hier allée à Cahuzac entendre la messe pour toi en union de celle que le prince de Hohenlohe offrait en Allemagne pour demander à Dieu ta guérison, hélas ! demandée trop tard. Quinze jours après ta mort, la réponse est venue m’apporter douleurs au lieu d’espérance. Que de regrets de n’avoir pas pensé plus tôt à ce moyen de salut, qui en a sauvé tant d’autres ! C’est sur des faits bien établis que j’avais eu recours au saint thaumaturge, et je croyais tant au miracle ! Mon Dieu, j’y crois encore, j’y crois en pleurant. Maurice, un torrent de tristesse m’a passé sur l’âme aujourd’hui. Chaque jour agrandit ta perte, agrandit mon cœur pour les regrets. Seule dans le bois avec mon père, nous nous sommes assis à l’ombre, parlant de toi. Je regardais l’endroit où tu vins t’asseoir il y a deux ans, le premier jour, je crois, où tu fis quelques pas dehors. Oh ! quel souvenir de maladie et de guérison ! Je suis triste à la mort. Je voudrais te voir. Je prie Dieu à tout moment de me faire cette grâce. Ce ciel, ce ciel des âmes, est-il si loin de nous, le ciel du temps de celui de l’éternité ? O profondeur ! ô mystères de l’autre vie qui nous sépare ! Moi qui étais si en peine sur lui, qui cherchais tant à tout savoir, où qu’il soit maintenant, c’est fini. Je le suis dans les trois demeures, je m’arrête aux délices, je passe aux souffrances, aux gouffres de feu. Mon Dieu, mon Dieu, non ! Que mon frère ne soit pas là, qu’il n’y soit pas ! Il n’y est pas ; son âme, l’âme de Maurice parmi les réprouvés… Horrible crainte, non ! Mais au purgatoire où l’on souffre, où s’expient les faiblesses du cœur, les doutes de l’âme, les demi-volontés au mal. Peut-être mon frère est là qui souffre et nous appelle dans les gémissements comme il faisait dans les souffrances du corps : « Soulagez-moi, vous qui m’aimez. » Oui, mon ami, par la prière. Je vais prier ; je l’ai tant fait et le ferai toujours. Des prières, oh ! des prières pour les morts, c’est la rosée du purgatoire.

Sophie m’a écrit, cette Sophie, amie de Marie, qui m’aime en elle et vient me consoler. Mais rien d’humain ne console. Je voudrais aller en Afrique porter ma vie à quelqu’un, m’employer au salut des Arabes dans l’établissement de Mme Vialar. Mes jours ne me sembleraient pas vides, inutiles comme ils sont. Cette idée de cloître qui s’en était allée, qui s’était retirée devant toi, me revient.

Le rosier, le petit rosier des Coques, a fleuri. Que de tristesses, de craintes, de souvenirs épanouis avec ces fleurs, renfermés dans ce vase donné par Marie, emporté dans notre voyage, avec nous dans la voiture de Tours à Bordeaux, de là ici ! Ce rosier te faisait plaisir ; tu te plaisais à le voir, à penser d’où il venait. Je voyais cela et comme étaient jolis ces petits boutons et cette petite verdure.


Le 22. — Mis au doigt la bague antique que tu avais prise et mise ici il y a deux ans, cette bague qui nous avait tant de fois fait rire quand je te disais : « Et la bague ? » Oh ! qu’elle m’est triste à voir et que je l’aime ! Mon ami, tout m’est relique de toi.

La mort nous revêtira de toute chose. Consolante parole que je viens de méditer, qui me revêt le cœur d’espérance, ce pauvre cœur dépouillé.

Comme j’aime ses lettres, ces lettres qui ne viennent pas ! Mon Dieu, recevez ce que j’en souffre et toutes les douleurs de cette affection. Voilà que cette âme m’attriste, que son salut m’inquiète, que je souffrirais le martyre pour lui mériter le ciel. Exaucez, mon Dieu, mes prières : éclairez, attirez, touchez cette âme si faite pour vous connaître et vous servir ! Oh ! quelle douleur de voir s’égarer de si belles intelligences, de si nobles créatures, des êtres formés avec tant de faveur, où Dieu semble avoir mis toutes ses complaisances comme en des fils bien-aimés, les mieux faits à son image ! Ah ! qu’ils sont à plaindre ! que mon âme souvent les pleure avec Jésus venu pour les sauver ! Je voudrais le salut de tous, que tous profitent de la rédemption qui s’étend à tout le genre humain. Mais le cœur a ses élus, et pour ceux-là on a cent fois plus de désirs et de crainte. Cela n’est pas défendu. Jésus, n’aviez-vous pas votre Jean bien-aimé, dont les apôtres disaient que, par amour, vous feriez qu’il ne mourrait pas ? Faites qu’ils vivent toujours, ceux que j’aime, qu’ils vivent de la vie éternelle ! Oh ! c’est pour cela, pas pour ici que je les aime. A peine, hélas ! si l’on s’y voit. Je n’ai fait que l’apercevoir ; mais l’âme reste dans l’âme.


Le 25. — Tristesse et communion ; pleuré en Dieu ; écrit à ton ami ; lu Pascal, l’étonnant penseur. J’ai recueilli cette pensée sur l’amour de Dieu, qu’on aime sans le connaître : Le cœur a ses raisons que la raison ne comprend pas. Bien souvent j’ai senti cela.


Le 26. — Quelques gouttes de pluie sur la terre ardente. Peut-être orage ce soir, ramassé par ces vapeurs. Qu’il tonne, qu’il passe des torrents d’eau et de vent ! je voudrais du bruit, des secousses, tout ce qui n’est pas ce calme affaissant. — Si j’écrivais sa vie, cette vie si jeune, si riche, si rare, si rattachée à tant d’événements, à tant d’intérêts, à tant de cœurs ! peu de vies semblables.


Le 27. — Je ne sais, sans mon père, j’irais peut-être joindre les sœurs de Saint-Joseph, à Alger. Au moins ma vie serait utile. Qu’en faire à présent ? Je l’avais mise en toi, pauvre frère ! Tu me disais de ne pas te quitter. En effet, je suis bien demeurée près de toi pour te voir mourir. Un ecce homo, l’homme de douleur, tous les autres derrière celui-là. Souffrances de Jésus, saints désirs de la mort, uniques pensées et méditations. Écrit à Louise comme à Marie ; il fait bon écrire à celle-là. Et lui, pourquoi ne pas écrire, ton frère ? Serait-il mort aussi ? Mon Dieu, que le silence m’effraye à présent : pardonnez-moi tout ce qui me fait peur. L’âme qui vous est unie, qu’a-t-elle à craindre ? Ne vous aimerais-je pas, mon Dieu, unique et véritable et éternel amour ? Il me semble que je vous aime, comme disait le timide Pierre, mais pas comme Jean, qui s’endormait sur votre cœur. Divin repos qui me manque ! Que vais-je chercher dans les créatures ? Me faire un oreiller d’une poitrine humaine, hélas ! j’ai vu comme la mort nous l’ôte. Plutôt m’appuyer, Jésus, sur votre couronne d’épines.


Le 28. — Saint Augustin aujourd’hui, ce saint qui pleurait si tendrement son ami et d’avoir aimé Dieu si tard. Que je n’aie pas ces deux regrets : oh ! que je n’aie pas cette douleur à deux tranchants, qui me fendrait l’âme à la mort ! Mourir sans amour, c’est mourir en enfer. Amour divin, seul véritable. Les autres ne sont que des ombres.

Accablement, poids de douleurs ; essayons de soulever ce mont de tristesse. Que faire ? Oh, que l’âme est ignorante ! Il faut s’attacher à Dieu, à celui qui soulève et le vaisseau et la mer. Pauvre nacelle, que je suis sur un océan de larmes !

Recueillir chaque jour une pensée. Voici celle d’aujourd’hui : « C’est une chose horrible de sentir continuellement s’écouler ce qu’on possède et qu’on puisse s’y attacher, sans avoir envie de chercher s’il n’y a point quelque chose de permanent. » — Beaucoup lu, soigné de petits oiseaux qu’on a apportés, sans goût, par pitié, toutes mes affections mortes ; toutes, hormis celle que la mort m’a prise.


Le 29. — L’homme est un roseau pensant.


Le 30. — Qu’il faisait bon ce matin dans la vigne, cette vigne aux raisins-chasselas que tu aimais ! En m’y voyant, en mettant le pied où tu l’avais mis, la tristesse m’a rempli l’âme. Je me suis assise à l’ombre d’un cerisier, et là, pensant au passé, j’ai pleuré. Tout était vert, frais, doré de soleil, admirable à voir. Ces approches d’automne sont belles, la température adoucie, le ciel plus nuagé, des teintes de deuil qui commencent. Tout cela, je l’aime, je m’en savoure l’œil, m’en pénètre jusqu’au cœur, qui tourne aux larmes. Vu seule, c’est si triste ! Toi, tu vois le ciel ! Oh ! je ne te plains pas. L’âme doit goûter d’ineffables ravissements,

Se plongeant dans l’extase où fut l’aveugle-né
Quand le jour apparut à son œil étonné.

Le 31. — Quelle différence de ce que je dis à ce que je dirais s’il vivait ! Mon Dieu, tout est changé en moi et hors de moi : la mort étend quelque chose de noir sur toutes choses. — Écrit à Misy sur la mort de son oncle Jules de Roquefeuil, disparu tout jeune de ce monde. De tous côtés, des tombes s’ouvrent.

« Cet étrange secret dans lequel Dieu s’est retiré, impénétrable à la vue de l’homme, est une grande leçon pour nous porter à la solitude loin de la vue des hommes. »

« L’homme est ainsi fait qu’à force de lui dire qu’il est un sot, il le croit ; et à force de se le dire à soi-même, on le croit… »

« … Dieu a créé l’homme avec deux amours : l’un pour Dieu, l’autre pour soi-même… Le péché étant arrivé, l’homme a perdu le premier de ces amours ; et l’amour pour soi-même étant resté seul dans cette grande âme capable d’un amour infini, cet amour-propre s’est étendu et débordé dans le vide que l’amour de Dieu a laissé[30]. »

[30] Pascal, Pensées ; Lettre sur la mort de son père.

Il pleut ; cette pluie, qui reverdit prés et bois, tombe sur la terre qui te couvre et dissout tes restes au cimetière, là-bas, à Andillac. Qu’on est heureux de penser qu’il y a dans l’homme quelque chose que n’atteint pas la destruction !

« Il est des créatures que vous retirez de ce monde pour de légères faiblesses ; c’est par amour et pour leur sauver de nouvelles chutes. » — Si on ne savait que cette pensée est de Shakspeare, on la croirait de Fénelon. Oh ! je sais à qui je l’applique.


Le 5 septembre. — Une lettre de Marie, la triste Marie, qui récite tous les jours l’office des morts. Ainsi le cœur de la femme : même en se tournant vers Dieu, il regarde ses affections.


Le 9. — Le découragement me prend pour tout dans la vie. Je ne continuerai pas d’écrire. A quoi bon ce mémorandum ? Pourquoi ? puisque ce ne peut être pour lui ! Quand il vivait, j’avais en lui mon soutien ; j’avais mon plaisir dans la pensée de lui faire plaisir. — Cela ôté, que reste-t-il à ces distractions humaines, lectures, pensées, poésie ? rien que leur valeur, qui n’est rien.

Écrit à Marie, autre poésie vivante encore. Je lui dis : « Croyez que vous êtes aimée du cœur le plus mort. »


Le 25. — Encore à Marie.


Le 30. — A mon frère de Paris, le frère de celui de la tombe.

Plus d’écriture ici, plus de pensées ; l’illusion n’est plus possible ; à chaque mot, à chaque ligne, je vois qu’il ne me lira pas. Mon Dieu, j’avais tant l’habitude de lui tout dire ; je l’aimais tant ! « Le plus grand malheur de la vie, c’est d’en rompre les relations. » Oh ! que j’éprouve la vérité de ces mots, qui m’avaient frappée dans un livre aux Coques.

J’ai besoin du Ciel.

Ce n’est pas pour rien que nous nous serons rencontrés dans la vie. Je tâcherai, mon Dieu, de les tourner vers vous.

Je voudrais que le ciel fût tout tendu de noir,
Et qu’un bois de cyprès vînt à couvrir la terre ;
Que le jour ne fût plus qu’un soir.
Une gazelle errante
S’abrite en cette tour,
Et l’hirondelle y chante,
Y chante nuit et jour.

Le 3 octobre. — Écrit à Paris. Oh ! quel jour anniversaire de mon départ l’an dernier ! — Dirai-je ici tous les souvenirs qui me viennent, larmes, regrets, passé perdu, sitôt changé en deuil ? — Mon cœur est plein, il veut pleurer. — Maurice, Maurice, n’est-ce pas vrai, les pressentiments ? Quand je pense à ceux qui me tourmentaient dans la route et à Paris et le jour de la noce, et qui se sont accomplis ! Je rêvais mort ; je ne voyais que draperies mortuaires dans ce Salon où l’on dansait, où je dansais dans ma tristesse, car je voulais écarter ces pensées.

N’est-ce pas temps perdu que de rappeler ces choses, mon Dieu ! Je suis seule devant vous : je pourrais mieux faire que de m’affliger. N’êtes-vous pas là pour mon espérance, pour ma consolation, pour me faire voir un monde meilleur où est mon frère ?


Le 4. — Je voulais envoyer à son ami deux grenades du grenadier dont il a travaillé le pied quelques jours avant sa mort. Ce fut son dernier mouvement sur la terre.


Le 6. — A l’heure qu’il est, midi, premier dimanche d’octobre, j’étais à Paris, j’étais dans ses bras, place Notre-Dame-des-Victoires. Un an passé, mon Dieu ! — Que je fus frappée de sa maigreur, de sa toux, moi qui l’avais rêvé mort dans la route ! — Nous allâmes ensemble à Saint-Sulpice à la messe à une heure. Aujourd’hui à Lentin, dans la pluie, les poignants souvenirs et la solitude… Mais, mon âme, apaise-toi avec ton Dieu que tu as reçu dans cette petite église. C’est ton frère, ton ami, le bien-aimé souverain que tu ne verras pas mourir, qui ne te manquera jamais ni en cette vie ni en l’autre. Consolons-nous dans cette espérance, et qu’en Dieu on retrouve tout ce qu’on a perdu. Si je pouvais m’en aller en haut ; si je trouvais dans ma poitrine ce souffle qui vient le dernier, ce souffle des mourants qui porte l’âme au ciel, oh ! je n’aurais pas beaucoup de regrets à la vie. Mais la vie c’est une épreuve, et la mienne est-elle assez longue ; ai-je assez souffert ? Quand on se porte au Calvaire, on voit ce que coûte le ciel. Oh ! bien des larmes, des déchirements, des épines, du fiel et du vinaigre. Ai-je goûté de tout cela ? Mon Dieu, ôtez-moi la plainte, soutenez-moi dans le silence et la résignation au pied de la Croix, avec Marie et les femmes qui vous aimèrent.


Le 19. — Trois mois aujourd’hui de cette mort, de cette séparation. Oh ! la douloureuse date, que néanmoins je veux écrire chaque fois qu’elle reviendra. Il y a pour moi une si attachante tristesse dans ce retour du 19, que je ne puis le voir sans le marquer dans ma vie, puisque je note ma vie. Eh ! qu’y mettrais-je maintenant, si je n’y mettais mes larmes, mes souvenirs, mes regrets de ce que j’ai le plus aimé ? C’est tout ce qui vous viendra, ô vous qui voulez que je continue ces cahiers, mon tous les jours au Cayla. J’allais cesser de le faire, il y avait trop d’amertume à lui parler dans la tombe ; mais puisque vous êtes là, frère vivant, et avez plaisir de m’entendre, je continue ma causerie intime ; je rattache à vous ce qui restait là, tombé brisé par la mort. J’écrirai pour vous comme j’écrivais pour lui. Vous êtes mon frère d’adoption, mon frère de cœur. Il y a là-dedans illusion et réalité, consolation et tristesse : Maurice partout. C’est donc aujourd’hui 19 octobre que je date pour vous et que je marque ce jour comme une époque dans ma vie, ma vie d’isolement, de solitude, d’inconnue qui s’en va vers quelqu’un du monde, vers vous à Paris, comme à peu près, je vous l’ai dit, je crois, si Eustoquie, de son désert de Bethléem, eût écrit à quelque élégant chevalier romain. Le contraste est piquant, mais ne m’étonne pas. Quelqu’un, une femme, me disait qu’à ma place elle serait bien embarrassée pour vous écrire. Moi, je ne comprends pas pourquoi je le serais. Rien ne me gêne avec vous. En vérité, pas plus qu’avec Maurice, vous m’êtes lui au cœur et à l’intelligence. C’est à ce point de vue que se met notre intimité.


Le 20. — La belle matinée d’automne ! Un air transparent, un lever du jour radieusement calme, des nuages en monceaux, du nord au midi, des nuages d’un éclat, d’une couleur molle et vive, du coton d’or sur un ciel bleu. C’était beau, c’était beau ! Je regrettais d’être seule à le voir. J’ai pensé à notre peintre et ami, M. Augier, lui qui sent si bien et prend sitôt le beau dans son âme d’artiste. Et puis Maurice et puis vous, je vous aurais voulu voir tous sous mon ciel du Cayla ; mais devons-nous nous rencontrer jamais plus sur la terre !

En allant au Pausadou, j’ai voulu prendre une fleur très-jolie. Je l’ai laissée pour le retour, et j’ai passé par un autre chemin. Adieu ma fleur. Quand j’y reviendrais, où serait-elle ? Une autre fois je ne laisserai pas mes fleurs en chemin. Que de fois cependant cela n’arrive-t-il pas dans la vie ?

Dimanche aujourd’hui. Revu à Andillac cette tombe toute verdoyante d’herbe. Comme c’est venu vite, ces plantes ! Comme la vie se hâte sur la mort, et que c’est triste à notre vue ! Que ce serait désolant, sans la foi qui nous dit que nous devons renaître, sortir de ces cimetières où nous semblons disparus !


Le 21. — Tonnerre, orage, tempête au dehors, mais calme au dedans, ce calme d’une mer morte, qui a sa souffrance aussi bien que l’agitation. Le repos n’est bon qu’en Dieu, ce repos des âmes saintes qui, avant la mort, sont sorties de la vie. Heureux dégagement ! Je meurs d’envie de tout ce qui est céleste : c’est qu’ici-bas tout est vil et porte un poids de terre.

Lu quelques pages d’un voyage en Espagne. Singulier peuple de brigands et de moines. Les moines sont tombés, que reste-t-il maintenant ? Nous le voyons, des égorgeurs, Don Carlos à Bourges, l’héritier de Ferdinand le Catholique mis hors du trône et du royaume, prisonnier en France. Cette lecture m’intéresse. C’est l’élégant journal d’un voyageur aimable, qui cause en courant, et peint, avec le bon ton et la grâce d’esprit d’un homme du monde, tout ce qu’il rencontre. Les lourdes descriptions m’assomment. J’aime aussi M. de Custine, qui m’amuse, quoiqu’il soit parfois un peu long ; mais c’est comme la longueur d’un bal. Puis il vient si peu de livres au Cayla, que, pour peu qu’ils puissent plaire, ils plaisent beaucoup.


Le 22. — Une lettre de Marie, de Marie ma sœur, qui m’a quittée pour quelques jours avec Érembert. Me voici seule avec mon père. Que notre famille est réduite, et je tremble en pensant que le cercle peut encore se rétrécir !

Lu quelques passages des Saints Désirs de la Mort, livre pieusement spirituel que j’aime, lecture qui porte au ciel. J’en ai besoin pour mon âme qui tombe, qui s’affaisse sous le poids de la vie. On peut se distraire dans le monde, mais les choses seules de la foi soutiennent. Que je plains les âmes tristes qui ne savent pas cela, ou ne le veulent pas croire ! J’en ai tant parlé à Maurice ; j’en parle à tout ce que j’aime, des choses de l’éternité ; car, voyez-vous, je n’aime pas pour ce monde, ce n’est pas la peine : c’est le ciel le lieu de l’amour.


Le 24. — Lecture, ni écriture, ni prière ne peuvent empêcher les larmes aujourd’hui. Mon pauvre Maurice ! Je me suis mise à penser à tout ce qu’il a souffert, physiquement et dans l’âme, les derniers temps de sa vie. Que cette vue est déchirante ! Mon Dieu, ne l’aurez-vous pas soutenu ?


[Le 27.] — Nulle envie d’écrire depuis deux jours. Si je reprends la plume aujourd’hui, c’est qu’en ouvrant mon portefeuille vert, j’ai vu ce cahier et j’y mets que mon père vient de me remettre un paquet de lettres de son cher Maurice, et de ses cheveux, pour les renfermer, ces précieux restes, avec les autres que j’ai. O enterrement ! Écrirai-je ce que je sens, ce que je pense, ce que je souffre ? Je n’écris pas : je ne parlerais que du ciel et d’une tombe, de ces choses qui ne doivent se dire qu’à Dieu.


Le 1er novembre. — Quel anniversaire ! J’étais à Paris, assise seule dans le salon devant une table, pensant, comme à présent, à cette fête des Saints. Il vint, Maurice, me trouver, causer un peu d’âme et de cœur, et me donna un cahier de papier avec un « Je veux que tu m’écrives là ton tous les jours à Paris. » Oh ! pauvre ami ! je l’ai bien écrit, mais il ne l’a pas lu[31] ! Il a été enlevé si subitement, si rapidement, avant d’avoir le temps de rien faire, ce jeune homme né pour tant de choses, ce semblait. Mais Dieu en a disposé autrement que nous ne pensions. Il est de belles âmes dont nous ne devons voir ici que les apparences, et dont l’entière réalisation s’achève ailleurs, dans l’autre vie. Ce monde n’est qu’un lieu de transition, comme les saints l’ont cru, comme l’âme qui pressent le quelque autre part le croit aussi. Eh, quel bonheur que tout ne soit pas ici ! Impossible, impossible ! Si nous finissions à la tombe, le bon Dieu serait méchant ; oui, méchant, de créer pour quelques jours des créatures malheureuses : horrible à penser. Rien que les larmes font croire à l’immortalité. Maurice a fini son temps de souffrance, j’espère, et aujourd’hui je le vois à tout moment parmi les bienheureux ; je me dis qu’il doit y être, qu’il plaint ceux qu’il voit sur la terre, qu’il me désire où il est, comme il me désirait à Paris. Ah ! mon Dieu, ceci me rappelle que nous étions ensemble à pareil jour l’an dernier ; que j’avais un frère, un ami que je ne puis plus ni voir ni entendre. Plus de rapports après tant d’intimité ! C’est en ceci que la mort est désolante. Pour le retrouver, cet être aimé et tant uni au cœur, il faut plonger dans la tombe et dans l’éternité. Qui n’a pas Dieu avec soi en cet effroi, que devenir ? Que devenez-vous, vous, ami tant atterré par sa mort, quand votre douleur se tourne vers l’autre monde ? Oh ! la foi ne vous manque pas, sans doute ; mais avez-vous une foi consolante, la foi pieuse ? Pensant que trop que vous ne l’avez pas, je me prends à vous plaindre amèrement. Les sollicitudes que j’avais à cet égard pour son âme de frère, se sont toutes portées sur la vôtre, presque aussi chère. Je ne puis pas dire à quel degré je l’aimais, ni auquel je l’aime : c’est quelque chose qui monte vers l’infini, vers Dieu. Là je m’arrête ; à cette pensée s’attache un million de pensées mortes et vives, mais surtout mortes, mon mémorandum, commencé pour lui, continué pour vous au même jour, daté de quelque joie l’an dernier et maintenant tout de larmes. Mon pauvre Maurice, j’ai été délaissée en une terre où il y a larmes continuelles et continuelles angoisses.

[31] Ce cahier a échappé aussi à nos recherches.

Le jour des Morts. —

Voilà les feuilles sans sève
Qui tombent sur le gazon ;
Voilà le vent qui s’élève
Et gémit dans le vallon.
. . . . . . . . .
C’est la saison où tout tombe,
Aux coups redoublés des vents :
Un vent qui vient de la tombe
Moissonne aussi les vivants.

Il y a peu d’années nous disions cela ; nous récitions ces vers, Maurice et moi, errant sur des feuilles sèches, le jour des Morts. Mon Dieu, le voilà tombé lui aussi, lui si jeune, le dernier né de la famille, que je comptais bien laisser en ce monde, entouré d’enfants qui m’auraient pleurée comme leur mère ! Au lieu de cela, c’est moi qui pleure ; c’est moi qui vois une tombe, où est renfermé tout ce que j’ai eu d’espérance, de bonheur en affection humaine. Oh ! que cela déprend de toutes choses et porte l’âme affligée loin de cette vie, vers le lieu où n’est pas la mort. Prié, pleuré, écrit, rien autre chose aujourd’hui. O terrible fête des morts !


Le 3 novembre. — Je vous ai écrit hier, ami de Maurice, toute triste que j’étais. Il n’y a qu’à vous que je puisse parler dans les larmes, comme je l’ai fait dans ma lettre. A Marie, cela ferait mal, à d’autres sans intérêt, et puis la douleur ne se laisse voir qu’aux intimes.


Le 5. — Posé mon front sur les mains de mon père posées sur ses genoux. Oh ! le doux oreiller ! Tout mon cœur s’était porté à ma tête dans ce repos pour en jouir. Mon père est bon, d’une bonté tendre, ardente et pour ainsi dire amoureuse, comme on dit de la bonté divine dont les pères tiennent, et il se fait aimer avec abandon. Je ne lui cache que ce qui pourrait le peiner. Les lettres de Marie, les vôtres, je lui fais tout voir. J’hésite pourtant encore à lui montrer mes cahiers, à cause de ce fond de vie quelquefois triste qui s’y trouve.

Une visite, un curé du voisinage qui m’a fait plaisir. La vue d’un prêtre, quand il est bon, est bonne aux affligés, et celui-ci est de ceux à qui les saints tireraient leur chapeau. Il nous a parlé de sa petite église, de sa petite paroisse, de ses petites croix, et, de l’un à l’autre, nous a menés à une heure de conversation que j’ai trouvée courte. En trouve-t-on autant dans le monde ? Plus d’une fois, dans un salon, il m’est arrivé de bâiller dans mon mouchoir. Ce n’est pas tant l’esprit ni ce qu’on dit qui attache, qu’une certaine façon de dire.

Le facteur ! des lettres ! Oh ! sait-on ce que c’est que des lettres à la campagne ? Ces chers absents qui vous reviennent en cœur et en âme. Que ne peut-on écrire au ciel !


Le 6. — Un enfant est venu m’apporter un oiseau mort qu’il avait pris sous une pierre. Pauvre oiseau ! Je suis à penser comme cette jolie petite vie d’indépendance, de chants, tout aérienne, a été atteinte comme une autre, est tombée sous ce trébuchet de la mort où tout tombe.

Je n’ai pas écrit hier et n’écrirai pas de suite. Que feriez-vous de trois cent soixante-six de mes jours presque uniformes, à voir, un an durant, passer des flots pareils ? La diversion fait l’intérêt des yeux et de l’esprit, car nous ne nous plaisons qu’en curiosité. Où il n’y a pas de nouveau, on s’ennuie. Il y a eu tels jours d’immobilité où j’ai souhaité la foudre. Que serait donc pour vous mon calme perpétuel ? car, excepté ce qui me vient du cœur ou monte à la tête, rien ne fait mouvement dans ma vie.

Dans ce moment, je rentre d’une petite promenade au soleil, et rien ne bouge autour de moi, que quelques mouches qui bourdonnent à l’air chaud. Seule au grand monastère désert. Ce profond et complet isolement me fait vivre une heure comme ont vécu des années les ermites, hommes et femmes, ces âmes retirées du monde. Sans soins matériels, sans parole qu’intérieure, sans sentiments que d’intelligence, sans vie que celle de l’âme : il y a dans ce dégagement une liberté pleine de jouissances, un bonheur inconnu, que je crois bien que pour faire durer on puisse aller cacher à cent lieues du désert. Aussi en était-il qui quittaient la cour pour cela, comme saint Arsène et tant d’autres qui, ayant goûté des deux, ne voulurent pas retourner au monde. C’est que le monde ne contente pas l’âme ; il l’amuse et ne la fait pas vivre : c’est ce qu’on sent pour peu qu’on avance en âge, quand le cœur se déprend des illusions comme il s’y était pris de lui-même. On se trouve tout étonné et triste près du vide que font les plaisirs en se retirant. Que devenir alors ? La foi l’enseigne, le chrétien le sait. Mon pauvre Maurice ! que de fois je lui parlais ainsi, lui demandant s’il le trouvait vrai, et il ne me disait pas non. Je ne hais pas le monde néanmoins ; je sais y vivre et m’en passer, et je plains ceux qui sont ou ses esclaves ou ses fidèles, ses malheureux ou ses fous.

Voilà certes ce que je ne pensais pas écrire en revenant du soleil ; mais voilà où la solitude me mène, à l’aimer et à en parler, et cela avec vous, ami du monde. Il faut bien que vous vous soyez fait mon frère. A un frère on dit tout ce qui vient en pensée. Je ne sais si vous vous plairez aux miennes. J’ai parfois douté si je n’ennuyais pas Maurice ; mais écartant bientôt le doute (que pour rien je ne puis souffrir), j’écrivais en pleine foi lettres et cahiers qu’il aimait. Je l’ai su, bien su, ce qui lui venait de son amitié pour moi. Cher ami ! que je pense à lui aujourd’hui ; que ce matin dans la prière je me sentais portée vers l’autre vie où il est, où il m’attend comme il m’attendait à Paris ! Eh ! que nous verrons là d’autres merveilles que dans ces villes sur la boue ! Depuis cette mort, je n’estime rien la terre ; Dieu m’en avait avant appris le prix ; mais le comprendre, le peu qu’est ce monde, il faut que le cœur ait sa leçon, et le mien l’a eue ! Maintenant je vais m’occuper d’autre chose que d’écrire ici. Avec ou sans plaisir, tant que l’âme est ici, tant qu’on a charge de vie, il faut en remplir les obligations.


Le 8. — Louise, Marie des Coques me sont arrivées ce soir par lettre : aimable rencontre des plus aimables femmes et amies que je connaisse. Ressemblant beaucoup l’une à l’autre. Marie plus développée dans le monde. Causé longuement à leur sujet avec mon père et des affections du cœur. Je l’ai consulté à cette occasion et sur un chapitre de l’Imitation qui m’avait troublée. Il m’a calmée et fait voir que je prenais les choses dans un sens trop exclusif, que ma lecture pieuse s’appliquait aux personnes des cloîtres et non à celles qui sont dans le monde. Grâce à mon père, je puis donc garder sans crainte toutes mes affections ; car, après des élans de cœur, je me retire effrayée, craignant d’aimer trop. Si le cœur s’employait ici, il n’y en aurait pas pour le ciel. Je veux porter ce qui aime dans l’autre vie.


Le 10. — Caroline nous a écrit après un assez long silence, assez long pour me donner le temps de croire à un oubli. J’en avais de la peine ; je voudrais un avenir sinon d’amitié, du moins de bienveillance avec cette jeune femme, cette femme de mon frère. Ce titre l’attache tant à mon cœur ! Je serais sensiblement affectée si je la voyais se détacher entièrement. Sa lettre est bonne, marquée d’intérêt ; j’en suis contente. Pauvre chère veuve, que je voudrais pouvoir l’embrasser en ce moment ! Je la regarde comme une sœur, comme une sœur qui se trompe. Il ne faut pas lui en vouloir, elle ne croit pas se tromper.

Demain matin, après l’aurore, je m’achemine chez des parents à deux lieues d’ici. Journée perdue pour écrire et pour ma vie d’habitude ; mais je reviendrai peut-être avec quelque chose de neuf, comme font les touristes, qui ont tous vu de l’extraordinaire où qu’ils aillent.


Le 12. — Il fut un temps où je décrivais avec charme les moindres petites choses. Quatre pas dehors, une course au soleil à travers champs ou dans les bois, me laissait beaucoup à dire. Est-ce parce que je disais à Lui, et que le cœur fournit abondamment ? Je ne sais, mais n’ayant plus le plaisir de lui faire plaisir, ce que je vois n’offre pas l’intérêt que j’y trouvais jadis. Cependant rien au dehors n’est changé, c’est donc moi au dedans. Tout me devient d’une même couleur triste, toutes mes pensées tournent à la mort. Ni envie ni pouvoir d’écrire. Qu’écrirais-je d’ailleurs qui vous fût bon, à vous à qui je voudrais tant de bien, à qui il est difficile d’en faire ?

Trouvé dans un livre une feuille de rose flétrie, qui sait depuis quand ? Je me le demande en revenant sur les printemps passés, sur les jours et les lieux où cette rose a fleuri ; mais rien ne revient de ces choses perdues. Ce n’est pas un malheur d’être une fleur sans date. Tout ce qui prend mystère a du charme. Cette feuille dans ce livre m’intéresse plus qu’elle n’eût pu faire sur sa rose et son rosier. J’en ai quitté de lire. Pour peu qu’on ait l’âme réfléchissante, il y a de quoi s’arrêter à chaque instant et se mettre en pensée sur ce qui se présente dans la vie.

Le front sur une fleur, je pensais à la tombe.

La pensée de la mort, de Dieu et de ceux que j’aime ne me quitte pas.


Le 14. — Revenue encore à ma solitude complète. Mon père est allé chercher quelques livres dans une bibliothèque voisine. Je ne sais ce qu’il apportera. J’ai demandé Notre-Dame de Paris, que jusqu’ici je n’avais pas voulu lire. Pourquoi le lirai-je à présent ? C’est que je me sens le cœur assez mort pour que rien ne lui puisse nuire ; qu’on dit qu’il y a des beautés là-dedans que j’ai envie de connaître, et qu’un homme de Dieu qui a du crédit sur moi m’a dit que je pouvais faire cette lecture, et que le mal est annulé par la façon de le voir. Le diable même, quand il déplaît, que peut-il ? Le rencontrer n’est pas le prendre. Peut-être serait-il mieux de rester dans l’ignorance de tout livre et de toute chose ; mais je ne me soucie pas non plus de savoir. Ce n’est pas pour m’instruire, c’est pour m’élever que je lis ; tout m’est échelle pour le ciel, même ce petit cahier que j’attache à une pensée céleste. Dieu la connaît. Quand Dieu ne verrait pas tout, je lui ferais tout voir. Je ne saurais me passer de l’approbation divine en ma vie et mes affections, mais peu m’enquiers de celle des hommes, encore moins des femmes.


Le 15. — Mon Dieu, mon Dieu, quel jour ! le jour de son mariage. A pareille heure, un an passé, nous étions à l’Abbaye-aux-Bois, lui, vous, moi, moi à côté de lui. Je viens d’une église aussi, et d’auprès de lui sur sa tombe.


Le 16. — Plus rien mis hier après ces lignes. Il est des sentiments qui dépassent toute expression. Dieu sait dans quel abîme j’étais plongée et accablée des souvenances de noces. C’était lui et sa belle fiancée agenouillés devant l’autel, le Père Buquet les bénissant et leur parlant d’avenir, la foule assistante, le chant de l’orgue, cette quête pour les pauvres où j’avais quelque embarras, la signature à la sacristie, tant de témoins de ce brillant contrat avec la mort. — La rencontre dehors d’un char funèbre ; le déjeuner à côté de vous où vous me disiez : « Que votre frère est beau ! » où nous parlâmes tant de sa vie ; — la soirée, le bal où je dansai pour la première et dernière fois. Je dois à Maurice des choses uniques. Le plaisir de lui voir l’air content, d’être à sa fête, et au fond de cette joie des serrements de cœur, et cette horrible vision des cercueils autour du salon, — posés sur ces tabourets longs et drapés à franges d’argent. Oh ! que je fus glacée au sortir de leur chambre, en toilette avec des fleurs pour le bal, que cela me vînt ! J’en fermai les yeux. Journée, soirée si diversement mémorables, date de tant de douleurs, je n’en puis ôter mon âme. Je m’enfonce en toutes ces choses, et quand je songe à tout ce que j’avais mis de bonheur dans un être qui n’est plus maintenant qu’en souvenir, j’en éprouve une inénarrable tristesse, et j’en apprends à ne faire fond sur aucune vie ni sur rien. Il y a un cercueil entre le monde et moi ; c’est fini du peu qui m’y pouvait plaire. J’ai des liens de cœur, plus aucun de bonheur, de fête. Maurice et moi nous nous tenions intérieurement par des rubans roses. Tout m’était riant en lui, tout me plaisait, jusqu’aux peines : mon Dieu ! mon Dieu ! avoir perdu cela ! que voulez-vous que j’aime à présent ?


Le 17. — Belle journée radieuse, chaleureuse, un plein air de soleil. Cela ravive, fait du bien, tant à sentir qu’à jouir, qu’à admirer. Quoiqu’à présent je m’informe beaucoup moins de l’état du ciel qu’hélas ! il y a quelques mois, du temps du malade, je vois avec plaisir un beau jour, la seule jolie chose à voir à la campagne en novembre.

Ah ! hier au soir, belle surprise aussi de votre lettre. Je ne l’attendais pas sitôt, ni presque si aimable, quoique ce ne soit pas surprenant ; mais toute distinction qui me touche me surprend toujours un peu. Je ne sais à quoi cela tient. Puis j’ai trouvé dans cette lettre des choses qui m’ont affligée, de ces chagrins chrétiens de l’âme pour une pauvre âme de frère, pour quelqu’un qui dit : Je ne prie pas. Dieu sait là-dessus ce que je pense, ce que je souffre. J’ai l’intérêt de la vie future de ceux que j’aime, et qui n’y croient pas, tant en croyance et tant à cœur, que pour le leur procurer, je souffrirais avec joie le martyre. Ceci n’est pas une exagération, mais bien pris dans toute la raison et le sentiment de la foi. — Érembert, Marie qui arrivent !


Le 28. — Laissé enfermé depuis quinze jours. Que de choses dans cette lacune qui ne seront nulle part, pas même ici !… Repris pour noter une lettre de Marie, ma belle amie, qui tremble de me croire malade. Hélas ! non, je ne souffre pas dans mon corps. Oh ! que je trouve inutile d’écrire !


Le 10 décembre. — Enfin pourrai-je écrire ? Que de fois j’ai pris la plume depuis huit jours, et la plume m’est tombée des doigts sans rien faire ! Il y a eu tant de tristesse dans mon âme, tant de secousses dans mon être ! O Dieu ! je semblais toucher à ma fin, à une sorte d’anéantissement moral. Que cet état est terrible ! Rien n’apaise, rien ne soutient : travail, repos, livres, hommes, tout est à dégoût. On voudrait mourir. Dans cette lutte, l’âme sans foi serait perdue, oh ! perdue, si Dieu ne se montre ; mais il ne manque pas, mais quelque chose d’inattendu vient d’en haut.

J’ai trouvé dans les paroles d’un prêtre (encore un ami de Maurice !) un secours inespéré, un apaisement, un calme, un baume religieux qui me fait sentir la foi dans ce qu’elle a de plus doux et de plus fort, la puissance de consolation. De moi-même souvent je ne puis pas y atteindre. Ce sont des efforts qui me fatiguent, me brisent. Nous sommes trop petits pour les choses du ciel. Le besoin d’un médiateur se fait sentir en nous-mêmes. Entre Dieu et l’homme, Jésus-Christ. Entre Jésus-Christ et nous, le prêtre, celui qui met l’Évangile à la portée d’un chacun. Aux uns il faut les menaces, aux autres les espérances : à moi, il me faut l’amour, l’amour de Dieu, l’unique véritable. Dès qu’on me remet là, dès que j’y suis en plein, je cesse de souffrir de souffrances désespérées. Que béni soit le saint prêtre, l’ami du frère qui a consolé la sœur ! C’est parce qu’il a connu Maurice que je suis allée le trouver, que j’ai pensé qu’il me connaîtrait plutôt qu’un autre. Je ne me suis pas trompée ; en effet, il m’a comprise. Il a connaissance du cœur et des agonies de l’âme et des tristesses jusqu’à la mort, et il vous soutient, cet ange…

Qui m’eût dit, il y a dix ans, quand ils étaient au collége, que cet enfant saurait mes douleurs, que je les lui confierais, qu’il les apaiserait par des paroles comme je n’en ai pas entendu, paroles divines que j’irai de temps en temps écouter quoique ce soit un peu loin d’ici ? Quand je souffrirai trop, je ferai ce pèlerinage. Frère de cœur, vous me voyez toute ici jusqu’à l’intime, au fond de l’être, comme voyait Maurice. Peut-être ne lirez-vous ceci qu’après ma mort, et alors vous trouverez moins incomprenable, moins étrange pour vous, ce qui se passait en cette pauvre anachorète pendant sa vie, ce qu’elle vous contait de son âme.


Le 13. — Avant de sortir d’ici, de ma chambre, je veux dire à ce cher mémorandum que vous me priez de continuer, que je viens de lire une de vos lettres, lettre de frère et d’ami, toute franche d’affection et d’épanchement, où ces mots surtout m’ont touchée : Je veux que vous ayez le fil de mon âme, je veux que vous puissiez vous dire ma sœur de prédestination autant que d’adoption volontaire et réfléchie… Je me saisis de cela, et j’en forme de vous à moi, de ce fil de votre âme, un nœud qui ne se détachera pas. Prié pour Paula. Pauvre âme de jeune fille, où est-elle ? Cette mort qui vous l’a prise, où l’aura-t-elle portée ? Il est plusieurs demeures dans l’autre monde, et moi je tremble pour ceux qui partent, qui meurent dans la jeunesse si passionnée, si fautive. Je ne connaissais pas Paula, mais un mot de vous me fait craindre ; et puis qui sait comment elle vous était liée, cette enfant qui vous était attachée plus qu’âme vivante ? Mais laissons-la, aussi bien est-il de ne penser pas à mal sur personne.


Le 14. — Lettre à Marie pour ce que vous me demandez d’elle. Ni lu ni rien fait qu’écrire. La pensée renaît et coule, source arrêtée par un cercueil, mais le flot a passé dessus. Je reprendrai ici mon cours, tantôt torrent, tantôt filet d’eau, suivant ce qui vient à l’âme. La nuit me sort d’ici et de ma chambrette, où j’ai passé tout un jour en calme et en solitude. C’est singulier comme je l’aime, cet à part de tout.


Le 15. — En revenant de la messe (il est dimanche), j’ai fait chemin avec une femme qui me contait ses souffrances. Pauvre meunière ! entourée de huit enfants, toute dévorée d’affections, et qui néanmoins en pleure une, pleure toujours sa mère qui lui manque. « Je la cherche partout, me disait-elle, et la nuit j’en rêve et je sens qu’elle me caresse. » Il y a dans cette douleur et dans cette façon de sentir une tendresse infinie, une expression du cœur de la femme qui plaît tant au naturel, ce qui ne se voit peut-être pas si bien dans le monde que dans ces pauvres femmes des champs. Ici telles qu’on est ; ailleurs, comme on se fait sous les façonneries de l’éducation, des coutumes, de la vanité. Tout est superficie dans le monde. En vérité ; et dans peu de temps j’ai vu bien des comédies de salon. On me l’avait dit, mais je n’aurais pas cru Paris ce qu’il est, car c’est à Paris seulement qu’on voit la société en grand, en corps. Nous n’en avons en province que des bouts de doigts, des fragments, qui ne peuvent donner des idées complètes. Ma pauvre meunière m’a fait voir entièrement ce qu’il y a pour moi de plus doux, un cœur de femme dans sa sensibilité naturelle.


Le 16. — Marie, Marie, vous m’écrivez trop de choses, vous m’avez trop remuée. Personne n’a eu comme cette femme tant d’influence sur ma vie, depuis deux ans que date notre liaison. Tout ce qui la remue m’agite.


Le 19. — Depuis deux jours au silence ; mais le retour de cette date de mort ne se passe pas sans parole, sans le memento du trépassé. Comme la meunière, je puis dire que toujours j’y pense et le cherche, et que je souffre de cette affection qui me manque. Cette nuit j’ai achevé un cantique pour lui, que j’ai mis sur le compte de sainte Thérèse pour un frère qu’elle avait. Vous verrez cela, vous, à qui va de moi tout ce qui allait à Maurice. Ah ! faut-il que tout passe par son cercueil maintenant ! Cette pensée, vous le dirai-je ? m’assombrit tellement l’âme qu’aucune chose ne me fait plaisir, que ce cahier même que j’aurais écrit toute jubilante pour lui et que j’aime à faire pour vous, je le fais avec peine et tristement comme qui bâtit sur un cimetière.

Écrit ceci aux splendeurs du soleil, sous le ciel le plus gai, le plus bleu, le plus printanier en décembre. Par cela je pense à celui de Paris, ce gris de fer que vous voyez, qui vous déplaît et vous fait tant de mal à l’âme. C’est bien fort pour un homme fort comme vous, pour un être fort comme l’homme, d’être abattu par un peu d’air. Ce temps si démoralisant, dites-vous : n’y a-t-il pas moyen d’échapper à ces influences d’atmosphère ou de les écarter du moins ? Trop grande question pour être traitée au Cayla, où, pour se préserver du temps, on pense à l’éternité comme les pauvres ermites. Je ne saurais vous dire l’influence heureuse qu’ont sur moi les hautes pensées de la foi. Bienheureuse d’avoir cette assistance bénigne ! car souvent aussi un peu d’air me fait mal.

Deux visites : je les note parce que c’est rare à présent dans notre désert, et qu’il s’y trouvait un homme admirablement laid, un Pélisson, un visage marqueté, gravé, tout difforme et dont l’âme efface les traits. Au premier regard il choque, au second il plaît, au troisième il attire. Que l’intelligence fait plaisir et relève cette face de chair de l’homme !


Le 20. — Lettre de Caroline avec un dessin de Maurice mort, pas ressemblant du tout. Sa mémoire l’a mal servie, la pauvre veuve, ou plutôt je crois que son crayon n’est pas capable de rendre son souvenir, de saisir d’une prise assez forte cette grande image dans son âme. Que n’ai-je aussi un crayon ! Je ne ferais pas mieux peut-être, mais du moins j’essayerais. Celle qui dessina son ami sur un mur, cette femme qui inventa, dit-on, la peinture, n’avait sans doute d’autre talent que son amour. Que de fois je vois une ombre que je voudrais fixer quelque part ! Quoi ! tout entier perdu ! Je vous écrirai demain.


Le 22. — De la mort à la vie, de l’un à l’autre frère. J’écrivais une poésie funéraire. Du temps que la feuille sèche, n’ayant pas de poudre, je passe ici, j’y viens marquer un jour des plus doucement calmes que j’aie passés de longtemps. Oh ! le grand bien que la paix au dehors, au dedans ! La paix, ce grand vœu du pauvre Maurice dans ses derniers jours troublés. « O paix, le cher objet de mon cœur ! O Dieu, qui êtes ma paix, qui nous mettez en paix avec nous-mêmes, avec tout le monde, qui par ce moyen pacifiez le ciel et la terre ! Quand sera-ce, mon Dieu, quand sera-ce que, par la tranquillité de ma conscience, par une douce confiance en votre faveur, par un entier acquiescement ou plutôt un attachement, une complaisance pour vos éternelles volontés dans tous les événements de la vie, je posséderai cette paix qui est en vous, qui vient de vous, et que vous êtes vous-même ? »

J’ai toujours trouvé cette exclamation, cette prière fort belle. Oh ! ces choses religieuses, j’y suis toujours. Ce sont les seules que je crois et presque que j’aime. Hors cela, tout m’attriste toujours à la mort. Un coup d’œil au ciel me ranime, me rattache à ce qui se délaisse en moi.

Oh ! laissez-moi ma foi pieuse
Et l’espérance radieuse.

Le 24. — Écrit sans fin hier, aujourd’hui : maintenant rentrons, toi, mon cahier, dans ton portefeuille, toi, mon âme, en toi-même ou plutôt en Dieu, aux doux mystères du Sauveur. C’est la veille de Noël. J’entends les cloches de tous nos clochers qui sonnent nadalet, chant joyeux que quinze jours avant la fête on entend dans l’air du pays, le soir, à trois heures et à neuf.


Le 28. — C’est étonnant le beau ciel que nous avons cet hiver ! J’en jouis en me promenant, en respirant au soleil un air qui fait ouvrir les fleurs. Les amandiers bourgeonnent, mon lilas de la terrasse est tout couvert de boutons. Tant de printemps fait bien plaisir en hiver ; mais tout en m’y plaisant, j’y trouve une tristesse, un regret de n’avoir pas eu cette douceur de temps l’an dernier pour notre pauvre malade. Peut-être il aurait vécu davantage, se serait guéri dans cette douce chaleur, car l’air fait la vie. L’air de Paris l’a tué, je le crois, je le savais et je ne pouvais pas le tirer de là. Ç’a été une de mes plus profondes souffrances de ce passé dont j’ai tant souffert. Pauvre frère, tout m’est pente pour tomber à lui, tout m’y ramène. Voyez, je voulais parler du soleil, mais le voilà bien éclipsé de noir. Ainsi tout tourne au deuil quoi que je touche, même votre souvenir si fort lié à une tombe. C’est ce qui me le rend si différent de tout ce qui me va au cœur ; il prend quelque chose des reliques. Vous êtes à part en moi. Quand je considère notre liaison et ce qui l’a amenée, tant d’événements, tant de choses pour me sortir du désert, et notre rencontre en Babylone, dans ce Paris dont j’étais si loin ; quand je m’y vois si étrangère et sitôt connue, sitôt comprise et sœur de vous, homme du monde, de vous prenant sœur à vos antipodes, trouvant amie de choix, lien de vie dans la vie la plus opposée à la vôtre : oh ! je dis qu’il y a merveilleuse chose en cela, mystère de providence dans cet attachement qui ne ressemble à aucun. Je tiens à vous par quelque chose du ciel, par prédestination, comme vous avez dit. Dieu sait pourquoi et dans quel dessein il nous a unis d’amitié. Oh ! que je veux votre bonheur, à commencer par celui du ciel. Je doute d’y pouvoir grand’chose, car je vous crois difficile en bonheur. Et que peut être pour vous une pauvre femme mi-sortie de ce monde, mi-morte, qui ne sent plus rien que par le côté religieux ? Vous ne l’êtes pas, mon ami. Cette différence qui m’afflige pourrait bien vous ennuyer, dans nos rapports, et alors les voilà changés, délaissés. Peut-être je vous juge mal.

Trouvé dans le bois une fleur que j’ai prise et mise ici en souvenir du printemps de décembre. C’est une marguerite des bois, qui plaisait à ma mère et que j’aime pour cela. Nos affections naissent l’une de l’autre.


Le 31 décembre. — Ce dernier jour de l’an ne se passera pas comme un autre : il est trop plein, trop solennel et touchant comme tout ce qui prend fin, trop près de l’éternité pour ne pas m’affecter l’âme, oh ! bien profondément. Quel jour, en effet, quelle année, qui me laisse, en s’en allant, tant d’événements, tant de séparations, tant de pertes, tant de larmes et un cercueil sur le cœur ! Un de moins parmi nous, un vide dans le cercle de famille, dans celui de mes affections. Voilà ce que le temps nous fait voir. Ainsi finit une année ! Hélas ! hélas ! la vie s’avance comme l’eau, comme ce ruisseau que j’entends couler sous ma fenêtre, qui s’élargit à mesure que ses bords tombent. Que de bords tombés dans mes jours étendus ! Ma première perte fut ma mère, dont la mort me vint entre l’enfance et la jeunesse et mit ainsi des larmes entre les deux âges. De vive et rieuse que j’étais, je devins pensive, recueillie, ma vie changea tout à coup, ce fut une fleur renversée dans un cercueil. De cette époque date un développement dans la foi, un élan religieux, un amour de Dieu qui me ravissait par delà toutes choses et qui m’a laissé ce qui me soutient à présent, un espoir en Dieu qui m’a consolée de bonne heure. Puis je vis mourir un cousin, un ami tendrement aimé, le charme de mon enfance, qui me prenait sur ses genoux, m’enseignait à lire sans me faire pleurer, me disait des contes. Plus grande, je m’en fis un frère aîné ; je lui confiai Maurice quand il s’en fut à Paris. Mon cousin était garde du corps. Il est dit que j’aurai toujours des frères à Paris et que toujours ils y mourront. Celui-ci s’en alla au cimetière de Versailles en 1829. Je n’étais plus enfant, je m’enfonçai dans les tombes : deux ou trois ans durant je ne pensai qu’à la mort et presque à mourir. Mon pauvre Victor auquel ressemblait Maurice ! Oh ! j’avais bien craint qu’ils se ressembleraient jusqu’au bout. Tous deux si jeunes, tous deux morts, tous deux tués à Paris ! Mon Dieu ! ce sont terribles choses et poignants souvenirs que ces morts l’une sur l’autre. Voilà de quoi je me souviens aujourd’hui en foule. Je ne vois que des trépassés : ma mère, Victor, Philibert de l’île de France, Marie de Bretagne, Lili d’Alby, Laure de Boisset, toutes affections plus ou moins près du cœur, et maintenant celle qui les couvrait toutes, le cœur du cœur, Maurice, mort aussi ! Quels passagers rapides nous sommes, mon Dieu ! Oh ! que ce monde est court ! La terre n’est qu’un pas de transition. Ils m’attendent là-haut. C’est dans ces funérailles que je finis ma journée, ma dernière écriture, mes dernières pensées que je vous laisse comme je les laissais à pareil jour et moment, l’an dernier, à ce pauvre frère. Je lui écrivais de Nevers, encore assez près de Paris et de lui. Oh ! que la mort nous sépare ! Que lui adresser où il est, que des prières ? C’est à cela que je vais penser. La prière, c’est la rosée en purgatoire. Si sa pauvre [âme] y souffrait ! Bonsoir à vous qui le remplacez sur la terre. Je ne puis vous rien dire de plus en amitié. Je vous le dis devant Dieu et devant lui, qu’il me semble voir à mon côté, souriant à cette adoption de son frère.


Le 1er janvier [1840]. — Que m’arrivera-t-il, ô mon Dieu, cette année ? Je n’en sais rien, et, quand je le pourrais, je ne voudrais pas soulever le rideau de l’avenir. Ce qui s’y cache serait peut-être trop effrayant : pour soutenir la vue des choses futures, il faut être saint ou prophète. Je regarde comme un bienfait de providence de ne voir pas plus loin qu’un jour, que l’instant qu’on touche. Si nous n’étions pas ainsi bornés par le présent, où ne s’en irait pas l’âme en appréhensions, en douleurs tant pour soi que pour ce qu’on aime ? Que ne fait point sentir et souffrir le seul pressentiment, cette ombre de l’avenir, quand elle nous passe sur l’âme ! Dans ce moment, je suis sans crainte, sans émotion pour personne ; mon année se commence en confiance pour ceux que j’aime. Mon père est bien portant, Érembert se relève, Marie a toujours ses joues de pomme vermeille, et l’autre Marie, l’amie de mes larmes, la femme de douleurs, se soutient avec plus de forces. De tout cela, grâces à Dieu, que je prie de bénir et conserver ceux que j’aime. Les chrétiens vont chercher leurs étrennes au ciel, et je me tourne pour vous de ce côté, tandis que vous allez dans le monde, dans les beaux salons de Paris, offrir dragées et compliments. Si j’étais là, peut-être j’aurais les miennes ; peut-être aurai-je une pensée, un souvenir de ce frère à qui Maurice m’a laissée pour sœur. Que le ciel est beau, ce ciel d’hiver !

Une lettre de Louise, douce étrenne de cœur, mais rien ne me fait plus grand plaisir, rien de ce qui me vient ne peut me consoler de ce qui me manque. En embrassant mon père ce matin, ce pauvre père qui, pour la première fois, à la première année, n’embrassait pas tous ses enfants, j’étais bien triste. J’ai cru voir Jacob quand il lui manqua Joseph.

Ici mes premières pensées écrites, ma première date de 1840, qui se lie par un crêpe à 1839 et à vous.


Le 2. — Je me sauve ici de l’ennui des lettres de premier de l’an que j’ai à faire. L’ennuyeuse coutume de se faire des compliments tout un jour, d’en envoyer au loin ! Mon paresseux d’esprit, qui aime mieux rêvailler que travailler, ne s’empresse guère à ces compositions louangeuses. Au demeurant, on le fait parce qu’il faut le faire, mais en raccourci, avec seulement quelques mots d’époque, de vœux au commencement ou à la fin. Le monde, ceux du monde sont habiles en cela, en parler flatteur et joli ; non pas moi, je ne me sens aucune facilité de parole dorée, brillante, de ce clinquant de bouche qui se voit dans le monde. Dans le désert on n’apprend qu’à penser. Je disais à Maurice, quand il me parlait de Paris, que je n’en comprendrais pas la langue. Et cependant il y en a que j’ai entendus. Certaines âmes de tous les lieux se comprennent. Cela me fait croire ce qu’on dit des saints, qui communiquent avec les anges, quoique de nature différente. L’une monte, l’autre s’incline, et ainsi se fait la rencontre, ainsi le Fils de Dieu est descendu parmi nous. Voilà qui me rappelle ce passage de l’abbé Gerbet dans un de ses livres que j’aime : On dirait que la création repose sur un plan incliné, de telle sorte que tous les êtres se penchent vers ceux qui sont au-dessous d’eux pour les aimer et en être aimés. Maurice m’avait fait remarquer cette pensée que nous trouvions charmante. Cher ami, qui sait s’il ne se penche pas vers moi maintenant, vers vous, vers ceux qu’il aimait, pour les attirer à ce haut rang où il est, pour nous soulever de terre au ciel ! N’est-il pas croyable que ceux qui nous devancent dans les splendeurs de la vie nous prennent en pitié et nous envoient par amour quelque attrait vers l’autre monde, quelque lueur de foi, quelque éclat de lumière qui n’avait pas lui dans l’âme ? Si je demeurais près d’un roi et que vous fussiez en prison, assurément je vous enverrais tout ce que je pourrais de la cour. Ainsi dans l’ordre céleste, où nos affections nous suivent, sans doute, et se divinisent et participent de l’amour de Dieu pour les hommes.


Le 4. — Du monde au salon que je laisse pour venir un moment devant Dieu et ici me reposer. Oh ! quelle lassitude aujourd’hui dans l’âme, mais je ne me lasse pas de la porter ici. Ce m’est comme une église où l’on entre avec calme. Des lettres ! des lettres, et pas une qui aille au portefeuille vert où vont celles, que j’aime, celles qui sont miennes par l’intime. Marie ne peut pas tarder. Je l’ai tant pressée pour l’affaire de Mme de Vaux. Quand je dois obliger, j’aime de le faire vite. Deux lettres sont donc parties, pour vous, pour les Coques, du temps… — Il faut que je sorte d’ici.


Le 6. — … Du temps qu’il semblait que je demeurais pour vous au silence. Je reprends mon fil coupé d’hier, qui se liait à cette boîte aux lettres d’Andillac qui vous a gardé en quarantaine de deux jours la dernière que je vous ai adressée. Dans ce temps vous l’auriez eue à ce Port-Mahon où vous sont débarqués sans doute d’autres souvenirs moins pressés d’arriver que les miens. Que cette boîte d’Andillac sait peu ce qu’elle renferme ! Elle est placée près de l’église, à côté du cimetière, et je trouve qu’il est bien là, ce reposoir du cœur ou d’affaires humaines, de tant de choses qui ne prennent cours qu’après s’être arrêtées près de Dieu. Ce peut avoir de très-heureux effets, et telle main portant de mauvais papiers se retirer à la pensée de ce lieu pieux. Qui oserait faire le mal à la porte d’une église, pour peu qu’il ait de foi ? Cette boîte au mur béni pourrait donc en retenir plusieurs de mal intentionnés en écriture, comme c’est assez commun, même dans nos campagnes où le savoir écrire est venu. Du petit au grand, le choix moral en toutes choses aurait plus de portée qu’on ne pense. Quant à moi, lorsque je jette là mes chères correspondances, je sens qu’il me faut pouvoir dire : « A la garde de Dieu ! » J’écris à beaucoup de monde, ayant, je ne sais comment, des relations très-étendues. Il s’est élevé autour de nous une plantation de cousines, jeunes filles toutes aimantes et causantes, toutes liées à nous de cœur et d’esprit, de sorte qu’il me faut répondre à toutes ces causeries. Puis Louise, la voix du cœur, Marie que Dieu m’a donnée, Félicité qui m’aime, qui avait pris soin de Maurice, Caroline, ma sœur, la femme de Maurice, et d’autres encore, sans fin ; et dans tout cela, parmi tant de lettres, il y en a trois qui les effacent, deux de femmes et une grosse écriture qui se fait fine pour moi.


Le 7. — Lettre de Marie, mort de Mgr l’archevêque de Paris. — Notes du soir d’une journée bien pleine. Les événements se succèdent dans la vie avec une rapidité qui permet à peine de les saisir. — Ainsi je le vois dans mon désert, où si peu de chose passe en comparaison du monde.


Le 9. — Que m’arrivera-t-il aujourd’hui ? Un bonheur, quelque chose de Marie, ses étrennes qu’elle m’annonce, une boîte mystérieuse que m’apporte la diligence. Il me tarde de la tenir et de l’ouvrir et de voir ce que m’envoie mon amie. Elle me dit après quelques mots intimes à cette occasion : « Vous comprendrez quand vous aurez vu la boîte. » Ce vous comprendrez me met l’esprit en cherche. Qu’est-ce que ce peut-être ? Livres, musique, objet de toilette ? De toilette, non ; Marie sait mieux ce qu’il me faut, et que j’aurai plus de plaisir aux moindres choses du cœur qu’à toutes les parures du monde. J’ai assez de mes robes de Paris, tandis que l’âme n’a jamais trop de vêture. J’aimerais des livres, quelque chose où je m’envelopperais la pensée toute transie au froid de ce monde, quand je sors de mes prières, de mes pieuses méditations. Cela ne peut pas durer tout le jour, et je souffre n’ayant nulle lecture où me réfugier. Notre-Dame de Paris que j’avais demandée ne m’est pas venue. On m’a porté la Cité de Dieu, de saint Augustin, ouvrage trop savant pour moi. Ce n’est pas que partout on ne puisse glaner quelque chose, mais sur ces hauteurs de théologie n’est pas mon fait. J’aime d’errer en plaine ou en pente douce de quelque auteur parlant à l’âme, à ma portée, comme, par exemple, M. Sainte-Beuve, dont je faisais mes délices l’hiver dernier à Paris et dont s’amusait fort votre gravité railleuse. C’était vous pourtant ou quelqu’un de vous qui étiez cause que je lisais cette Volupté, parce que Maurice m’avait dit que c’était ce qui avait converti votre frère et jeté dans son séminaire. Le singulier livre, pensai-je, pour produire de tels effets ! Il faut le voir, et ma curiosité n’a pas été mécontente. Il y a des détails charmants, de délicieuses miniatures, des vérités de cœur.

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