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Journal et fragments : $b Publiés avec l'assentiment de sa famille par G. S. Trébutien

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II

Le 14 avril 1835. — Pourquoi ne continuerais-je pas de t’écrire, mon cher Maurice ? Ce cahier te fera autant de plaisir que les deux autres, je continue. Ne seras-tu pas bien aise de savoir que je viens de passer un joli quart d’heure sur le perron de la terrasse, assise à côté d’une pauvre vieille qui me chantait une lamentable complainte sur un événement arrivé jadis à Cahuzac ? C’est venu à propos d’une croix d’or qu’on a volée au cou de la sainte Vierge. La vieille s’est souvenue que sa grand’mère lui disait qu’autrefois on lui avait dit que, dans la même église, il avait été fait un vol plus sacrilége encore, puisque ce fut le Saint-Sacrement qu’on enleva un jour qu’il était seul exposé dans l’église. Ce fut une fille qui, pendant que tout le monde était aux moissons, s’en vint à l’autel et, montant dessus, mit l’ostensoir dans son tablier, et s’en alla le poser sous un rosier dans un bois. Les bergers qui le découvrirent l’allèrent dénoncer, et neuf prêtres vinrent en procession adorer le Saint-Sacrement du rosier et le reportèrent à l’église. Cependant la pauvre bergère fut prise, jugée et condamnée au feu. Au moment de mourir, elle demanda à se confesser et fit au prêtre l’aveu du larcin, mais ce n’était pas qu’elle fût voleuse, c’était, dit-elle, pour avoir le Saint-Sacrement dans la forêt. « J’avais pensé que sous un rosier le bon Dieu se plairait aussi bien que sur un autel. » A ces paroles, un ange descendit du ciel pour lui annoncer son pardon et consoler la sainte criminelle, qui fut brûlée sur un bûcher dont le rosier fut le premier fagot. Voilà ce que m’a chanté la mendiante que j’écoutais comme un rossignol. Je l’ai bien remerciée, puis lui ai offert quelque chose pour la payer de sa complainte ; elle n’a voulu que des fleurs : « Donnez-moi quelque brin de ce beau lilas. » Je lui en ai donné quatre, grands comme des panaches, et la pauvre vieille s’en est allée, son bâton d’une main et son bouquet de l’autre, et moi dedans avec sa complainte.


Le 15. — A mon réveil, j’ai entendu le rossignol, mais rien qu’un soupir, un signe de voix. J’ai écouté longtemps sans jamais entendre autre chose. Le charmant musicien arrivait à peine et n’a fait que s’annoncer. C’était comme le premier coup d’archet d’un grand concert. Tout chante ou va chanter.

Je n’ai pas lu la vie du saint aujourd’hui, je vais la lire : c’est mon habitude avant dîner. Je trouve que, tandis qu’on mange, qu’on est à la crèche, il est bon d’avoir dans l’âme quelque chose de spirituel comme une vie de saint.

Elle est charmante, la vie de saint Macédone, de celui qui, par ses prières, obtint la naissance de Théodoret, et qui dit à un chasseur étonné de rencontrer le saint sur la montagne : « Vous courez après les bêtes, et moi je cours après Dieu. » Dans ces mots est toute la vie des saints et celle des hommes du monde.

Nous avons un hôte de plus dans la cuisine, un grillon, qu’on a rapporté parmi des herbes ce soir. Le voilà établi dans le foyer, où la petite bête chantera quand elle sera joyeuse…


Le jeudi saint. — J’arrive tout embaumée de la chapelle de mousse où repose le saint ciboire à l’église. C’est un beau jour que celui où Dieu veut reposer parmi les fleurs et les parfums du printemps. Nous avons mis tous nos soins, Mimi, moi et Rose la marguillière, à faire ce reposoir, aidées que nous étions de M. le curé. Je pensais, en le faisant, au cénacle, à cette salle bien ornée où Jésus voulut faire la Pâque avec ses disciples, se donnant lui-même pour agneau. Oh ! quel don ! que dire de l’Eucharistie ? Je n’en sais rien : on adore, on possède, on vit, on aime, l’âme sans parole se perd dans un abîme de bonheur. J’ai pensé à toi parmi ces extases, et t’aurais bien désiré à mon côté à la sainte table, comme il y a trois ans.


Le mardi de Pâques. — Voici plusieurs jours que je n’ai écrit ni à toi ni à personne. Les offices m’ont pris le temps, et j’ai vécu, pour ainsi dire, à l’église. Douce et belle vie que je regrette de voir finir, mais je la retrouve ici quand je veux : j’ouvre ma chambrette, et là j’entre au calme, au recueillement, à la solitude ; je ne sais pourquoi j’en sors.

Voilà sur ma fenêtre un oiseau qui vient visiter le mien. Il a peur, il s’en va, et le pauvre encagé s’attriste, s’agite comme pour s’échapper. Je ferais comme lui si j’étais à sa place, et cependant je le retiens. Vais-je lui ouvrir ? Il irait voler, chanter, faire son nid, il serait heureux ; mais je ne l’aurais plus, et je l’aime, et je veux l’avoir. Je le garde. Pauvre petit linot, tu seras toujours prisonnier : je jouis de toi aux dépens de ta liberté, je te plains et je te garde. Voilà comme le plaisir l’emporte sur la justice. Mais que ferais-tu si je te donnais les champs ? Sais-tu que tes ailes, qui ne se sont jamais dépliées, n’iraient pas loin dans le grand espace que tu vois à travers les barreaux de ta cage ? Ta pâture, tu ne saurais la trouver, tu n’as pas goûté de ce que mangent tes frères, et même peut-être te banniraient-ils, comme un inconnu, de leur festin de famille. Reste avec moi qui te nourris. La nuit, la rosée mouillerait tes plumes, et le froid du matin t’empêcherait de chanter.

En travaillant le champ, on a soulevé une pierre qui recouvrait un grand trou. Je vais la voir. Jeannot, muni d’un câble, est descendu dans le souterrain et l’a exploré de tous côtés. Ce n’est autre chose qu’une excavation incrustée de jolies petites pierres relevées en bosses de pralines. J’en ai pris pour monument de notre découverte. Un autre jour, je descendrai dans la grotte, et peut-être y verrai-je autre chose que Jeannot.


Le 24. — J’attendis tout hier le facteur, espérant que j’aurais de tes lettres. Ce sera demain sans doute. Voilà comme je me console à chaque courrier, depuis quinze jours que je suis en attente. C’est bien long, et je commence à m’inquiéter de ton silence. Serais-tu malade ? Cette idée me vient cent fois le jour, et la nuit quand je me réveille. « Va-t’en, lui dis-je, je ne te crois pas. » Mais c’est possible : le fils de M. de Fénelous vient bien de mourir à Paris. Mon Dieu, que c’est triste, mourir loin des siens, loin de chez soi ! Demain je t’écris.

Parlons d’autres choses à présent. D’après la lettre de M. Hippolyte, papa espère que nous le verrons ici. Ce nous serait un grand bonheur de le posséder et de lui rendre un peu de ce que nous lui devons pour son amitié pour toi. Qui sait ce que lui semblerait notre Cayla, notre ciel et nous-mêmes ? On se fait sur l’inconnu des idées que souvent la réalité désenchante. Au reste, je ne voudrais pas qu’il vînt sans toi. Que serait pour lui le Cayla sans Maurice ? Un désert où il s’ennuierait bientôt d’être seul. S’il m’amenait sa fille, comme il me l’a dit, alors ce serait bien différent pour lui : sa fille lui charmerait tout, et le Cayla pourrait lui sembler le Val. Je serais aussi bien contente de voir cette enfant, de la tenir sur mes genoux, de la caresser, de l’embrasser, de l’avoir en ma possession pour quelques jours. Je ne saurais dire combien cette petite créature m’intéresse, m’attache à elle, sans doute par le souvenir de sa mère ; et puis, cette pauvre enfant est si intéressante par son malheur ! N’avoir pas de mère, hélas ! c’est si triste, et surtout à son âge, à deux ans ! Quoique si jeune, elle sent déjà sa perte et la sentira tous les jours davantage. Le cœur apprend à s’affliger comme il apprend à aimer. En grandissant, Marie aimera toujours mieux sa mère et la pleurera davantage. Son avenir m’occupe beaucoup ; je voudrais savoir si elle vivra, si Dieu ne la retirera pas à lui avant l’âge où elle pourrait connaître le mal. Ce serait un malheur pour son père, mais pour elle, oh non ! Peut-on regretter qu’une âme s’en retourne au ciel avec toute son innocence ? La belle mort qu’une mort d’enfant, et comme on bénit ces petits cercueils que l’Église accompagne avec allégresse ! J’aime ceux-là, je les contemple, je m’en approche comme d’un berceau ; je ne plains que les mères, je prie Dieu de les consoler, et Dieu les console, si elles sont chrétiennes.

Je n’ai écrit qu’ici d’aujourd’hui. Je ne sais pourquoi cela m’est devenu nécessaire d’écrire, quand ce ne serait que deux mots. C’est mon signe de vie que d’écrire, comme à la fontaine de couler. Je ne le dirais pas à d’autres, cela paraîtrait folie. Qui sait ce que c’est que cet épanchement de mon âme au dehors, ce besoin de se répandre devant Dieu et devant quelqu’un ? Je dis quelqu’un parce qu’il me semble que tu es là, que ce papier c’est toi. Dieu, ce me semble, m’écoute ; il me répond même de ces choses que l’âme entend et qu’on ne peut dire. Quand je suis seule, assise ici ou à genoux devant mon crucifix, je me figure être Marie écoutant tranquille les paroles de Jésus. Pendant ce grand silence où Dieu seul lui parle, mon âme est heureuse et comme morte à tout ce qui se fait là-bas, là-haut, dedans, dehors ; mais cela ne dure guère. « Allons, ma pauvre âme, lui dis-je, reviens aux choses de ce monde. » Et je prends ma quenouille, ou un livre, ou une casserole, ou je caresse Wolf ou Trilby. Voilà la vie du ciel en terre. Je trayais une brebis tout à l’heure. Oh ! le bon lait, et que j’aurais voulu te le faire goûter, ce bon lait de brebis du Cayla ! Mon ami, que de douceurs tu perds à n’être pas ici !


A huit heures. — Il faut que je note en passant un excellent souper que nous venons de faire, papa, Mimi et moi, au coin du feu de la cuisine, avec de la soupe des domestiques, des pommes de terre bouillies et un gâteau que je fis hier au four du pain. Nous n’avions pour serviteurs que nos chiens, Lion, Wolf et Trilby, qui léchaient aussi les miettes. Tous nos gens sont à l’église, à l’instruction qui se fait chaque soir pour la confirmation. Ce repas au coin du feu, parmi chiens et chats, ce couvert mis sur les bûches, est chose charmante. Il n’y manquait que le chant du grillon et toi, pour compléter le charme. Est-ce assez bavardé aujourd’hui ? Maintenant, je vais écouter la Vialarette, qui revient de Cordes : encore un plaisir.


Le 25. — Me voici devant un charmant bouquet de lilas que je viens de prendre sur la terrasse. Ma chambrette en est embaumée ; j’y suis comme dans un bouquetier, tant je respire de parfums !


Le 26. — Je ne sais quoi m’ôta de sur les fleurs hier matin ; depuis j’en ai vu d’autres dans le chemin de Cahuzac, tout bordé d’aubépines. C’est plaisir de trotter dans ces parfums, et d’entendre les petits oiseaux qui chantent par-ci par-là dans les haies. Rien n’est charmant comme ces courses du matin au printemps, et je ne regrette pas de me lever de bonne heure pour me donner ce plaisir. Bientôt je me lèverai à cinq heures. Je me règle sur le soleil, et nous nous levons ensemble. L’hiver, il est paresseux : je le suis et ne sors du lit qu’à sept heures. Encore parfois le jour me semble long. Cela m’arrive lorsque le ciel est nébuleux, que je suis triste et que j’attends un peu de soleil ou quelque chose de rayonnant dans mon âme ; alors le temps est long. Mon Dieu, trouver un jour long, tandis que la vie tout entière n’est rien ! C’est que l’ennui s’est posé sur moi, qu’il y demeure, et que tout ce qui prend de la durée met de l’éternité dans le temps. Oh ! que je plains une âme en purgatoire, où l’attente fait tant souffrir, et quelle attente ! Peut-on mettre en comparaison celles d’ici-bas, soit de la fortune, de la gloire, de tout ce qui fait haleter le cœur humain ? Une seule peut-être en est l’ombre, c’est celle de l’amour quand il attend ce qu’il aime. Aussi Fénelon compare-t-il la félicité céleste à celle d’une mère au moment où elle revoit son fils qu’elle avait cru mort. Midi sonne. Ce n’est plus le temps d’écrire.

Quand je vois passer devant la croix un homme qui se signe ou ôte son chapeau, je me dis : « Voilà un chrétien qui passe ; » et je me sens de la vénération pour lui, et je ne ferme pas à verroux, si je suis seule à la maison ; au contraire, je me tiens à la fenêtre, et regarde tant que je puis cette bonne figure de chrétien, comme je l’ai fait tout à l’heure. On n’a rien à craindre de ceux qui craignent Dieu. J’aurais volontiers ouvert la porte à l’inconnu que j’ai vu chevauchant du côté de la croix. Que Dieu l’accompagne où qu’il aille ! Je vais courir aussi, mais pas bien loin, jusqu’à l’église pour vêpres. Il est dimanche, jour de sortie pour le corps et de recueillement pour l’âme. Elle rentre donc en soi et te quitte. Encore jour de courrier aujourd’hui, et je n’ai pas de lettre. A quoi penses-tu, mon ami ?


Le 27. — J’ai rencontré le petit du Cruchon. Le pauvre enfant a perdu son père ; sa mère est morte aussi, et depuis, l’orphelin a une coutume touchante. Il prend à côté de lui, dans son lit, un mouchoir à la place où était sa mère et s’endort en le tetant. Douce illusion qui le console et l’attache si fort à son bout de mouchoir qu’il pleure et crie s’il se réveille sans l’avoir aux lèvres ! Il appelle sa mère alors, lui dit de revenir, et ne se calme qu’avec sa poupée : naïf besoin que cette poupée, bien digne d’une âme d’enfant, et même de tout homme fait, car tout affligé a la sienne, et se plaît à la moindre image du bonheur perdu !


Le 28. — Quand tout le monde est occupé et que je ne suis pas nécessaire, je fais retraite et viens ici à toute heure pour écrire, lire ou prier. J’y mets aussi ce qui se passe dans l’âme et dans la maison, et de la sorte nous retrouverons jour par jour tout le passé. Pour moi ce n’est rien ce qui passe, et je ne l’écrirais pas, mais je me dis : « Maurice sera bien aise de voir ce que nous faisions pendant qu’il était loin et de rentrer ainsi dans la vie de famille », et je le marque pour toi.

Mais je m’aperçois que je ne parle guère de qui que ce soit, et que mon égoïsme se met toujours en scène ; je dis : « J’ai fait ceci, j’ai vu cela, j’ai pensé telle chose », laissant derrière le public à la façon de l’amour-propre, mais le mien est celui du cœur qui ne sait parler que de lui. Le petit peintre ne sait donner que son portrait à son ami, le grand peintre offre des tableaux. Je continue donc le portrait. Sans la pluie qu’il a fait ce matin, je serais à Gaillac maintenant. Grâce à la pluie, j’aime bien mieux être ici. Quel salon peut me valoir ma chambrette ? avec qui serais-je à présent, qui me valût ceux qui m’entourent ? Bossuet, saint Augustin et d’autres saints livres qui me parlent quand je veux, m’éclairent, me consolent, me fortifient, répondent à tous mes besoins. Les quitter me fait chagrin, les emporter est difficile ; ne pas les quitter est le mieux.

Je lis dans mes loisirs un ouvrage de Leibniz qui m’enchante par sa catholicité et les bonnes choses pieuses que j’y trouve, comme ceci sur la confession : « Je regarde un confesseur pieux, grave et prudent, comme un grand instrument de Dieu pour le salut des âmes ; car ses conseils servent à diriger nos affections, à nous éclairer sur nos défauts, à nous faire éviter l’occasion du péché, à dissiper les doutes, à relever l’esprit abattu, enfin à enlever ou mitiger toutes les maladies de l’âme ; et si l’on peut à peine trouver sur la terre quelque chose de plus excellent qu’un ami fidèle, quel bonheur n’est-ce pas d’en trouver un qui soit obligé par la religion inviolable d’un sacrement divin à garder la foi et à secourir les âmes ? »

Ce céleste ami, je l’ai dans M. Bories. Aussi la nouvelle de son départ m’afflige profondément. Je suis triste d’une tristesse qui fait pleurer l’âme. Je ne dirais pas cela ailleurs, on le prendrait mal, peut-être on ne me comprendrait pas. On ne sait pas dans le monde ce que c’est qu’un confesseur, cet homme ami de l’âme, son confident le plus intime, son médecin, son maître, sa lumière ; cet homme qui nous lie et qui nous délie, qui nous donne la paix, qui nous ouvre le ciel, à qui nous parlons à genoux en l’appelant, comme Dieu, notre père : la foi le fait véritablement Dieu et père. Quand je suis à ses pieds, je ne vois autre chose en lui que Jésus écoutant Madeleine et lui pardonnant beaucoup parce qu’elle a beaucoup aimé. La confession n’est qu’une expansion du repentir dans l’amour[14].

[14] Le lecteur retrouvera le passage qui précède reproduit textuellement dans le cahier suivant, page 108. Nous n’avons pas dû supprimer cette répétition : Que prouve-t-elle, sinon l’importance particulière que Mlle de Guérin attachait à ces pensées et peut-être la secrète satisfaction qu’elle aura éprouvée, sans le savoir, en réussissant à les exprimer d’une manière si nette et si ferme ?


Le 5 [mai, à Gaillac]. — On ne parlait hier au soir que d’une jeune fille qui est morte au sortir du bal où elle avait passé la nuit. Pauvre âme de jeune fille, où es-tu ? J’ai trop d’occupations pour écouter mes pensées. Qu’elles rentrent.


Le 9. — Et moi aussi je sors d’une soirée dansante, la première que j’aie vue et où j’aie pris part ; mais mon cœur n’était pas en train, et s’en allait au repos. Aussi ai-je mal dansé, faute de goût et d’habitude. J’entendais rire à mes dépens, et cela ne m’amusait pas ; mais j’amusais les rieuses, ce qui revient au but de nous prêter au plaisir. Je l’ai fait de la meilleure volonté du monde ; mais cette complaisance m’ennuierait bientôt, comme tout ce qui se fait dans le monde où je me trouve étrangère. Sur un canapé, je pense à la pelouse ou au marronnier, ou à la garenne, où l’on est bien mieux.

« Oh ! laissez-moi mes rêveries,
Mes beaux vallons, mon ciel si pur,
Mes ruisseaux coulant aux prairies,
Mes bois, mes collines fleuries
Et mon fleuve aux ondes d’azur.
« Laissez ma vie, au bord de l’onde,
Comme elle, suivre son chemin,
Inconnue aux clameurs du monde,
Toujours pure, mais peu profonde
Et sans peine du lendemain.
« Laissez-la couler, lente et douce,
Entre les fleurs, près des coteaux,
Jouant avec un brin de mousse,
Avec une herbe qu’elle pousse,
Avec le saule aux longs rameaux.
« Mes heures, à tout vent bercées,
S’en vont se tenant par la main ;
Sur leurs pas légers, mes pensées
Éclosent, belles et pressées,
Comme l’herbe au bord du chemin.
« On dit que la vie est amère,
O mon Dieu ! ce n’est pas pour moi :
La poésie et la prière,
Comme une sœur, comme une mère
La bercent pure devant toi.
« Enfant, elle poursuit un rêve,
Une espérance, un souvenir,
Comme un papillon sur la grève,
Et chaque beau jour qui se lève
Lui semble tout son avenir.
« Les jours lui tombent goutte à goutte,
Mais doux comme un rayon de miel ;
Il n’en est point qu’elle redoute.
O mon Dieu ! c’est ainsi, sans doute,
Que vivent les anges au ciel.
« La mort doit nous être donnée
Douce après ces jours de bonheur.
Comme une fleur demi-fanée
Au soir de sa longue journée,
On penche la tête et l’on meurt.
« Et si l’on croit, si l’on espère,
Qu’est-ce mourir ? Fermer les yeux,
Se recueillir pour la prière,
Livrer l’âme à l’ange son frère,
Dormir pour s’éveiller aux cieux. »

JUSTIN MAURICE.

C’est la plus douce chose, la plus de mon goût que j’aie trouvée depuis que je suis ici. Aussi je m’en empare. S’il fait beau, je partirai ce soir. Cette idée m’enchante, je verrai papa, Mimi : la douce chose qu’un retour !


[Sans date.] M’y voici à ce cher Cayla, et depuis plusieurs jours, sans te le dire. C’est que j’avais mis mon cahier sous un tapis en le sortant de mon porte-manteau, et qu’il était là depuis. En tripotant, ma main s’est posée dessus ; il s’est ouvert, et je continue l’écriture. Ce fut un beau moment que le revoir de la famille, de papa, de Mimi, d’Érembert, qui m’embrassaient si tendrement et me faisaient sentir si profond tout le bonheur d’être aimée.

Ce fut un beau jour hier ; il nous vint quatre lettres et deux amis, M. Bories et l’abbé F…, le frère de Cécile. Je ne sais qui des deux nous fit le plus de plaisir et fut plus aimable, l’un par l’esprit, l’autre par le cœur. Nous avons causé beaucoup, nous avons ri, bu à nos santés, et, pour fin, nous sommes mis à jouer au passe-l’âne, comme des enfants, en nous trichant l’un l’autre. Point de sérieux du tout, c’était un jour de détente où l’âme se met à l’aise en conservant son pli ; c’était gaieté de prêtre et d’amis chrétiens.

Comme nous étions au dessert, deux lettres nous sont venues, l’une de Lili, l’autre de ce pauvre Philibert[15], toujours plus malheureux. Sa lettre fend le cœur ; j’en ai fait la lecture à table, et j’ai vu des larmes dans les yeux de nos bons curés. M. Bories a rappelé que, le matin de son départ, Philibert courut à son lit lui faire ses adieux et lui dit : « Je pars, monsieur le curé ; c’est peut-être pour toujours que je quitte ma patrie ; dites, je vous prie, la messe à mon intention aujourd’hui. » Il la dit, je me souviens, et nous y assistâmes, ma tante et nous, autant pleurant que priant. Ce bon cousin me dit des amitiés charmantes, des choses qui vont au cœur et ne peuvent passer sur les lèvres. Je les ai supprimées en lisant la lettre. Il parle de ma poésie à ma pauvre amie du Val que papa lui avait envoyée. Ainsi ce souvenir à traversé les mers, et l’on sait au bout du monde que je vous aimais, ma pauvre Marie ; mais l’on ne sait pas que je vous pleure à présent et que vous nous avez été si vite enlevée. On le saura aussi, car je l’ai écrite cette mort à nos amis de l’Ile de France, et je vous saurai regrettée par les cœurs les plus dignes de vous donner des regrets.

[15] M. Philibert de Roquefeuil.

Philibert nous envoie deux éventails et des graines de plantes marines, cueillies par lui et sa femme dans la baie du Tombeau. Qu’il me tarde de les avoir, de les semer, de les voir naître, et pousser, et fleurir ! Cela me vient en retour d’une feuille de rose que je lui envoyai le printemps passé. Je tenais la rose à la main, une feuille tomba sur la lettre, et je la pliai dedans ; je la laissai aller, me disant qu’elle s’était détachée pour aller porter à ce pauvre exilé un peu des parfums du pays. Et vraiment cela lui a fait un plaisir bien doux.


Le 18. — Qui aurait deviné ce qui vient de m’arriver aujourd’hui ? J’en suis surprise, occupée, bien aise. Je remercie, et regarde cent fois ma belle fortune, mes poésies créoles, à moi adressées par un poëte de l’Ile de France. Demain, j’en parlerai. Il est trop tard à présent, mais je n’ai pu dormir sans marquer ici cet événement de ma journée et de ma vie.


Le 19. — Me voici à la fenêtre écoutant un chœur de rossignols qui chantent dans la Moulinasse d’une façon ravissante. Oh ! le beau tableau ! Oh ! le beau concert, que je quitte pour aller porter l’aumône à Annette la boiteuse !


Le 22. — Mimi m’a quittée pour quinze jours ; elle est à ***, et je la plains au milieu de cette païennerie, elle si sainte et bonne chrétienne ! Comme me disait Louise une fois, elle me fait l’effet d’une bonne âme dans l’enfer ; mais nous l’en sortirons dès que le temps donné aux convenances sera passé. De mon côté, il me tarde ; je m’ennuie de ma solitude, tant j’ai l’habitude d’être deux. Papa est aux champs presque tout le jour, Éran à la chasse ; pour toute compagnie, il me reste Trilby et mes poulets qui font du bruit comme des lutins ; ils m’occupent sans me désennuyer, parce que l’ennui est le fond et le centre de mon âme aujourd’hui. Ce que j’aime le plus est peu capable de me distraire. J’ai voulu lire, écrire, prier, tout cela n’a duré qu’un moment ; la prière même me lasse. C’est triste, mon Dieu ! Par bonheur, je me suis souvenue de ce mot de Fénelon : « Si Dieu vous ennuie, dites-lui qu’il vous ennuie. » Oh ! je lui ai bien dit cette sottise.


Le 23. — Je viens de passer la nuit à t’écrire. Le jour a remplacé la chandelle, ce n’est pas la peine d’aller au lit. Oh ! si papa le savait !


Le 24. — Comme elle a passé vite, mon ami, cette nuit passée à t’écrire ! l’aurore a paru que je me croyais à minuit ; il était trois heures pourtant, et j’avais vu passer bien des étoiles, car de ma table je vois le ciel, et de temps en temps je le regarde et le consulte ; et il me semble qu’un ange me dicte. D’où me peuvent venir, en effet, que d’en haut tant de choses tendres, élevées, douces, vraies, pures, dont mon cœur s’emplit quand je te parle ! Oui, Dieu me les donne, et je te les envoie. Puisse ma lettre te faire du bien ! elle t’arrivera mardi ; je l’ai faite la nuit pour la faire jeter à la poste le matin, et gagner un jour. J’étais si pressée de te venir distraire et fortifier dans cet état de faiblesse et d’ennui où je te vois ! Mais je ne le vois pas, je l’augure d’après tes lettres, et quelques mots de Félicité. Plût à Dieu que je pusse le voir et savoir ce qui te tourmente ! alors je saurais sur quoi mettre le baume, tandis que je le pose au hasard. Oh ! que je voudrais de tes lettres ! Écris-moi, parle, explique-toi, fais-toi voir, que je sache ce que tu souffres et ce qui te fait souffrir. Quelquefois je pense que ce n’est rien qu’un peu de cette humeur noire, que nous avons, et qui rend si triste quand il s’en répand dans le cœur. Il faut s’en purger au plus tôt, car ce poison gagne vite et nous ferait fous ou bêtes. On ne désire rien de beau ni d’élevé. Je sais quelqu’un qui, dans cet état, n’a d’autre plaisir que de manger, et d’ordinaire c’est une âme qui tient peu aux sens. Cela fait voir combien toute passion nous bestialise. C’en est une que la tristesse, et qui consume, hélas ! bien des vies. Je regarde à peu près comme perdus ceux qu’elle possède. Faut-il remplir un devoir ? impossible. Ce sont des hommes tristes ; ne leur demandez rien, ni pour Dieu, ni pour eux-mêmes, que ce que leur humeur voudra.


Le 27. — Dans ma solitude aujourd’hui, je n’ai rien trouvé de mieux à faire que de paperasser, de revoir mes vieux souvenirs, mes écritures, mes pensées de jadis en tout genre. J’en ai vu de bonnes, c’est-à-dire de raisonnables, de pieuses, d’exagérées, de folles, comme celle-ci : « Si j’osais, je demanderais à Dieu pourquoi je suis en ce monde. Qu’y fais-je ? Qu’ai-je à y faire ? je n’en sais rien. Mes jours s’en vont inutiles, aussi je ne les regrette pas… Si je pouvais me faire du bien ou en faire à quelqu’un, seulement une minute par jour ! » Eh ! mon Dieu, rien n’est plus facile, je n’avais qu’à prendre un verre d’eau et le donner à un pauvre. Voilà comme la tristesse fait extravaguer et mène à dire : « Pourquoi la vie, puisque la vie m’ennuie ? Pourquoi des devoirs, puisqu’ils me pèsent ? pourquoi un cœur ? pourquoi une âme ? » Des pourquoi sans fin ; et on ne peut rien, on ne veut rien, on se délaisse, on pleure, on est malheureux, on s’enferme, et le diable qui nous voit seuls, arrive pour nous distraire avec toutes ses séductions. Puis, quand elles sont épuisées, le suicide reste encore. Dieu ! quelle fin ! quelle folie ! et comme elle gagne chaque jour, même dans les campagnes ! Un jeune paysan de Bleys, riche et aimé de ses parents, s’est tué de tristesse. Tout l’ennuyait, surtout de vivre. Il était religieux, mais pas assez pour surmonter une passion. Dieu seul nous donne la force et le vouloir dans cette lutte terrible, et, tout faible et petit qu’on soit, avec son aide on tient enfin le géant sous ses genoux ; mais pour cela, il faut prier, beaucoup prier, comme nous l’a appris Jésus-Christ, et nous écrier : Notre Père ! Ce cri filial touche le cœur de Dieu, et nous obtient toujours quelque chose. Mon ami, je voudrais bien te voir prier comme un bon enfant de Dieu. Que t’en coûterait-il ? ton âme est naturellement aimante, et la prière, qu’est-ce autre chose que l’amour, un amour qui se répand de l’âme au dehors, comme l’eau sort de la fontaine ? tu comprends cela mieux que moi. M. de La Mennais a dit là-dessus des choses divines qui t’auront pénétré le cœur, si tu as pu les entendre ; mais, par malheur, il en a dit d’autres aussi qui, je le crains, auront empêché le bon effet de celles-là. Quel malheur, encore une fois, quel malheur que tu sois sous l’influence de ce génie dévoyé ! Pauvre Maurice ! ne pensons pas à ces choses.

Mimi m’a écrit ; elle est à M***, vieux castel des Villefranche, où Julie demeure avec sa famille. La visite de Mimi lui fait un plaisir bien senti et bien exprimé par ses façons empressées et tendres. Je ne sais plus rien, parce que la voyageuse écrit en arrivant et ne donne qu’un aperçu.


Le 27. — Je me trompai de date hier, et j’anticipai sur un jour ; je me ravise, n’allons pas plus vite que le temps qui marche, hélas ! assez vite. Ne voilà-t-il pas déjà la fin du mois, qui finit par un beau vacarme ? Au moment où j’écris, tonnerre, vents, éclairs, tremblement du château, torrents de pluie comme un déluge. J’écoute tout cela de ma fenêtre inondée, et je n’y puis écrire comme chaque soir. C’est bien dommage, car c’est un charmant pupitre, sur ce tertre du jardin si vert, si joli, si frais, tout parfumé d’acacias.


Le 28. — Notre ciel d’aujourd’hui est pâle et languissant comme un beau visage après la fièvre. Cet état de langueur a bien des charmes, et ce mélange de verdure et de débris, de fleurs qui s’ouvrent sur des fleurs tombées, d’oiseaux qui chantent et de petits torrents qui coulent, cet air d’orage et cet air de mai font quelque chose de chiffonné, de triste, de riant que j’aime. Mais, c’est l’Ascension aujourd’hui ; laissons la terre et le ciel de la terre, montons plus haut que notre demeure, et suivons Jésus-Christ où il est entré. Cette fête est bien belle ; c’est la fête des âmes détachées, libres, célestes, qui se plaisent, au-delà du visible, où Dieu les attire.


Le 29. — Jamais orage plus long, il dure encore, depuis trois jours le tonnerre et la pluie vont leur train. Tous les arbres s’inclinent sous ce déluge ; c’est pitié de leur voir cet air languissant et défait dans le beau triomphe de mai. Nous disions cela ce soir, à la fenêtre de la salle, en voyant les peupliers du Pontet penchant leur tête tout tristement, comme quelqu’un qui plie sous l’adversité. Je les plaignais ou peu s’en faut ; il me semble que tout ce qui paraît souffrir a une âme.


Le 30. — Toujours, toujours la pluie. C’est un temps à faire de la musique ou de la poésie. Tout le monde bâille en comptant les heures qui jamais ne finissent. C’est un jour éternel pour papa surtout qui aime tant le dehors et ses distractions. Le voilà comme en prison, feuilletant de temps en temps une vieille histoire de l’Académie de Berlin, porte-sommeil, assoupissante lecture, qui m’a fait courir dès avoir touché le volume. Juge ! je suis tombée sur la théologie de l’Être. Vite j’ai fermé, j’ai cru voir un puits, un puits sans eau ; le vide obscur m’a toujours fait peur. Il y a cependant des profondeurs qui me plaisent, comme l’Existence de Dieu, par Fénelon. J’ai encore présente l’impression que j’eus de cette lecture, qui me fit un plaisir infini, ce qui ne serait pas arrivé si je n’y avais rien compris. Pour sentir, il faut être touché. Je sentis, donc… Je raisonne à la Salabert, n’est-ce pas ? Quoi qu’il en soit, cette lecture me fut bonne ; il me sembla connaître Dieu davantage et par l’esprit et par le cœur, à la façon de Fénelon. Je voudrais bien avoir ses œuvres spirituelles, les lettres de piété surtout où Fénelon est si élevé, si tendre, si aimant. J’ai celles de Bossuet qui font mes délices, les autres font mon envie. Puisque j’en suis à cela, je veux te dire toutes mes fantaisies en fait de livres de piété. Depuis longtemps je me crée une bibliothèque, dont les rayons, hélas ! sont toujours vides. La voici : d’abord de saint Augustin, la Cité de Dieu, ses méditations, ses sermons, ses soliloques, et autres ouvrages à ma portée ; les lettres de saint Jérôme, ses traités d’éducation pour la petite Marcella ; les lettres aussi de saint Grégoire de Nazianze ; les poésies de saint Paulin, le Pré spirituel de Jean Mose ; les écrits de sainte Thérèse, de Louis de Blois, les lettres de saint Bernard, et son opuscule à sa sœur ; les écrits de sainte Catherine de Gênes, estimés de Leibniz ; saint François de Sales. Je continuerai plus tard mon catalogue ; il faut que je dise mon chapelet.


[Sans date.] — Depuis cette pause, il s’est passé plusieurs jours, plusieurs événements au Cayla, qui m’ont tenue loin de ma chambrette ; m’y voici pour une minute où tu verras mes quatre jours, tout ce temps passé sans écrire ; mais non : est-ce la peine de marquer mon temps ? c’est écrire sur la poussière. Je ne sais pourquoi je me figure que cela te fera plaisir, ce fatras de choses, de jours et de papier.

Mimi est arrivée hier avec Élisa, à qui j’ai cédé ma chambrette. C’est te dire que j’y viens moins, que je lis moins, que je pense moins. Je suis à Élisa, je vais la joindre à la promenade.


Le 13 juin. — Je retrouve mon cahier abandonné, et j’y mets ce qui m’est venu aujourd’hui : deux beaux livres, l’Imitation de Lamennais, et le Guide spirituel de Louis de Blois. Merci à toi, Maurice, de ce pieux souvenir. Ce nous seront deux reliques pour l’âme et pour le cœur, et nous prierons pour toi chaque fois que nous lirons, Mimi son Guide, et moi mon Imitation.


Le 18. — M. le curé sort d’ici et m’a laissé une de tes lettres, qu’il m’a glissée furtivement dans la main au milieu de tout le monde. Je lui ai tremblé tout doucement un merci, et, comprenant ce que c’était, je suis sortie et suis allée te lire à mon aise dans la garenne. Comme j’allais vite, comme je tremblais, comme je brûlais sur cette lettre où j’allais te voir enfin ! Je t’ai vu ; mais je ne te connais pas ; tu ne m’ouvres que la tête : c’est le cœur, c’est l’âme, c’est l’intime, ce qui fait ta vie, que je croyais voir. Tu ne me montres que ta façon de penser ; tu me fais monter, et moi je voulais descendre, te connaître à fond dans tes goûts, tes humeurs, tes principes, en un mot, faire un tour dans tous les coins et recoins de toi-même. Je ne suis donc pas contente de ce que tu me dis ; cependant j’y trouve de quoi bénir Dieu, car je m’attendais à pis. Je te dirai tout cela dans ma lettre, ici c’est inutile ; mes réflexions seraient de l’histoire ancienne quand tu les lirais.


Le 19. — Ne suis-je pas malheureuse ? Je voulais écrire une lettre, je l’ai commencée et n’ai pu continuer, faute d’idées. Ma tête est vide à présent ; il y a de ces moments où je me trouve à sec, où mon esprit tarit comme une source, puis il recoule. En attendant l’aiguade, j’admire ma tourterelle qui chante à plein gosier sous ma fenêtre.

Je vais t’écrire à la dérobée, et, pour dépister les curieux qui viennent dans ma chambre, j’aurai deux lettres, une dessus, l’autre dessous, et dès qu’on viendra je n’aurai qu’à tourner les cartes. Ce que je te dis ne serait compris de personne, hormis de Mimi qui est du secret. Papa en aurait de la peine et se tourmenterait sur ton compte. Mieux vaut le tromper et lui laisser croire que c’est à Louise que j’écris, comme je viens de le lui dire. C’est que tout de bon je vais commencer ma double lettre et parler à deux voix. Voyons.

Il passe une noce au chemin de Cordes ; tout à l’heure on sonnait de ce côté pour un mort ; voilà bien la vie. Je la vois toute dans mon petit tableau.


Le 12. — Nous avons perdu une de nos pauvres, Annette la boiteuse, celle qui m’avait si fort baisée pour un raisin que je lui donnais. La pauvre fille ! j’espère qu’à présent elle prie pour nous dans le ciel. Elle est morte sans y penser, ou plutôt elle y pensait tous les jours, mais elle n’a pas vu venir sa dernière heure.


Le 17. — Jour de deuil. Nous avons perdu ma grand’mère. Ce matin, papa est venu de bonne heure dans ma chambre, s’est approché de mon lit et m’a pris la main qu’il a serrée en me disant : « Lève-toi. » — « Pourquoi ? » Il m’a serré la main encore : « Lève-toi. » — « Il y a quelque chose, dites ? » — « Ma mère… » J’ai compris ; je l’avais laissée mourante.


Le 31. — Ce cahier que je laisse et que je reprends, à quoi servira-t-il si je le continue ? Une pensée me vient. Si je meurs avant toi, je te le lègue. Ce sera à peu près tout mon héritage ; mais ce legs de cœur aura bien quelque prix pour toi. Je le veux donc enrichir, afin que tu dises : « Ma sœur m’a laissé tout ce qu’elle a pu. » La belle fortune que quelques idées, des larmes, des tristesses dont se compose presque la vie ! S’il y vient du meilleur, c’est rare, si rare qu’on s’en enivre, comme je le fais, quand il me vient quelque chose du ciel ou de ceux que j’aime.

Depuis quinze jours, j’ai eu beaucoup de ces jolis moments. Toutes mes amies m’ont écrit au sujet de ma grand’mère, et me disent sur sa mort bien des choses tendres et consolantes ; mais Dieu seul peut consoler. Le cœur, quand il est triste, n’a pas assez des secours humains qui plient sous lui, tant il est pesant de tristesse. Il faut à ce roseau d’autres appuis que des roseaux. Oh ! que Jésus a bien dit : « Venez à moi, vous tous qui pleurez, vous tous qui êtes accablés. » Ce n’est que là, que dans le sein de Dieu, qu’on peut bien pleurer, bien se décharger. Que nous sommes heureux, nous, chrétiens ! Nous n’avons pas de peines que Dieu ne soulage.


Le 1er août. — Ce soir ma tourterelle est morte, je ne sais de quoi, car elle chantait encore ces jours-ci. Pauvre petite bête ! voilà des regrets qu’elle me donne. Je l’aimais, elle était blanche, et chaque matin c’était la première voix que j’entendais sous ma fenêtre, tant l’hiver que l’été. Était-ce plainte ou joie ? Je ne sais, mais ces chants me faisaient plaisir à entendre ; voilà un plaisir de moins. Ainsi, chaque jour, perdons-nous quelque jouissance. Je veux mettre ma colombe sous un rosier de la terrasse ; il me semble qu’elle sera bien là, et que son âme (si âme il y a) reposera doucement dans ce nid sous les fleurs. Je crois assez à l’âme des bêtes, et je voudrais même qu’il y eût un petit paradis pour les bonnes et les douces, comme les tourterelles, les chiens, les agneaux. Mais que faire des loups et autres méchantes espèces ? Les damner ? cela m’embarrasse. L’enfer ne punit que l’injustice, et quelle injustice commet le loup qui mange l’agneau ? Il en a besoin ; ce besoin, qui ne justifie pas l’homme, justifie la bête, qui n’a pas reçu de loi supérieure à l’instinct. En suivant son instinct, elle est bonne ou mauvaise par rapport à nous seulement ; il n’y a pas vouloir, c’est-à-dire choix, dans les actions animales, et, par conséquent, ni bien ni mal, ni paradis ni enfer. Je regrette cependant le paradis, et qu’il n’y ait pas des colombes au ciel. Mon Dieu, qu’est-ce que je dis là ? aurons-nous besoin de rien d’ici-bas, là-haut, pour être heureux ?


Le 2. — La pluie et une de tes lettres. Cette lettre était bien attendue à cause des événements d’ici et de ceux de Paris. Tu avais appris de la famille un projet de mariage et une mort, et tu devais m’apprendre ce que c’est que cette machine infernale qui a éclaté, et ce qui s’en est suivi. Des morts, des calamités, des larmes. Que je te plains d’être sur ce volcan de Paris !


Le 3. — Rien.


Le 4. — Ce jour-là, je voulais parler de ta naissance, de ma joie lorsque je l’appris, et comme je m’empressai d’ouvrir ce portemanteau où papa m’avait dit qu’il te portait. Je voulais dire tout cela, et bien d’autres choses du baptême et de ta vie ; mais j’ai été triste, affligée, pleurante, et quand je pleure, je n’écris pas, je prie seulement, c’est tout ce que je puis faire ; mais voici qu’un peu de sérénité me vient. Dieu m’est venu, puis des livres, et une lettre de Louise, trois choses qui me portent bonheur. J’ai commencé toute triste, et puis j’ai senti presque de la joie et que j’avais Dieu au cœur. O mon ami ! si tu savais comme l’âme dans l’affliction se console doucement en Dieu ! que de force elle tire de la puissance divine !

Le livre, je voulais dire l’ouvrage qui me fait tant de plaisir, c’est Fénelon que papa m’a acheté. Toute ma vie, j’avais désiré d’avoir ses lettres spirituelles si douces, si célestes, si propres à tout état, à toute position d’âme. Je vais les lire et les mettre dans mon cœur, j’en ferai ma consolation, mon soutien à présent que M. Bories va me manquer, et que mon âme se trouve comme orpheline. J’avais demandé quelque chose à Dieu, et ces lettres ne sont venues ; aussi, je les regarde comme un don du ciel. Merci à Dieu et à mon père.


Le 20. — Je viens de suspendre à mon cou une médaille de la sainte Vierge, que Louise m’a envoyée pour préservatif du choléra. C’est la médaille qui a fait tant de miracles, dit-on. Ce n’est pas article de foi, mais cela ne fait pas de mal d’y croire. Je crois donc à la sainte médaille comme à l’image sacrée d’une mère, dont la vue peut faire tant de bien. J’aurai toute ma vie sur mon cœur cette sainte relique de la Vierge et de mon amie, et y aurai foi si le choléra vient, mal pour lequel il n’est pas de remède humain ; ayons donc recours au miraculeux. On ne compte pas assez sur le ciel, et on tremble. Je ne sais pourquoi, ce choléra qui avance ne me fait rien ; je n’y pense pas, si ce n’est pour les prières que l’archevêque a ordonnées. D’où me vient cela ? serait-ce indifférence ? je ne le voudrais pas ; non, je ne voudrais être insensible à rien, pas même à la peste. D’où me vient ma sécurité ?


Le 21. — Voilà un ornement de plus à ma chambrette : sainte Thérèse que j’ai pu enfin faire encadrer ; il me tardait d’avoir cette belle sainte devant mes yeux, au-dessus de la table où je fais ma prière, où je lis, où j’écris. Ce me sera une inspiration pour bien prier, pour bien aimer, pour bien souffrir. J’élèverai vers elle mon cœur et mes yeux dans mes prières, dans mes tristesses. Je commence à présent, et lui dis : « Regardez-moi du ciel, bienheureuse sainte Thérèse, regardez-moi, à genoux devant votre image, contemplant les traits d’une amante de Jésus avec un grand désir de les graver en moi. Obtenez-moi la sainte ressemblance, obtenez-moi quelque chose de vous ; faites-moi passer votre regard pour chercher Dieu, votre bouche pour le prier, votre cœur pour l’aimer. Que j’obtienne votre force dans l’adversité, votre douceur dans les souffrances, votre constance dans les tentations. » Sainte Thérèse souffrit vingt ans des dégoûts dans la prière sans se rebuter. C’est ce qui m’étonne le plus de ses triomphes. Je suis loin de cette constance ; mais je me plais à me souvenir que, quand je perdis ma mère, j’allai, comme sainte Thérèse, me jeter aux pieds de la sainte Vierge et la prier de me prendre pour sa fille. Ce fut devant la chapelle du Rosaire, dans l’église de Saint-Pierre, à Gaillac. J’avais treize ans.


Le 23. — Sans le songe que j’ai fait cette nuit, je n’écrirais pas ; mais je t’ai vu, je t’ai embrassé, je t’ai parlé, et tout cela, quoique erreur, il faut que j’en parle, parce que mon cœur en est touché. J’ai tant de regret de ne pas te voir, à présent que les absents reviennent ! Raymond est arrivé. Qui sait s’il m’apporte de tes lettres ? Je serais bien contente d’avoir quelque chose de particulier, comme tu l’as fait par des occasions semblables. C’est notre signe de vie et de tendresse que cette chère écriture ; écrivons-nous donc, écris-moi. Je viens d’envoyer une lettre de neuf pages à Louise. Ce serait long, infini pour tout autre ; mais, entre nous, il n’y en a jamais assez. Le cœur, quand il aime, est intarissable. Je voudrais bien t’écrire de la sorte. Voilà un nuage qui passe, si sombre que je vois à peine sur mon papier blanc. Cela me fait souvenir de tant d’idées noires qui passent ainsi sur l’âme parfois.


Le 24. — La matinée a commencé agréablement par une lettre d’Auguste qui me parle beaucoup de toi ; il t’aime, ce bon cousin, cela se voit. Je voudrais bien que le joli projet de voyage s’accomplît, et que moi je fusse du voyage. Oh ! venir te voir à Paris !… mais non, ce serait trop joli pour ce monde, n’y pensons pas. J’ai presque l’idée que nous ne devons nous revoir qu’en l’autre : voilà le choléra ; sans doute il viendra ici. Je l’attends et dispose mon âme de mon mieux, afin de ne pas mourir à l’improviste, seule chose à craindre, car le malheur n’est pas de quitter la vie. Je ne dis pas ceci dans le sens des dégoûtés de vivre : il y a de saints désirs de la mort qui viennent à l’âme chrétienne. Encore un nuage qui me force de quitter. Le nuage amenait un déluge, le tonnerre, le vent, tout le vacarme d’un orage. Dans ce temps, je courais de çà, de là, pensant à mes poulets ; je chauffais une chemise pour ce petit garçon qui nous est arrivé noyé ; à présent tout est calme et dans son cours. L’extraordinaire ici dure peu. Mon cousin Fontenilles nous est venu voir ; il couchera dans la chambrette, mon cher réduit qui sert à tout : excellent emploi des choses humaines, toutes à tous. Mais, mon cahier, va dedans : ceci n’est pas pour le public, c’est de l’intime, c’est de l’âme, C’EST POUR UN.


Le 25. — Saint-Louis aujourd’hui : grande fête en France pendant longtemps, et qui ne se fait plus qu’au ciel, maintenant que les rois s’en vont. Saint Louis, priez pour la France et pour vos descendants ; obtenez-leur le royaume des cieux !


Le 26. — Comme la grâce est admirable ! Je l’admire aujourd’hui dans saint Genès qu’elle fit chrétien comme il jouait sur le théâtre les mystères du christianisme. Tout à coup Dieu se fit voir à cette âme, et le comédien fut martyr.


Le 27. — J’ai l’âme tout émue, toute pénétrée, toute pleine de la lettre de M. de La Morvonnais que j’ai reçue ce matin ; il me parle de Marie, d’un autre monde, de ses tristesses, de toi, de la mort, de ces choses que j’aime tant. Voilà pourquoi ces lettres me causent un plaisir que je craignais de trop sentir, parce que tout plaisir est à craindre. Mais tu l’as voulu, et, pour l’amour de toi seulement, j’ai soutenu cette correspondance qui maintenant aura bien des charmes, d’abord ceux de la sympathie ; comme tu me l’avais appris, je trouve à ton ami une trempe d’idées fort semblables aux miennes pour le religieux et le triste ; son âme pleure et prie souvent comme la mienne.

Aujourd’hui, il me dit que sa prière est tiède et distraite, et que je l’aide devant Dieu. Assurément je le ferai, car son âme m’est chère, et cette âme est souffrante et me porte pitié. Je lui verserai donc le baume de la prière qui, tout loin que je suis, lui arrivera par le ciel. Je le crois du moins : admirable foi qui me donne l’espérance de consoler un affligé ! C’est de ce côté-là encore que cette correspondance me plaît : faire du bien est si doux ! consoler qui pleure est divin. Jésus le fit sur la terre, et c’est de lui que je l’apprends. Oui, mon ami, c’est de la croix que viennent ces pensées que ton ami trouve si douces, si inénarrablement tendres. Rien n’est de moi. Je sens mon aridité, mais que Dieu, quand il veut, fait couler un océan sur ce fond de sable. Il est ainsi de tant d’âmes simples desquelles sortent d’admirables choses, parce qu’elles sont en rapport direct avec Dieu, sans science et sans orgueil. Aussi, je perds le goût des livres ; je me dis : que m’apprennent-ils que je ne sache un jour au ciel ? que Dieu soit mon maître et mon étude ! Je fais ainsi et m’en trouve bien ; je lis peu, je sors peu, je me refoule à l’intérieur. Là se dit, se fait, se sent, se passe bien des choses. Oh ! si tu les voyais ! mais que sert de les faire voir ? Dieu seul doit pénétrer dans le sanctuaire de l’âme. Mon âme aujourd’hui abonde de prière et de poésie. J’admire comme ces deux sources coulent ensemble en moi et en d’autres.

L’aveugle prie et chante en son chemin, le soldat sur le champ de guerre, le nautonier sur les mers, le poëte sur sa lyre, le prêtre à l’autel ; l’enfant qui commence à parler, le solitaire dans sa cellule, les anges au ciel, les saints par toute la terre, tous prient et chantent ; il n’y a que les morts qui ne chantent pas, qui ne prient pas : pauvres morts !


Le 28. — Saint-Augustin aujourd’hui : un saint que j’aime tant parce qu’il a tant aimé. Je porte d’ailleurs son nom, et je l’ai supplié de me donner aussi un peu de son âme. La belle âme, et comme elle se peint divinement dans ses Confessions ! A chaque mot de ce livre, on sent l’amour de Dieu qui vous pénètre goutte à goutte le cœur, si dur qu’il soit. Que n’ai-je une mémoire à tout retenir ! mais par malheur je l’ai si fugitive, qu’autant vaudrait ne rien lire ; il n’en était pas de même jadis. C’est que je décline et que mes facultés baissent, excepté celle d’aimer. L’amour, c’est l’âme qui ne meurt pas, qui va croissant, montant comme la flamme. Je tiens une lettre de Louise, de ma belle amie, de celle qui me dit toujours qu’elle m’aime. Cette lettre est courte, de trois pages seulement, parce qu’elle était pressée, toute à sa sœur la comtesse qui venait d’arriver. C’est dans ses bras que Louise me dit le tendre memento qui me suffit bien aujourd’hui, C’est l’abbé de Bayne d’Alos qui me l’a apportée, venant de Rayssac.


Le 29. — Beau ciel, beau soleil, beau jour. C’est de quoi se réjouir, car le beau temps est rare à présent, et je le sens comme un bienfait. C’en est bien un, qu’une belle nature, un air pur, un ciel radieux ! petites images du séjour céleste, et qui font penser à Dieu ! J’irai ce soir à Cahuzac, mon cher pèlerinage. En attendant, je vais m’occuper de mon âme et voir où elle en est dans ses rapports avec Dieu depuis huit jours. Cette revue éclaire, instruit et avance merveilleusement le cœur dans la connaissance de Dieu et de lui-même. N’y avait-il pas un philosophe qui ordonnait cet exercice trois fois le jour à ses disciples ? et ses disciples le faisaient. Je le veux faire aussi à l’école de Jésus pour apprendre à devenir sage, d’une sagesse chrétienne.


Le 31. — Je passai la journée d’hier à Cahuzac, et quelques heures seule dans la maison de notre grand’mère. Je me mis d’abord à genoux sur un prie-Dieu où elle priait, puis je parcourus sa chambre, je regardai ses chaises, son fauteuil, ses meubles dérangés comme quand on déloge ; je vis son lit vide ; je passai partout où elle avait passé, et je me souvins de ces lignes de Bossuet : « Dans un moment on passera où j’étais, et l’on ne m’y trouvera plus. Voilà sa chambre, voilà son lit, diras-tu, et de tout cela il ne reste plus que mon tombeau où l’on dira que je suis, et je n’y serai pas. » Oh ! quelle idée de notre néant dans cette absence même de la tombe, dans la dispersion si prompte de notre poussière dans les souterrains de la mort ! Demain, je change et vais à Cahuzac pour des réparations à la maison qui me tiendront quelques jours. Ce seront des jours uniques, aussi je veux les marquer et prendre mon journal. Je vais écrire à Antoinette, mon amie l’ange.

Il y a quelques heures de cela. Voilà que j’ai écrit à Antoinette et à Irène, et pourtant je n’avais rien, presque rien à leur dire. Ma vie fournit peu et le Cayla aussi, parce que tout y est tranquille. Mais les communications du cœur sont douces et je m’y laisse aller aisément. Cela d’ailleurs me fait du bien et me décharge l’âme du triste. Quand une eau coule, elle s’en va avec l’écume et se clarifie en chemin. Mon chemin à moi, c’est Dieu ou un ami, mais Dieu surtout. Là je me creuse un lit et m’y trouve calme.


Le 1er septembre. — M’y voici à Cahuzac, dans une autre chambrette, accoudée sur une petite table où j’écris. Il me faut partout des tables et du papier, parce que partout mes pensées me suivent et se veulent répandre en un endroit, pour toi, mon ami. J’ai parfois l’idée que tu y trouveras quelque charme, et cette idée me sourit et me fait continuer ; sans cela mon cœur resterait fermé bien souvent, par indolence ou par indifférence pour tout ce qui vient de moi.

J’ai quelquefois des joies d’enfant, comme celle de venir pour quelques jours ici. Tu ne saurais croire combien je suis venue gaiement prendre possession de cette maison déserte. C’est que là, vois-tu, je me trouve seule, tout à fait seule, dans un lieu qui prête à la réflexion. J’entends passer les passants sans me détourner du tout ; je suis au pied de l’église, j’entends jusqu’à la dernière vibration de la cloche qui sonne midi ou l’Angelus, et j’écoute cela comme une harpe. Puis je vais prier quand je veux, me confesser de même : en voilà assez pour quelques jours de bonheur, d’un bonheur à moi. Papa me viendra voir cette après-midi. J’ai plaisir à cette visite, comme si nous étions séparés depuis longtemps.

Le diable m’a tentée tout à l’heure dans un petit cabinet où j’ai fait trouvaille de romans. Lis-en un mot, me disais-je, voyons celui-ci, voyons celui-là ; mais les titres m’ont fort déplu. Ce sont des Lettres galantes d’une religieuse, la Confession générale d’un chevalier galant et autres histoires de bonne odeur. Fi donc, que j’aille lire cela ! Je n’en suis plus tentée maintenant et vais seulement changer ces livres de cabinet ou plutôt les jeter au feu.


Le 22. — Depuis le jour où je revins de Cahuzac, mon confident dormait dans un coin, et il y dormirait encore, si ce n’était le 22 septembre, jour de Saint-Maurice, jour de ta fête, qui m’a donné un peu de joie et rouvert le cœur au plaisir d’écrire et de laisser ici un souvenir. Je me souviens que l’an dernier, à pareil jour, je t’écrivais aussi et te parlais de ta fête. J’étais contente, je voyais aujourd’hui et toi, espérant t’embrasser à la Saint-Maurice, et te voilà à cent lieues. Mon Dieu, que nous comptons mal et qu’il faut compter peu dans la vie !

M. le curé et sa sœur sont venus faire ta fête et boire à ta santé. Mais ce qui vaut mieux, c’est que M. le curé s’est souvenu de toi à la messe et que Françoise a prié pour toi aussi. Que saint Maurice te protége et te rende fort dans les combats de la vie ! Me rapporteras-tu son image que je t’ai donnée ?


Le 27[16]. — …

....... .......... ...

[16] Ici, toute une page effacée.


Le[17]. — Que les lacunes de ce journal ne te surprennent pas, ni même un abandon entier : je ne tiens que peu à écrire ce qui passe, quelquefois pas du tout, à moins que la pensée de te faire plaisir ne me vienne. Quelquefois elle vient me donner la plume et me dicte sans fin. Mais, mon ami, me liras-tu jamais ? Sera-ce bon pour toi de me voir ainsi jusqu’au fond de l’âme ? Cette pensée me retient et fait que je ne dis pas grand’chose ou que je ne dis rien, des mois entiers. Aujourd’hui, un dimanche matin, dans la chambrette, devant ma croix et ma sainte Thérèse, mon âme s’est trouvée calme. Alors j’ai cru que je ne te serais pas nuisible, et je me livre de nouveau au charme de l’épanchement. Ne parlons pas du passé, laissons en blanc.

[17] Sans date.


[Le 19 novembre]. — Aujourd’hui 19 novembre, j’ai retrouvé mon pauvre cahier abandonné et déjà rongé par les rats, et j’ai eu la pensée de le reprendre et de continuer d’écrire. Cette écriture me fait du bien, me distrait dans ma solitude ; mais je l’ai délaissée souvent et je la délaisserai encore. Cependant je remplirai ma page aujourd’hui, et, demain, nous verrons. Je me trouve changée. Mes livres, mes poésies, mes oiseaux que j’aimais, je les oublie ; tout cela m’occupait le cœur et la tête, et maintenant… Non, je ne fais pas bien et je ne suis pas heureuse depuis ce renoncement aux affections de ma vie. Ne sont-elles pas assez innocentes pour pouvoir me les permettre toutes ? Mon Dieu, les solitaires de la Thébaïde ne s’occupaient pas autrement. Je les vois travailler, lire, prier, écrire ; les uns chanter, d’autres faire des nattes et des paniers : tous travaillant pour Dieu, qui bénissait à chacun son ouvrage. Je lui offre ainsi mes journées et tout ce qui les va remplir soit de travail ou de prières, soit d’écriture ou de pensées, soit aussi ce petit cahier que je veux aussi voir béni.


[Sans date]. — J’ai passé la journée dans une solitude complète, seule, toute seule ; papa est à la foire de Cordes, Éran à un dîner au presbytère, Mimi à Gaillac. Ils sont tous dispersés, et moi j’ai beaucoup pensé et senti ce que serait une dispersion plus longue qui, hélas ! arrivera quelque jour. Mais je ne dois pas m’arrêter à des pensées de tristesse qui me font tant de mal. Ces choses-là sont à l’âme comme les nuages aux yeux.


Le 30 [novembre]. — Eh ! mon Dieu, encore des larmes ! On a beau ne vouloir pas s’affliger, chaque jour amène quelque affliction, quelque perte. Nous voilà pleurant ce pauvre cousin de Thézac qui nous aimait. Oh ! sans doute, il est mieux que nous maintenant, il doit être au ciel, car il a bien souffert. Sa patience était admirable durant sa vie de douleurs et tout à l’heure dans ses dernières épreuves. Mimi que j’attendais n’a pu venir ; elle est restée près du malade, l’a assisté, exhorté dans ses derniers moments, lui parlant du ciel. Oh ! que Mimi sait dire ces choses, et que je voudrais l’avoir à côté de moi quand je mourrai ! Papa est allé voir la famille affligée et je suis seule dans ma chambre avec mes idées en deuil et les mille voix du vent qui gémissent comme les orgues pour les morts. Avec cet accompagnement il ferait bon prier, bon écrire, mais qu’écrirais-je ? Un peu de sommeil vaudra mieux. Le repos du corps passe à l’âme. Je vais donc au lit après un de profundis pour le mort et un souvenir pour toi devant Dieu. Qu’il te donne une bonne nuit ! Je ne m’endors jamais sans m’occuper de ton sommeil. Qui sait, me dis-je, si Maurice est aussi bien qu’il le serait ici, où je lui ferais faire son lit ? Qui sait s’il n’a pas froid ? Qui sait ?… Et mille autres tendresses trop tendres.


Le 1er décembre. — Je pense à la tombe qui s’ouvre ce matin à Gaillac pour engloutir ces restes humains jusqu’à ce que Dieu les ravive. C’est notre sort à tous, il faut être jeté en terre et pourrir dans les sillons de la mort avant d’arriver à la floraison ; mais alors que nous serons heureux de vivre et même d’avoir vécu ! L’immortalité nous fera sentir le prix de la vie et tout ce que nous devons à Dieu pour nous avoir tirés du néant. C’est un bienfait auquel nous ne pensons guère et dont nous jouissons sans presque nous en soucier, car la vie souvent ne fait aucun plaisir. Mais qu’importe pour le chrétien ? A travers larmes ou fêtes, il marche toujours vers le ciel ; son but est là, ce qu’il rencontre ne peut guère l’en détourner. Crois-tu que si je courais vers toi, une fleur sur mon chemin ou une épine au pied m’arrêtassent ?

Me voici au soir d’une journée remplie de mille pensées et choses diverses dont je me rends compte au coin du feu de ma chambre, à la clarté d’une petite lampe, ma seule compagne de nuit. Sans le malheur arrivé à Gaillac, j’aurais Mimi à côté de moi, et nous causerions, et je lui dirais, à elle, ce que je dirai mal ici à ce confident muet.


Le 2. — Rien d’intéressant que la venue d’un petit chien qui doit remplacer Lion au troupeau. Il est beau et fort caressant, je l’aime et je lui cherche un nom. Ce serait Polydor, en souvenir du chien de La Chênaie ; mais pour un chien de berger, c’est un nom de luxe : mieux vaut Bataille pour le combattant du troupeau.

L’air est doux ce matin, les oiseaux chantent comme au printemps et un peu de soleil visite ma chambrette. Je l’aime ainsi et m’y plais comme aux plus beaux endroits du monde, toute solitaire qu’elle est. C’est que j’en fais ce que je veux, un salon, une église, une académie. J’y suis quand je veux avec Lamartine, Chateaubriand, Fénelon : une foule d’esprits m’entoure ; ensuite ce sont des saints, sainte Thérèse, saint Louis, patron de mon amie Louise, et une petite image de l’Annonciation où je contemple un doux mystère et les plus pures créatures de Dieu, l’ange et la Vierge. Voilà de quoi me plaire ici et murer ma porte à tout ce qui se voit ailleurs. Mais non, je n’y tiendrais pas longtemps : au moindre bruit de lettres ou de nouvelles, j’en sortirais pour aller lire ou écouter, aujourd’hui surtout que j’attends quelque chose de Mimi et de toi. Tu me négliges, voilà un mois et plus que tu ne m’as écrit. La journée me semblera longue : pour la couper, je vais écrire à Louise. J’ai reçu d’elle deux lettres, deux trésors, deux petites merveilles d’esprit et de tendresse. Oh ! quelles lettres ! c’est pour moi toutes ces choses rares, et je me sens triste avec cela ! Que te faut-il donc, pauvre cœur ?


Le 3. — Une lettre de Mimi ! Que de bonheur porte une lettre et que de charme à entendre ceux qui sont éloignés de nous et qu’on ne peut voir de longtemps ! Cette voix du cœur les rapproche et semble vous dire : Ils sont là ; dans ces pages, voyez leur âme et leur amour, voyez leurs pensées, leurs actions ; tout leur être est là contenu, l’enveloppe seule vous manque. Et cela console fort de l’absence. Je voudrais bien, si tu lis jamais ceci, te persuader du plaisir si profond que j’ai de tes lettres, et du chagrin pareil quand elles me manquent. Sans doute tu m’écriras plus souvent à l’avenir.


Le 4. — Lettre de Mimi, lettre de Louise, arrivée de Paul, bonheur, bonheur, bonheur ! Je n’ai pas le temps d’écrire.


Le 5. — Dans la journée, dans quelques heures je serai à Gaillac, loin d’ici, loin de papa, loin de ma chambrette, loin de tout ce qui fait ma vie. Pas un moment pour écrire. Avec quel regret je m’éloigne ! mais je vais joindre Mimi pour un jour, ce qui me console.


Le veux-tu, mon ami, ce cahier écrit depuis deux ans ? Il est vieux, mais les choses du cœur sont éternelles. Le temps n’y fait rien, ce me semble. Je te livre donc celles-ci, après quelques traits de plume, quelques lignes effacées. Quand on revient sur le passé, on efface. On y trouve tant d’erreurs ! Nous disions même des folies, avec toi, un jour en nous promenant.

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