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Journal et fragments : $b Publiés avec l'assentiment de sa famille par G. S. Trébutien

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XII

Le jour de la Toussaint [1840]. — Il y a deux ans, ce même jour, à la même heure, dans le salon indien à Paris, le frère que j’aime tant causait intimement avec moi de sa vie, de son avenir, de son mariage qui s’allait faire, de tant de choses venant de son cœur et qu’il reversait dans le mien. Quel souvenir, mon Dieu ! et comme il se lie à la triste et religieuse solennité de ce jour, la fête des saints, la mémoire des morts et des amis disparus ! C’est pour tout cela et pour je ne sais quoi encore que j’écris, que je reprends ce Journal délaissé, ce mémorandum qu’il aimait, qu’il m’avait dit de lui faire, que je veux faire en effet pour Maurice au ciel. S’il y a, comme je le crois, des rapports entre ce monde et l’autre, si le lieu des âmes a des affinités avec celui-ci, il s’ensuit que notre vie se lie encore à ceux avec qui nous vivions, qu’ils participent à notre existence à la façon divine, par amour, et qu’ils s’intéressent à ce que nous faisons ; il me semble que Maurice me voit faire, et cela me soutient pour faire sans lui ce que je faisais avec lui.

Journée de prières, d’élévations en haut parmi les saints, ces bienheureux sauvés ; médité sur leur vie. Que j’aime à voir qu’ils étaient comme nous, et ainsi que nous pouvons être comme eux !


Le jour des morts. — Que ce jour est différent des autres, à l’église, dans l’âme, dehors, partout ! Ce qu’on sent, ce qu’on pense, ce qu’on revoit, ce qu’on regrette ne peut se dire. Il n’y a d’expression à tout cela que dans la prière et dans quelque écriture intime. Je n’ai pas écrit ici, mais à quelqu’un à qui j’ai promis, tant que je vivrai, une lettre le jour des morts, hélas !


Le 6 [novembre]. — Aujourd’hui vendredi et jour de courrier j’attendais je ne sais quoi, mais j’attendais quelque chose. Et en effet il m’est venu un journal de Bretagne, touchant envoi d’un ami de Maurice. Ce n’est pas que le cœur se réjouisse de quoi que ce soit de ce monde, mais ce qui touche à sa douleur le réveille et il se plaît en cela. M. de La Morvonnais, en me parlant de Maurice, en m’envoyant ce qu’il en écrit, me touche comme quelqu’un qui porte des offrandes sur un cercueil.


Le 9. — Écrit à Louise, cette amie de jeunesse, gaie, riante et heureuse naguère, et qui me dit : « Consolez-moi. » Personne donc ne se passe de larmes ! Mon Dieu, consolez tous ces affligés, tous ces cœurs douloureux qui aboutissent au mien et viennent s’y reposer ! « Écrivez-moi, me dit-on, vos lettres me font du bien. » Eh ! quel bien ? Je ne m’en trouve aucun pour moi-même.


Le 10. — Qu’ai-je fait aujourd’hui ? Assez, si je trouvais quelque intérêt à le dire.


Le 11. — La lune se lève là à l’horizon où j’ai si souvent regardé ; le vent souffle à ma fenêtre comme je l’ai si souvent entendu ; je vois ma chambrette, ma table, mes livres, mes écritures, la tapisserie et les saintes images, tout ce que j’ai vu si souvent et que je ne verrai plus bientôt. Je pars. Oh ! que je regrette tout ce que je laisse ici, et surtout mon père et ma sœur et mon frère. Qui sait quand je les reverrai ? qui sait si je les reverrai jamais ? On court tant de dangers en voyage ! Cette route de Paris est si triste pour moi ! Il me semble que le malheur est au bout. Lequel maintenant ? Je l’ignore, et rien ne peut égaler celui que nous avons vu. Ce cher Maurice ! tout m’amène à lui, et ce voyage même s’y rapporte. Mystérieuse et sainte mission que j’accomplis en sa mémoire avec douleur et amour.


Le 15. — A l’heure qu’il est nous partions pour l’église de l’Abbaye-aux-Bois pour la bénédiction de leur mariage. Il y a deux ans de cela, de ce jour toujours dans mon cœur. Mon Dieu ! Oui, Dieu seul connaît ce qui se passe en moi à ce souvenir ; autant j’avais mis de joie à cette époque, autant m’en vient de douleur, et davantage. Tout se change en deuil depuis. C’est ainsi que je pars, que je reprends en ce jour mémorable cette route de Paris. Mon tranquille désert, mon doux Cayla, adieu ! Je regrette inexprimablement tout ce que je laisse ici, et ma vie que j’en arrache et qui ne saura plus prendre ailleurs. Mais une âme m’attend, une âme que Dieu m’a donnée, un trésor à lui conserver. Allons, Dieu le veut ! partons à ce mot comme les croisés pour la terre sainte. Le ciel est beau, les corbeaux croassent : bon et mauvais, si les corbeaux sont de quelques signes. Je ne le crois pas, et néanmoins, quand on s’en va d’un endroit, on regarde à tout et on sent tout avec les sensations communes.

Pour la dernière fois soigné mon oiseau et vu mon rosier, ce petit rosier voyageur venu du Nivernais sur ma fenêtre. Je l’ai recommandé à ma sœur, ainsi que mon chardonneret : à ma bonne Marie, qui prendra soin du vase et de la cage et de tout le laissé que j’aime. A mon père je confie une boîte de papiers, choses de cœur qui ne sauraient être mieux que sous la garde d’un père. Il en est d’autres qui me suivent comme d’inséparables reliques : chers écrits de Maurice et pour lui. Ce cahier aussi, je le prends ; mais pour qui ?


Le 19. — Adieu, Toulouse, où je n’ai fait que passer, voir le musée, la galerie des antiques, et tant de souvenirs de Maurice ! C’est à Toulouse qu’il a commencé ses études au petit séminaire. Tous les jeunes enfants que j’ai vus en habit noir me semblaient lui.


Le 20. — A Souillac, avec la pluie, la triste pluie. Un voyage sans soleil, c’est une longue tristesse, c’est la vie comme elle est souvent.


Le 21. — Châteauroux, où je suis seule dans une chambre obscure, murée à deux pieds de la fenêtre, comme la prison du Spielberg ; comme Pellico, j’écris sur une table de bois ! Qu’est-ce que j’écris ? Qu’écrire au bruit d’un vent étranger et dans l’accablement de l’ennui ? En arrivant ici, en perdant de vue ces visages connus de la diligence, je me suis jetée dans ma chambre et sur mon lit dans un ennui désespéré. L’expression est forte peut-être, mais quelque chose enfin qui porte à la tête et oppresse le cœur : me trouver seule, dans un hôtel, dans une foule, est quelque chose de si nouveau, de si étrangement triste, que je ne puis pas m’y faire. Oh ! si c’était pour longtemps ! Mais demain je pars, demain je serai près de mon amie, bonheur dont je n’ai pas même envie de parler. Autrefois j’aurais tout dit. Cet autrefois est mort.

Le sommeil et un peu de temps à l’église m’ont calmée. Écrit au Cayla, mon cher et doux endroit, où l’on pense à la voyageuse comme je pense là.


Le 22. — Passé par Issoudun et les landes du Berry, où j’ai pensé à George Sand qui les habite, pas loin de notre chemin. Cette femme se rencontre souvent maintenant dans ma vie, comme tout ce qui se lie de quelque façon à Maurice. Ce soir à Bourges, où j’ai écrit à ma famille sur la table d’hôte. J’eusse bien voulu revoir la cathédrale et jeter un coup d’œil à la prison de Charles V ; mais nous sommes arrivés trop tard et je suis seule pour sortir.


Le 4 décembre, à Nevers. — Elle repose, ma chère malade, le visage tourné vers le mur. Quand je ne la vois plus, que voir, que regarder dans cette chambre ? Mes yeux ne se portent qu’au ciel et sur son lit. Sous ces rideaux je vois tout ce que je puis aimer ici.

Peut-être je m’attendris trop à ce chevet dans cette chambre, tiède atmosphère de larmes. Pour en sortir, je vais me jeter dans mes écritures, mes lectures religieuses qui fortifient. Sœur de charité, il ne me faudrait pas tomber malade.


Le 5. — Toujours plus faible, atonie complète, espoir inutile de distraction. Oh ! quand l’âme aussi est atteinte !

Pas de monde aujourd’hui, et j’ai pu lire. Commencé les Contes fantastiques d’Hoffmann, qui m’amusent. Il s’y trouve de piquantes railleries, de malicieux aperçus sur les hommes et les choses.


Le 7. — J’ai reçu de *** un paquet cacheté. Tristes et précieuses reliques déposées en mon cœur avec larmes. C’était le jour des dépôts. De mon côté et sans aucune pensée d’imitation, puisque je ne m’attendais pas à ce qui s’est passé, j’ai remis entre les mains d’un saint prêtre des papiers à moi ; j’ai voulu décision sur un doute. O mes pauvres pensées, que je n’ose plus juger ! Que Dieu les juge !

Ma pauvre amie ! Elle a parlé de recevoir les sacrements et autres choses de mort. La petite croix que je lui ai passée au cou lui a fait plaisir, je la lui ai vu baiser souvent. Hélas ! un autre mourant a collé là-dessus ses lèvres !


Le 10. — Journée assez calme, causerie, presque de la gaieté, animation. C’est bon signe quand l’âme reparaît.


Le 11. — Je suis tranquille ; le prêtre à qui j’avais donné certains écrits à juger ou plutôt mon cœur et mes pensées, me les a rendus, non pas jugés, mais approuvés, mais goûtés, mais compris mieux que je ne les avais compris moi-même. A-t-on besoin qu’un autre nous révèle ? Oui, quand on a des ignorances d’esprit et des timidités de cœur.


A Saint-Martin. — Lire, écrire, que faire dans ma chambre si bien disposée pour toutes choses de mon goût ? Un bon feu, des livres, une table avec encre, plume et papier, moyens et attraits. Écrivons. Mais quoi ? Eh ! ce petit Journal qui continuera ma pensée et ma vie, cette vie maintenant hors de son cours ordinaire, comme si notre ruisseau se trouvait transporté sur les bords de la Loire, cette Loire, ce pays que je ne devais jamais voir, tant j’en étais née loin. Mais Dieu m’a portée ici. Je ne puis m’empêcher de voir la Providence claire comme un plein jour dans certains événements de la vie, non qu’elle ne soit en tous, mais plus ou moins manifestée.

Avec un peu plus de goût pour écrire j’aurais pu laisser ici un long mémorandum de mon séjour à Saint-Martin, si beau, si grand dans son parc et ses belles eaux. J’ai vu peu de lieux aussi distingués, aussi remarquables de nature et d’art. On voit que Lenôtre a passé par là. Je vais partir avec les souvenirs les plus agréables et les plus doux, tant du dedans que du dehors : famille charmante où je suis adoptée, où j’ai reçu les témoignages les plus touchants d’affection, affection si vraie puisqu’elle est désintéressée. Que leur revient-il de m’aimer ? Rien que d’être aimés à leur tour et de se faire bénir devant Dieu. Oh ! que cela me serait doux si je ne pensais pas à Maurice, à qui je dois ce bonheur dont je jouis après sa mort. J’ai voulu voir sa chambre ; je ne fais pas un pas, à la chapelle, dans le jardin, au salon, qu’il n’ait fait aussi. Hélas ! nous ne faisons que passer sur le pas des morts.


Dernier décembre. — Mon Dieu, que le temps est quelque chose de triste, soit qu’il s’en aille ou qu’il vienne ! et que le saint a raison qui a dit : « Jetons nos cœurs en l’éternité ! »

FIN DU JOURNAL.

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