Journal et fragments : $b Publiés avec l'assentiment de sa famille par G. S. Trébutien
II[37]
[37] Tout ce qui suit a été extrait d’un cahier rédigé par Mlle de Guérin vers 1841, qu’elle avait apporté du Cayla lors de son dernier voyage à Paris, avec l’intention vague de l’insérer peut-être dans le recueil des œuvres posthumes de Maurice ou de le laisser imprimer séparément, mais toujours en souvenir de lui et pour l’honneur de sa mémoire. Sauf les premières et les dernières pages, qui paraissent empruntées à des lettres écrites par la sœur à son frère pendant le séjour de celui-ci en Bretagne, ce n’était qu’une reproduction souvent littérale, par endroits un peu châtiée, du IIe cahier, que nous avons préféré mettre à son rang dans la suite du Journal et sous sa forme primitive. Nous avons seulement tenu à reproduire ici les passages qui ne se trouvent point ailleurs, et, à la date du 27 mai et du 21 août 1835, deux variantes qui nous ont semblé offrir un véritable intérêt littéraire.
… A propos d’enfants, tu veux savoir où j’en suis de mes Enfantines. Pas bien loin, mon ami ; les difficultés m’arrêtent, quoique j’aie toujours en moi l’inspiration pour cette œuvre qui me semble bonne. En effet, il n’existe pas de poésie pour les enfants, de cette poésie pure, fraîche, riante, délicate, céleste comme leur âme, une poésie de leur âge. Celle qu’on met entre leurs mains est presque toujours au-dessus de leur portée et n’est même pas sans danger, comme les fables de La Fontaine. J’en retrancherais plusieurs du recueil pour le premier âge, à qui est dû tant de révérence. Les enfants sont les anges de la terre ; on ne doit leur parler que leur langue, ne leur créer que des choses pures, peindre pour eux sur l’azur. La religion, l’histoire, la nature offrent de riches tableaux, mais qui sera le Raphaël ?
En attendant, voici un échantillon des Enfantines. Petite fille, je me figurais qu’un ange présidait à nos jeux. Je l’appelais l’ange Joujou. Cette idée riante, je l’ai mise en vers.
L’ANGE JOUJOU.
L’admirable pays que la Bretagne, par sa foi et ses beaux génies ! Que tes lettres datées de là me font plaisir ! Que j’ai de joie, Maurice, de te savoir sur cette terre forte, de te voir vivre du même air qu’ont respiré Du Guesclin, Chateaubriand, Lamennais ! L’âme doit grandir dans une telle atmosphère. Que ne deviendra pas la tienne si naturellement belle ! Que ne recevra-t-elle pas en intelligence des intelligences qui t’entourent ! Quels torrents de foi et de lumière t’inondent dans ta solitude de La Chênaie ! Tu me représentes un religieux à Clairvaux du temps de saint Bernard. Seulement M. de Lamennais me semble un peu moins doux que cet admirable saint ; mais M. Gerbet a la suavité d’un ange. Je te préférerais sous sa direction toute d’amour et d’humilité. Recueille bien soigneusement les conférences religieuses qu’il vous fait et que tu destines à tes sœurs, les anachorètes du Cayla. Je suis au reste fort satisfaite de sa décision. Veuille bien lui en témoigner tous mes remercîments et combien je serais charmée de l’avoir toujours pour mon casuiste, mais ce ne sera jamais que de loin. Oh ! si au lieu d’être ta sœur j’étais ton frère, tu me verrais bientôt où tu es, supposé le talent avec la vocation. La vocation serait certaine. Il y a longtemps que je dis comme saint Bernard : O beata solitudo, o sola beatitudo ! Mais tu sais ce qui me retient toujours, mon père et toi, toi, mon ami, qui m’as dit de rester encore pour toi dans le monde. Mais tu as déjà pris ton parti, tu as pris le ciel et tu me laisses la terre. O mon bien-aimé frère ! si par incroyable tu la quittais avant moi cette vallée de larmes, qu’y deviendrais-je ? Mais changeons d’idée.
Que j’ai de reconnaissance pour ton ami du Val et sa gracieuse femme, cette Sara de la nouvelle alliance, qui accueille si gracieusement les pèlerins ! Tu as passé d’agréables jours sous cette tente hospitalière. Que dire à tes hôtes pour leur témoigner ma reconnaissance ? que leur envoyer ? Ils aiment la poésie, en voilà. Madame du Val d’ailleurs m’a écrit et veut savoir ce que j’aime.
Le 27 mai 1835[38]. — … Dieu seul peut donner la force et le vouloir dans cette lutte terrible, et tout faible et petit qu’on soit, avec son aide on tient le géant sous ses pieds ; mais pour cela il faut prier, prier beaucoup, comme nous l’a appris Jésus-Christ, et nous écrier : Notre Père ! Ce cri filial touche le cœur de Dieu et nous obtient toujours quelque chose. Mon ami, je voudrais bien te voir prier. La prière, qu’est-ce autre chose que l’amour, un amour au besoin et qui demande à Dieu, à l’auteur de tout bien ?
[38] Cf. pages 78 et 79.
Tu comprends cela mieux que moi. M. de Lamennais a dit là-dessus des choses divines qui t’auront pénétré. Mais par malheur, il en dit d’autres maintenant qui ne te seront pas bonnes ! Son esprit d’indépendance me fait peur. Je ne comprends pas non plus que l’esprit de révolte et celui du christianisme puissent jamais faire alliance. Vit-on des révoltes chez les premiers chrétiens qui étaient bien autrement opprimés par le pouvoir que ne le sont les chrétiens d’aujourd’hui ? La légion thébaine, la légion fulminante ont-elles tiré l’épée ? N’en avaient-elles pas le droit autant qu’aujourd’hui la Pologne ? Dieu et la liberté n’étaient donc pas compris par les martyrs, comme M. de Lamennais les comprend ? Car les martyrs n’ont jamais levé le bras contre les ennemis de Dieu et de la liberté. Enfin je croyais que l’esprit du christianisme consistait dans la soumission à Dieu et aux maîtres, quels qu’ils soient, qu’il nous donne ; qu’à leur tyrannie il n’y avait à opposer que la prière, et, s’il le fallait, en témoignage de la vérité, souffrir la mort en paix et en pardonnant à ses bourreaux, à l’exemple de Jésus-Christ.
Le 21 août. — Voici un ornement de plus à ma chambrette, une gravure de la Sainte-Thérèse de Gérard, que notre amie, la baronne de Rivières, m’a donnée avec ta poésie à ce sujet. Il me tardait d’avoir ces deux belles choses. J’ai placé la belle sainte au-dessus de la table où j’écris, où je lis, où je fais mes prières. Ce me sera une inspiration pour bien prier, pour bien écrire, pour bien aimer Dieu. J’élèverai vers elle mon cœur et mes yeux, je lui dirai : « Regardez-moi du ciel, bienheureuse sainte Thérèse, regardez-moi à genoux devant votre image, contemplant les traits de l’amante de Jésus, avec un grand désir de les graver en moi. Obtenez-moi la sainte ressemblance, obtenez-moi quelque chose de vous ! Faites-moi passer votre regard pour chercher Dieu, votre cœur pour l’aimer, votre bouche pour le prier. Donnez-moi votre force dans l’adversité, votre douceur dans la souffrance, votre constance contre les tentations, votre indifférence pour la terre, votre ardeur pour le ciel. Que mon âme n’aspire qu’aux joies célestes, que je n’aie de vie qu’en l’amour divin ; que de cet amour proviennent toutes mes affections ; qu’il les consacre et qu’il remplisse de ses grâces le frère que j’aime comme vous aimiez le vôtre ! »
Sainte Thérèse souffrit pendant vingt ans des dégoûts dans la prière sans se rebuter jamais. C’est ce qui m’étonne le plus de ses triomphes. Je suis loin de cette constance, mais j’aime à me souvenir que, quand je perdis ma mère, j’allai, comme sainte Thérèse, me jeter aux pieds de la sainte Vierge et la prier de me prendre pour sa fille ; ce fut dans la chapelle du Rosaire, dans l’église de Saint-Pierre, à Gaillac. J’avais douze ans[39].
[39] Cf. pages 88 et 89.