Journal et fragments : $b Publiés avec l'assentiment de sa famille par G. S. Trébutien
IV[43]
[43] Feuilles éparses se rapportant aux années 1840 et 1841.
[1840, au Cayla.] « Les dieux n’ont fait que deux choses parfaites : la femme et la rose. » Mot aimable d’un philosophe, gens qui n’en disent guère, qui pour cela s’est conservé, que pour cela j’ai recueilli d’un journal, parmi l’aride politique, comme une fleur dans des rocailles. Je n’aime pas les affaires d’État, malgré le grand intérêt qui s’y lie, parce que la manière dont elles sont traitées me fait mépriser les hommes, sentiment pénible pour moi ; puis, ces grandes et froides questions me sont inintelligibles, et rien ne me va de ce qui se remue par spéculation et diplomatie. A l’arrivée des journaux, mon père court aux Chambres, moi au feuilleton. C’est là que j’ai lu La Rose, et le joli mot de Solon sur cette fleur et nous. C’est une bagatelle, un parfum d’Orient qui m’a fait plaisir : cassolette dans un désert. C’était quelque belle Grecque qui faisait dire cela, ou peut-être est-ce vrai, que sais-je ? Y a-t-il rien de comparable à la rose ? y a-t-il rien de comparable à la femme ? Quand ces deux fleurs du paradis terrestre parurent, il faudrait savoir de Dieu même celle qu’il trouva la plus belle… Ah ! la rose resta la même, et la femme déchue s’enlaidit. Le péché dégrade toute la nature humaine ; sans cela nous naîtrions toutes jolies, nous serions sœurs de la rose, et le compliment du Solon serait une vérité générale.
[1841, 2 janvier, à Nevers.][44] — Mon Dieu, mon Dieu ! qu’elle a souffert cette nuit et aujourd’hui encore !
[44] Notes prises au moment où Mlle de Guérin cesse d’écrire un journal suivi.
Une lettre de ***. Autre souffrance. La foi chrétienne n’explique pas tout, mais elle guérit tout.
Quelque force de caractère qu’on mette à repousser la calomnie, on conserve toujours quelques préventions contre une personne qu’on est trop souvent obligée de défendre.
[A Paris ?] — Déceptions d’estime, d’amour, de croyance, quelle douleur, mon Dieu, et qu’il en coûte de tant savoir sur les hommes ! Oh ! que je voudrais ignorer souvent, ne pas connaître le côté traître de l’humanité qu’on me montre à chaque rencontre. Pas de beauté sans sa laideur, pas de vertu sans son vice ; pas de dévouement, d’affection, de sentiments élevés qu’avec un lourd contre-poids, pas d’admiration complète qu’on me laisse, même dans l’ordre de la sainteté. Ne vient-on pas de découronner une tête vénérable à mes yeux, un homme éclatant de charité et d’intelligence, un ami de mon âme, comme saint Jérôme de Paula, que bien souvent j’ai béni Dieu d’avoir rencontré ? Vénération, confiance crédule. Du monde ou de moi, qui croire ? moi encore ; il m’en coûte moins de me croire, même au risque d’être imbécile. Tant il m’est douloureux de changer d’estime, de trouver vil, de trouver plomb ce qui était or.
Ce malheur m’est arrivé plus d’une fois déjà et j’en apprends à n’estimer, à n’aimer parfaitement que le parfait Dieu.
Que celui qui est l’occasion de ces pensées est loin de s’en douter dans les catacombes où il vit presque toujours caché !…
… Voilà la ressemblance[45] ; tu es en autre lieu, voilà la différence. Je te dirai ce que je fais ici ; ce n’est qu’à toi que je le puis dire, mon âme ne coule de pente que dans ton âme, âme de mon frère !
[45] Nous n’avons pas été assez heureux pour retrouver le commencement de ce touchant entretien de l’âme de la sœur avec l’âme de son frère.
Peux-tu m’entendre ? il me semble. Le ciel n’est pas si loin d’ici. Quelquefois je lève le bras comme pour y atteindre, ma main s’étend pour saisir la tienne ; mille fois j’aurais voulu la serrer, invisible ? froide ? n’importe, je l’aurais voulu ; mais chercher une main morte ! Toute forme t’a abandonné ; de ce qui était toi à mes yeux, il ne reste que l’intelligence, cette intelligence enlevée, envolée et dégagée de sa vêture, comme Élie de son manteau. Maurice ! habitant du ciel, mes rapports avec toi seront comme avec un ange ; frère céleste, je te regarde comme mon ange gardien.
Oh ! j’ai besoin que de l’autre vie on m’entende, on me réponde, car dans celle-ci personne ne me répond ; depuis que ta voix est éteinte, le parler de l’âme est fini pour moi. Silence et solitude comme dans une île déserte ; et cela fait souffrir, oh ! souffrir ! J’aimais tant, il m’était si doux de t’entendre, de jouir de cette parole haute et profonde, ou de ce langage fin, délicat et charmant que je n’entendais que de toi ! Tout enfant, j’aimais à t’entendre ; avec ton parler commença notre causerie. Courant les bois, nous discourions sur les oiseaux, les nids, les fleurs, sur les glands. Nous trouvions tout joli, tout incompréhensible, et nous nous questionnions l’un l’autre. Je te trouvais plus savant que moi, surtout lorsqu’un peu plus tard tu me citais Virgile, ces églogues que j’aimais tant et qui semblaient faites pour tout ce qui était sous nos yeux. Que de fois, voyant les abeilles et les entendant sur les buis fleuris, j’ai récité :
De la musique ! C’est la première fois que j’entends de la musique, un piano depuis plus d’un an. L’effet m’en a été indicible en émotions et souvenirs, des larmes et le passé. Tu aimais tant la musique ! Je t’en ai entendu faire pour la dernière fois au Cayla. On chantait le Fil de la Vierge, ce doux morceau que chantait Caroline, ton Ève charmante, venue d’Orient pour un paradis de quelques jours.
[A Paris.] — Aujourd’hui 19 juillet, douloureux anniversaire, au retour de l’église, ne sachant que faire en ce monde, je tombe sur ces papiers. O mon Dieu, que me voilà bien dans les larmes ! plus je vois ce qui se rapproche de lui, plus il m’en vient. Ces écrits tiennent à sa tombe, s’étendent de là, s’éteignent comme des reflets sans lumière. Ma pensée n’était qu’un rayonnement de la sienne : si vive quand elle était là, comme un crépuscule ensuite, et maintenant disparue. Je suis sur l’horizon de la mort, lui dessous. Tout ce que je fais, c’est de plonger là-dedans, c’est de voir sans amour et sans goût toutes choses. Il n’y a rien dans ce Paris si magique qui me fasse effet de plaisir ou de désir, comme je le vois faire sur tout le monde. Les visites m’ennuient généralement à faire et à recevoir. Il n’y a que deux personnes d’un je ne sais quel charme pour moi, bien durable et profond. Elle et vous. Je voudrais vous voir aujourd’hui, je voudrais passer ensemble cette journée de sa mort. Cette réunion de nous trois en sa mémoire renferme une pensée singulièrement touchante, comme un charme de deuil qui ne se renouvellera plus apparemment. Où serons-nous l’an prochain à pareille époque ? Bien certainement dispersés. Il n’est qu’un point, et de peu de durée, où certaines vies se rencontrent.