Journal et fragments : $b Publiés avec l'assentiment de sa famille par G. S. Trébutien
VI
[1842, à Rivières.] — Je n’écris plus depuis quelque temps, mais il est des jours qu’on ne veut pas perdre, et je veux retrouver celui-ci si rempli d’émotions et de larmes. O puissance des lieux et des souvenirs ! C’est ici, c’est à R… qu’il était venu souvent dans les vacances, joyeux étudiant, bondissant dans les prés, franchissant les cascades avec les enfants du château. Nous avons rappelé ce temps et parlé de lui, intimement et sans fin, avec cette bonne, tendre et parfaite Mme de R… qui pleurait. Qu’il m’avait tardé de la voir pour ce que nous venons de faire, parler de Maurice ! Il y a pour moi là dedans une jouissance de douleur, un bonheur dans les larmes inexprimable. Mon Dieu, que j’ai peu vécu parmi les vivants aujourd’hui ! Et ce qui m’a fort touchée encore, c’est de voir une caisse où il y a son nom, une caisse de collége où il mettait des livres de moitié avec le petit G…, précieusement conservée en ce souvenir à R…, on m’en a demandé le don. Il y a de ces simples choses qui pénètrent l’âme.
Ouvert par hasard un album où j’ai trouvé la mort de Maurice, mort répandue partout. J’ai été bien touchée de la trouver là, sur ces pages secrètes, dans un journal de jeune fille, dans un fond de cœur : hommage inconnu et le plus délicat qui soit offert à Maurice. Que cette parole est vraie : il était leur vie ! Tous ceux qui nous ont compris la diront. Il est de ces existences, de ces natures de cœur qui fournissent tant à d’autres qu’il semble que ces autres en viennent. Maurice était ma source ; de lui me coulait amitié, sympathie, conseil, douceur de vivre par son commerce intellectuel si doux, par ce de lui en moi qui était comme le ferment de mes pensées, enfin l’alimentation de mon âme. Ce grand ami perdu, il ne me faut rien moins que Dieu pour le remplacer.
Espérer ou craindre pour un autre est la seule chose qui donne à l’homme le sentiment complet de sa propre existence.
[31 décembre, au Cayla.] — C’était ma coutume autrefois de finir l’année mentalement avec quelqu’un, avec Maurice. A présent qu’il est mort, ma pensée reste solitaire. Je garde en moi ce qui s’élève par cette chute du temps dans l’éternité. Un dernier jour, que c’est solennellement triste !