Journal et fragments : $b Publiés avec l'assentiment de sa famille par G. S. Trébutien
VIII
Vous m’êtes témoin, Seigneur, que je ne trouve nulle part de consolation, de repos en nulle créature.
L’Imitation.
10 avril [1839], à Nevers.
Huit jours, huit mois, huit ans, huit siècles, je ne sais quoi de long, de sans fin dans l’ennui, depuis que je t’ai quitté, mon ami, mon pauvre malade ! Est-il bien ? est-il mieux ? est-il mal ? Questions de toujours et de toujours sans réponse. Ignorance pénible, difficile à porter, ignorance du cœur, la seule qui fait souffrir ou qui fait souffrir davantage. Il fait beau, on sent partout le soleil et un air de fleurs qui te feront du bien. Le printemps, la chaleur vont te guérir mieux que tous les remèdes. Je te dis ceci en espérance, seule dans une chambre d’ermite, avec chaise, croix et petite table sous petite fenêtre où j’écris. De temps en temps, je vois le ciel et entends les cloches et quelques passants des rues de Nevers, la triste. Est-ce Paris qui me gâte, me rapetisse, m’assombrit tout ? Jamais ville plus déserte, plus noire, plus ennuyeuse, malgré les charmes qui l’habitent, Marie et son aimable famille. Il n’est point de charme contre certaine influence. O l’ennui ! la plus maligne, la plus tenace, la plus emmaisonnée, qui rentre par une porte quand on l’a chassée par l’autre, qui donne tant d’exercice pour ne pas la laisser maîtresse du logis. J’ai de tout essayé, jusqu’à tirer ma quenouille du fond de son étui où je l’avais depuis mon départ du Cayla. Cela m’a rappelé l’histoire de ce berger qui, parvenu à la cour, y conservait le coffre où était sa houlette, et l’ouvrait quelquefois pour trouver du plaisir. J’ai aussi trouvé du plaisir à revoir ma quenouille et à filer un peu. Mais je filais tant d’autres choses ! Voyage enfin aux îles Pelew, ouvrage aussi intéressant que des étoupes. Je n’en ai pu rien tirer en contre-ennui. Qu’il demeure, cet inexorable ennui, ce fond de la vie humaine. Supporter et se supporter, c’est la plus sage des choses.
Une lettre, enfin ! Une lettre où tu es mieux, une lettre de ton ami qui t’a vu, qui t’a parlé, qui t’a trouvé presque en gaieté. O res mirabilis ! de la gaieté ! pourvu que ce ne soit pas factice, que tu ne veuilles pas nous tromper ! Les malades jouent de ces tours quelquefois. Pourquoi ne pas croire aussi ? Le doute ne vaut rien pour rien. Ce qui me fait tant estimer ton ami, c’est que je n’en doute pas, que je le crois immuable en amitié et en parole, un homme de vérité. Ce qui me fait aimer et vouloir ses lettres encore, c’est qu’il est le plus près de toi par l’intelligence et le cœur, et que je te vois en lui.
Le 14. — Lettre de toi, de notre ami, le général, l’aimable et gracieux visiteur, qui m’écrit ses regrets d’être venu trop tard me faire ses adieux. J’étais partie l’instant d’avant. J’avais perdu de le voir, hélas ! et tant d’autres choses. Ce départ, cette séparation si imprévue, si douloureuse par tant d’endroits, me fait comme un martyre au cœur, à l’esprit, aux yeux qui se tournent toujours vers Paris. Mais ta lettre m’a fait du bien ; c’est toi que j’entends encore, c’est de toi que j’entends que tu dors un peu, que l’appétit va se réveillant, que ta gorge s’adoucit. Oh ! Dieu veuille que tout soit vrai ! Combien je demande, désire et prie pour cette chère santé, tant de l’âme que du corps ! Je ne sais si ce sont de bonnes prières, que celles qu’on fait avec tant d’affection humaine, tant de vouloir sur le vouloir de Dieu. Je veux que mon frère guérisse ; c’est là mon fond, mais un fond de confiance et de foi et de résignation, ce me semble. La prière est un désir soumis. Donnez-nous notre pain, délivrez-nous du mal, que votre volonté soit faite. Le Sauveur, au jardin des Olives, ne fit que cela, ne pas vouloir et accepter. Dans cette acceptation, dans cette libre union de la volonté humaine à la volonté divine est l’acte le plus sublime d’une pauvre créature, le complément de la foi, la plus intime participation à la grâce qui coule ainsi de Dieu à l’homme et opère des prodiges. De là les miracles de guérison, qui font partie de la puissance des saints qui ne font qu’un avec Dieu, consommés dans l’unité, comme dit saint Paul. Voilà pourquoi Marie, croyante et aimante, fait faire pour toi une neuvaine à Nevers. Elle a chargé son père de ce soin, son père, le saint qui doit s’unir à nous, sœur et amie. Touchante marque d’intérêt et de faire trouver une âme d’homme parmi des femmes affligées ! J’admire comme cette famille est intelligemment chrétienne, et le bien qui en résulte. Que la société serait belle, si elle se composait de ce que je vois ici, intelligence et bonté !
Aux Coques. — Désert, calme, solitude, vie de mon goût qui recommence. Nevers m’ennuyait avec son petit monde, ses petites femmes, ses grands dîners, toilettes, visites et autres ennuis sans compensation. Après Paris où plaisir et peine au moins se rencontrent, terre et ciel, le reste est vide. La campagne, rien que la campagne ne peut me convenir.
Notre caravane est partie de Nevers lundi à midi, l’heure où il fait bon marcher au soleil d’avril, le plus doux, le plus resplendissant. Je regardais avec charme la verdure des blés, les arbres qui bourgeonnent, le long des fossés qui se tapissent d’herbes et de fleurettes comme ceux du Cayla. Puis des violettes dans un tertre, et une alouette qui chantait en montant et s’en allant comme le musicien de la troupe.
Le 18. — Dans ma chambre de cet hiver, d’où je vois ciel et eau, la Loire, la blanche et longue Loire qui nous horizonne. Cela plaît mieux à voir que les toits de Nevers. Mon goût des champs se trouve à l’aise ici dans l’immensité : plaisir des yeux seulement. Je ne sors pas, et c’est l’imagination qui fait l’oiseau et s’envole de tous côtés. Je parcours le Bourbonnais, le Berry ; je m’arrête avec charme aux montagnes d’Auvergne, si neigeuses au sommet, si fraîches, si fleuries, si vertes et abondantes dans leurs pentes. Je cherche Montaigu, d’où nous sommes venus, d’où tant de chevaliers sont partis pour les combats de Terre-Sainte et autres lieux ; d’où l’évêque de Senlis s’en alla ordonner Bouvines (l’ordonnance de la bataille fut due à Guérin, évêque de Senlis, dit je ne sais quel narrateur de l’époque). Je parcours les domaines et terres des seigneurs nos aïeux. Comme alors, j’y vois des bergeries de vaches et de moutons, j’y vois couler les ruisseaux qui coulaient, verdoyer les bois qui verdoyaient, chanter les oiseaux qui chantaient : j’y vois tout ce qui s’y voyait, hormis les maîtres, pauvres diables tirant au Cayla le diable par la queue. On a vu des rois maîtres d’école. Les revers sont de toute date, de toute famille, et ces malheurs de fortune ne sont pas les plus pesants quand on sait les porter.
Le soir. — Un malaise, un sans appétit qui m’ôte l’envie de dîner, me vaut le plaisir de me tenir ici pendant qu’on dîne, plaisir de solitude avec Dieu, mes livres et toi. Fait mes prières et placé dans mon secrétaire une jolie petite valise que m’a donnée Valentine, aimante et donnante comme sa mère. Cette enfant tient beaucoup d’elle pour le caractère, l’esprit, et je crains pour la santé, et je crains pour le cœur, ces deux choses trop tendres de Marie. Cette cassette me fera toujours plaisir par le souvenir du temps, du lieu, de tant de choses, et par le titre de cadeau d’enfant. Tout ce que touche ou donne leur petite main a tant de charme !
Mon esprit s’est tourné vers toi tout le jour. J’ai butiné roses, pavots et soucis dans ton enclos indien ; j’ai suivi riantes et tristes pensées, mon bien-aimé malade. Oh ! la distance, les distances ! Que je souffre de me voir si loin de toi, disait un ami à un ami qu’il avait au ciel. Et moi qui te sais dans ton lit malade…
Le 19. — Fini une lecture que je croyais plus intéressante, un roman pris sur son titre : La Chambre des Poisons, qui m’annonçait la Brinvilliers, Louis XIV et son siècle. Au lieu de cela, sorcière, crapauds privés, d’horribles choses dans de petits lieux, parmi des princes et princesses ; Louis le Grand rapetissé, petit vieillard sous la main d’une vieille femme, et puis les jésuites et autres choses malavisées ; le duc d’Orléans, le cardinal Dubois, personnages saillants de l’époque, qui devaient ressortir le plus dans le tableau, dont on esquisse à peine le bout du nez. Les poisons ne me plaisent pas. Passons à la Physiologie des Passions, du docteur Alibert.
Pas de Physiologie, pas de clef à la bibliothèque : nous l’avons cherchée partout comme la clef d’or. Et, en vérité, c’est bien de l’or pour moi qu’un livre, une chose de prix dans notre désert et besoin d’âme. Inconcevables que nous sommes ! rien ne peut donc nous contenter ! Vivre avec Marie, à la campagne, être avec elle, me semblait un bonheur fini, et j’ai besoin d’autre chose ; Marie, ce livre oriental aux feuilles de roses, écrit de perles, me laisse sans plaisir. On trouve au fond de tout le vide et le néant. Que de fois j’entends ce mot de Bossuet ! Et celui-ci plus difficile : « Mettez vos joies plus haut que les créatures. » C’est toujours là qu’on les pose, pauvres oiseaux, sur des branches cassées, ou si pliantes qu’elles portent jusqu’à terre.
Promenade avec Marie dans le jardin, autour du petit bois. Lu le journal en rentrant, dansé avec Valentine, chanté Ay rencountrat ma mio dilus, que Marie accompagnait au piano. Journée finie, bonsoir à tout, adiou à tu.
Le 20. — Pas de lecture, donc écriture, quelque chose qui fixe, captive, occupe. Je n’ai pas assez du travail des mains ; mes doigts ne sont pas ces fées habiles qui enchantent certaines femmes de broderies, dentelles et découpures, ces dix fées logées sous dix feuilles de rose, comme disait quelqu’un à de jolis doigts aux ongles vermeils. Je n’ai ni rose, ni rien dans mes mains, qu’un bas qui m’échappe. Marie fait de la musique dans le salon sous mes pieds, et je sens quelque chose qui lui répond dans ma tête. Oh ! oui, j’ai quelque chose là. Que faut-il faire ? mon Dieu ! Un tout petit ouvrage, où j’encadrerais mes pensées, mes points de vue, mes sentiments sur un objet, me servirait peut-être. J’y jetterais ma vie, le trop-plein de mon âme, qui s’en irait de ce côté. Si tu étais là, je te consulterais, tu me dirais si je dois faire et ce qu’il faudrait faire. Ensuite nous vendrions cela, et j’aurais de l’argent pour te revenir voir à Paris. Oh ! voilà qui me tente encor plus que la gloire. La gloire ne serait pour rien, je te jure, et mon nom resterait en blanc. Nous réussirions peut-être. J’ai pour appui de ma confiance M. Andryane, M. Xavier de Maistre, qui ont dit des choses à faire partir ma plume de joie comme une flèche. Mais où viser ? Un but, un but ! Vienne cela, et je serai tranquille, et je me reposerai là dedans.
L’oiseau qui cherche sa branche, l’abeille qui cherche sa fleur, le fleuve qui cherche sa mer, volent, courent jusqu’au repos. Ainsi mon âme, ainsi mon intelligence, mon Dieu, jusqu’à ce qu’elle ait trouvé sa fleur, sa branche, son embouchure. Tout cela est au ciel, et dans un ordre infiniment parfait ; au ciel, lieu de l’intelligence, seront comblés les besoins intellectuels. Oh ! je le crois, je l’espère. Sans cela, je ne comprendrais pas l’existence ; car, en ce monde, ombre de l’autre, on ne voit que l’ombre de la félicité.
Le 21. — Dimanche, partie pour la messe avec l’espoir d’une lettre au retour. Le retour et pas de lettre ! et tout m’est lettre d’ici à Paris. Je vis entre deux feuilles de papier. Hors de là, rien ne m’intéresse aujourd’hui. Le soleil que j’aime, le rossignol que j’ai entendu pour la première fois ce printemps, ni ce monsieur de Chouland qui m’avait paru si aimable cet hiver, qui est venu, qui est bien le même, ne m’ont fait plaisir : il y a des moments où l’âme est morte civilement, ne prenant part à rien de ce qui se fait autour d’elle. Que Dieu me soutienne dans ma lutte d’abattement ! Du courage, du courage ! Trente fois par jour je le dis, et le fais ? je ne sais.
Le 22, au lever. — Que viendra-t-il sous cette date ? Je la marque seulement, en attendant facteur, peine ou plaisir, sombre ou soleil, ce qui fait un jour.
Au soir. — Pas de lettre ! pensée qui me suit au lit avec tant d’autres toutes tristes. Ne rien savoir, cela se grave au cœur avec une lame. Que fais-tu, mon pauvre Maurice ? Dix-neuf jours de silence, et tu n’étais qu’un peu mieux, et le mal revient et il va vite ! Que je suis aise de voir que sainte Thérèse, dont je lis l’Esprit dans mon lit, avait un frère qu’elle aimait beaucoup, auquel elle écrivait longuement et tendrement, lui parlant de toutes sortes de choses, d’elle et de lui. Mélange de vie, de sentiments, d’idées qui font voir que les cœurs des saints ressemblent aux nôtres, et que de plus Dieu les dirige. Me voilà loin du couvent d’Avila, et d’Espagne à Paris, et de Thérèse à une autre femme, et par l’effet d’un mot, rien que d’un mot, d’un obligez-moi que j’ai rencontré dans ces lettres et qui m’a fait penser à celui que j’ai entendu si souvent dans la maison indienne. Je l’entends ce désobligeant obligez-moi, et tout un ordre d’idées, de souvenirs, de regrets, de craintes le suivent. Oh ! puissance d’un mot, d’un son qui change tout à coup notre âme. Ainsi d’une vue, d’une odeur. Je ne puis sentir l’eau de Cologne sans penser à la mort de ma mère, parce qu’au moment où elle expirait on en répandait sur son lit, tout près du mien. On me réveilla dans cette odeur et dans cette agonie.
Le 23. — Oh ! si j’étais plus près, je saurais bien pourquoi je n’ai pas de nouvelles. J’irais, je monterais à la maison indienne, j’entrerais dans ta chambre, j’ouvrirais tes rideaux et je verrais dans cette alcôve… Que verrais-je ? Ah ! Dieu le sait. Pâle, sans sommeil, sans voix, sans vie presque. Ainsi je te fais, ainsi je te vois, ainsi tu me suis, ainsi je te trouve dans ma chambre où je suis seule. Maurice, mon ami, Caro, ma petite sœur, et vous tous qui deviez m’écrire, pourquoi ne m’écrire pas ? Peut-être es-tu trop souffrant, Caro trop occupée ; mais ton ami, ton frère d’Aurevilly, qu’est-ce qui lui fait garder silence ? Vous entendez-vous pour me désoler ? Oh ! non ; plutôt on ne veut pas me dire, on attend pour me dire mieux, ou ton ami est malade, et toi, paresseux, tu ne penses à rien. En effet, il souffrait de violents maux de tête, me disait-il dernièrement, et cela pourrait bien s’être changé en maladie. Je crains, j’ai plus que crainte qu’il soit malade. Double peine à présent. Pauvre cœur, n’auras-tu pas trop de poids ? Oh ! le mot, encore un mot de sainte Thérèse : « Ou souffrir ou mourir ! »
Le 24. — Que tout est riant, que le soleil a de vie, que l’air m’est doux et léger ! Une lettre, des nouvelles, du mieux, cher malade, et tout est changé en moi, dedans, dehors. Je suis heureuse aujourd’hui. Mot si rare que je souligne. Enfin, enfin cette lettre est venue ! Je l’ai là sous les yeux, sous la main, au cœur, partout. Je suis toute dans une lettre toujours, tantôt triste, tantôt gaie. Dieu soit béni d’aujourd’hui, de ce que j’apprends de ton sommeil, de ton appétit, de cette promenade aux Champs-Élysées avec Caro, ton ange conducteur ! Le cher et bon ami me mande cela avec un détail d’amitié bien touchant. C’est trop aimable de se mettre ainsi entre frère et sœur séparés pour leur correspondance intime, pour servir mes sollicitudes, pour couper la longue distance qui s’arrête où je le rencontre. Toujours, toujours j’aurai obligation, reconnaissance infinie de ce service, de cet affectueux dévouement du plus aimable des amis.
Causé longtemps avec Marie de cette lettre et de choses infinies qui s’y sont rattachées. Les enchaînements se font si bien de chose à autre, qu’on noue le monde par un cheveu quelquefois. Ainsi avons-nous tiré le passé, le passé de l’éternité où il est tombé, pour le revoir entre nous, entre Elle et moi, moi venue si extraordinairement auprès d’Elle.
La belle vision, l’admirable figure de Christ que j’aperçois sur la tapisserie vis-à-vis de mon lit ! C’est fait pour l’œil d’un peintre. Jamais je n’ai vu tête plus sublime, plus divinement douloureuse avec les traits qu’on donne au Sauveur. J’en suis frappée, et j’admire ce que fait ma chandelle derrière une anse de pot à l’eau dont l’ombre encadre trois fleurs sur la tapisserie qui font ce tableau. Ainsi les plus petites choses font les grandes. Des enfants découvrirent les lunettes d’approche, un verre par hasard rapprocha les astres, une mauvaise lumière et un peu d’ombre sur un papier me font un tableau de Rubens ou de Raphaël. Le beau n’est pas ce qu’on cherche, mais ce qu’on rencontre. Il est vraiment beau, plus beau que rien de ce que j’ai vu en ce genre à l’Exposition. Quelque ange l’a-t-il exposée pour moi dans ma chambre solitaire, cette image de Jésus, car Jésus est doux à l’âme, et avec lui rien ne lui manque et rien ne lui paraît difficile. Eh bien ! donc, que cette image me soit utile, me soit en aide dans la pensée qui m’occupe. Demain, je vais pour toi faire un pèlerinage qui me coûte, non pour les pas, c’est pour autre chose qui demande courage d’âme, force de foi. Je l’aurai, Dieu aidant. Ne va pas croire à un martyre ; il ne s’agit que d’aller me confesser à un prêtre auquel je n’ai pas confiance, mais c’est le seul de l’endroit, et j’ai besoin de me confesser pour la neuvaine que nous faisons faire. Dans cet acte de religion, il faut toujours séparer l’homme du prêtre et quelquefois l’anéantir.
Adieu ; je vais dormir avec ces pensées, avec ton souvenir et tant d’autres.
Le 26. — Est-ce possible ? est-ce disable ? Qu’importe ? ici tout se met, tout se dit ; c’est mon dépositoire. Je laisse ici rire et penser. Je ris à présent d’un soulier, soulier magique, plus magique que la pantoufle de Cendrillon, plus enchanteur que le bijou de pied de la Esméralda, puisque le plaisir de le tenir dans mes mains l’a emporté sur le plaisir d’écrire à M. Xavier de Maistre.
Il est vieux, déformé, sans bordure, et j’ai cousu un ruban autour, trouvant à cela un charme étonnant. Pauvre soulier ! je l’aurai rajeuni et remis en état de paraître encore, de reprendre son rang aux pieds qu’il chaussait si élégamment naguère, qui l’ont porté sur de délicats tapis, des beaux salons aux cathédrales, des Tuileries aux champs du Nivernais. O mon soulier ! ton histoire serait longue, et de tes pas faits à Paris, jamais pages, tant que j’écrirai, n’auraient l’intérêt et ne me diraient rien de joli comme ce que j’ai lu sur tes légères semelles.
J’écrirai demain à monsieur Xavier.
Le 27. — Il fut un temps, il y a quelques années, où la pensée d’écrire à un poëte, à un grand nom, m’aurait ravie. Si, quand je lisais Prascovie ou le Lépreux, l’espoir d’en voir l’auteur ou de lui parler m’était venu, j’en aurais eu des enthousiasmes de bonheur. O jeunesse ! Et maintenant j’ai vu, écrit et parlé sans émotion, de sang-froid et sans plaisir, ou que bien peu, celui de la curiosité[28], le moindre, le dernier dans l’échelle des sensations. Curiosité encore, il faut le dire, un peu décharmée, étonnée seulement de ne voir rien d’étonnant. Un grand homme ressemble tant aux autres hommes ! Aurais-je cru cela, et qu’un Lamartine, un de Maistre, n’eussent pas quelque chose de plus qu’humain ! J’avais cru ainsi dans ma naïveté au Cayla, mais Paris m’a ôté cette illusion et bien d’autres. Voilà le mal de voir et de vivre, c’est de laisser toutes les plus jolies choses derrière. On se prendrait aux regrets sans un peu de raison chrétienne, qui console de tout ; raison chrétienne, entends bien, car la raison seule est trop sotte et n’est pas ma philosophie.
[28] Erreur. (Ms.)
Lettre de toi, lettre de convalescence, de printemps, d’espérance, de quelque chose qui me fait bonheur, d’une vie qui reverdoie. O mon ami, que je te remercie !
Visite d’une dame et de sa petite-fille, jeune plante un peu flétrie, pâle, inclinée sous une fièvre lente, sous le développement de la vie qui la fait souffrir. Elle est blanc d’albâtre, ***, à peine rosée aux lèvres, veloutée de violet sous les yeux, air abattu et complet de langueur intéressante. Que sa grand’mère a vu de choses ! Ces aïeules sont des collections d’antiques en tout genre.
Le 28. — Heureux ceux qui croient sans avoir vu. Heureux donc les croyants à la poudre homœopathique ! heureux donc mon estomac qui vient d’en prendre sur l’ordonnance de Marie ! J’ai plutôt foi au médecin qu’au remède, il faut le dire, ce qui revient au même pour l’effet. Quoique je t’aie pressé de consulter cette nouvelle méthode de guérison, c’était plutôt pour le régime doux et long, et par cela d’un bon effet, que pour les infiniment petits qui doivent produire infiniment peu de chose. Que peut contenir d’agissant un atome de poudre quelconque, fût-elle de feu ? J’ai donc pris sans conviction, et pour complaire à la tendre amie, pleine de soins pour ma santé. Mon remède est de ne rien faire, de laisser faire dame Nature qui s’en tire seule, à moins de cas aigus. La santé est comme les enfants, on la gâte par trop de soins. Bien des femmes sont victimes de cet amour trop attentif à de petites douleurs, et demeurent tourmentées de souffrances pour les avoir caressées. Les dérangements de santé qui ne sont d’abord que petits maux, deviennent grandes maladies souvent, comme on voit les défauts dans l’âme devenir passions quand on les flatte. Je ne veux donc pas flatter mon malaise d’à présent, et, quoique gémissent cœur et nerfs, lire, écrire et faire comme de coutume en tout. C’est bien puissant le je veux de la volonté, le mot du maître, et j’aime fort le proverbe de Jacotot : Pouvoir, c’est vouloir. En effet, quel levier ! L’homme qui s’en sert peut soulever le monde et se porter lui-même jusqu’au ciel. Noble et sainte faculté qui fait les grands génies, les saints, les héros des deux mondes, les intelligences supérieures.
Lu les Précieuses Ridicules et les Savantes. Quel homme, ce Molière ! Je veux le lire.
Le 1er mai. — C’est au bel air de mai, au soleil levant, au jour radieux et balsamique, que ma plume trotte sur ce papier. Il fait bon courir dans cette nature enchanteuse, parmi fleurs, oiseaux et verdure, sous ce ciel large et bleu du Nivernais. J’en aime fort la gracieuse coupe et ces petits nuages blancs çà et là comme des coussins de coton, suspendus pour le repos de l’œil dans cette immensité. Notre âme s’étend sur ce qu’elle voit ; elle change comme les horizons, elle en prend la forme, et je croirais assez que l’homme en petit lieu a petites idées, comme aussi riantes ou tristes, sévères ou gracieuses, suivant la nature qui l’environne. Chaque plante tient du sol, chaque fleur tient de son vase, chaque homme de son pays. Le Cayla, notre bel enclos, m’a tenue longtemps sous sa verdure, et je me sens différente d’alors. Marie craint que ce soit malheur, mais je ne crois pas : il me reste assez de ce que j’étais pour reprendre à la même vie. Seulement il y aura nouvelle branche et deux plantes sur même tronc, comme ces arbres greffés de plusieurs sortes où l’on voit des fleurs différentes.
A pareil jour, peut-être à pareil [instant], Mimi la sainte est à genoux devant le petit autel du mois de Marie dans la chambrette. Chère sœur ! je me joins à elle et trouve aussi ma chapelle aux Coques. On m’a donné pour cela une chambre que Valentine a remplie de fleurs. Là j’irai me faire une église, et Marie, ses petites filles, valets et bergers et toute la maison s’y réuniront tous les soirs devant la sainte Vierge. Ils y viennent d’abord comme pour voir seulement. Jamais mois de Marie ne leur est venu. Il pourra résulter quelque bien de cette dévotion curieuse, ne fût-ce qu’une idée, une seule idée de leurs devoirs de chrétiens, que ces pauvres gens connaissent peu, que nous leur lirons en les amusant. Ces dévotions populaires me plaisent en ce qu’elles sont attrayantes dans leurs formes et offrent en cela de faciles moyens d’instruction. On drape le dessous de bonnes vérités qui ressortent toutes riantes et gagnent les cœurs au nom de la Vierge et de ses douces vertus. J’aime le mois de Marie et autres petites dévotions aimables que l’Église permet, qu’elle bénit, qui naissent aux pieds de la foi comme les fleurs aux pieds du chêne.
Le 2. — Écrit à papa, à une mère sur la mort de sa fille. Lu Andryane. Promenade avec Marie. Parlé de nos frères, ri d’un méchant auteur et rentrées par un orage ; tonnerre, pluie et bruit. A présent c’est un jour.
Le 3. — Pas écrit ni envie d’écrire, même à toi, bien-aimé malade. Si ceci te faisait du bien, si je pouvais te l’adresser, te le mettre en main tous les jours, oh ! alors rien ne m’empêcherait d’écrire. Mais pour l’avenir, pour jamais peut-être, cela décourage et coupe tout élan. Que me serviront des pensées que je t’adressais quand tu ne pourras pas les lire, quand je ne sais quoi me séparera de Maurice ? car je crains fort de m’en retourner seule au Cayla. Je ne veux pas de cette pensée qui me revient toujours sur ta santé et tant d’autres obstacles. Ce cher voyage me paraît si incertain que je n’y compte plus. Et Dieu sait alors quand nous nous reverrons ! Mon ami, faudra-t-il que nous vivions séparés, que ce mariage que je bâtissais comme un nid pour toi, où je viendrais te joindre, nous laisse plus loin que jamais ! Je souffre beaucoup de cela maintenant et dans l’avenir. Mes besoins, mes penchants se portent vers toi plus qu’à tout autre de ma famille ; j’ai le malheur de t’aimer plus que qui que ce soit au monde, et mon cœur s’était fait son vieux bonheur près de toi. Sans jeunesse, à fin de vie, je m’en allais avec Maurice. A tout âge, il y a bonheur dans une grande affection ; l’âme s’y réfugie tout entière. Oh ! tant douce jouissance qui ne sera pas pour ta sœur ! Je n’aurai d’ouverture que du côté de Dieu pour aimer comme je l’entends, comme je le sens. Amour des saints si désirable, si consolant, si beau, à donner envie d’aller au ciel pour arracher son cœur à Thérèse, l’amante de Jésus !
Je sors d’ici ; je vais lire et prendre un calme apparent. Mon Dieu !
Le 4. — Ces Mémoires d’Andryane, qu’on m’a faits si intéressants, ne m’intéressent pas encore au second volume. Peut-être est-ce ma faute, et suis-je difficile à l’impression. Je trouve ces récits de prison languissants, ces chaînes beaucoup trop traînantes ; mais j’irai au bout. Dans tout livre il y a quelque chose de bon ; c’est une poudre d’or semée partout, suivant ton expression, mieux appliquée peut-être qu’à présent. Je l’ai vu cet Andryane, l’Adonis des républicains ; je l’ai lu et ne lui ai trouvé encore rien de plus beau que son visage.
Je passe presque tout mon temps à lire, quand nous ne causons pas avec Marie ; mais même en causant et s’aimant beaucoup, la solitude est trop déserte, trop vide à deux femmes seules. Les livres donc, les livres ! Ils rendent service, ils sont utiles ; quoi que dise ton ami, je ne voudrais pas les brûler. Ceci me rappelle le soir du fanatisme, hélas ! si loin.
Heureuse enfant ! Voilà Valentine qui entre ravie de me porter un hanneton. Ce sont cris et transports de joie à faire plaisir, à me faire penser à cet âge, à ces bonheurs perdus. Que d’élans faits pour un grillon, pour un brin d’herbe !
Le 8. — Ce qu’il y a de bon dans les Mémoires d’Andryane, c’est le triomphe de l’âme sur l’adversité, ce sont ces chaînes portées noblement, c’est le chrétien au cachot, puisant en Dieu dignité et force ; profession de foi développée avec esprit et sentiment ; puis le journal de sa sœur plein d’intérêt, plein de larmes. Il y a dans ce livre de quoi attacher et faire du bien.
Attente de lettres, et point de lettres, ni pour Marie ni pour moi ; ce qui fait nuage au cœur des deux amies, qui voient tout ensemble. Écrit à toi, commencé une robe et lu les premières pages de la Physiologie des passions ; début qui me plaît.
Le 9. — Écrit à Mgr de Nevers : lettre qui m’ennuyait d’abord et dont j’ai plaisir à présent, parce que j’ai fait plaisir à quelqu’un. L’Ascension aujourd’hui, une de ces fêtes radieuses de l’Église qui soulèvent l’âme chrétienne vers un monde de joies inconnues, vers le lieu où saint Paul a vu ce que l’œil n’a point vu. Mon ami, y serons-nous un jour, toi, moi, tous ceux que nous aimons ? Grande et terrible question ! Et si cela n’est pas, nous aurons tout perdu, et la vie n’aura été qu’une illusion ! Malheur dont Dieu nous préserve !
Une lettre de Caro, la chère sœur, qui me parle de toi ; mais pas assez, mais sans détails, sans intime, sans cela qui fait voir ce qu’on ne voit pas, et que fait M. d’Aurevilly. De toutes les lettres aussi les siennes sont les préférées, pleines de toi, et d’un dire qui les rend charmantes.
Le 10. — La lettre de Caro m’a laissé des soucis, des inquiétudes sur cette faiblesse qui t’empêchait un matin de te soulever, de te chausser. Que c’est de mauvaise note, mon Dieu, et qu’il me tarde que notre ami m’envoie son bulletin ! Je saurai alors ce qui en est de cette chère santé. Le bien, le mal me sont rendus avec détail et précision. Je te vois jusque dans tes veines. Reconnaissance à lui, à l’ami dévoué à mes inquiétudes !
Le 11. — Si je pouvais croire au bonheur, a dit M. de Chateaubriand, je le placerais dans l’habitude, l’uniforme habitude qui lie au jour le jour et rend presque insensible la transition d’une heure à l’autre, d’une chose à une autre chose, qui se fait voir venir de loin et arrive sans choc pour l’âme. Il y a repos dans cette vie mesurée, dans cet arrangement, dans cet enchaînement de devoirs, d’études, de chants, de prières, de délassements que s’imposent les religieux, qui leur reviennent successivement comme les anneaux d’une chaîne tournante. Ils n’attendent pas ou ils savent ce qu’ils attendent, ces hommes d’habitude, et voilà l’inquiétude, l’agitation, le chercher de moins pour ces âmes. Bonheur sans doute de M. Chateaubriand, et de celui qui disait avec trop de mollesse : « Il me semble que, sur le duvet de mes habitudes, je n’ai pas le besoin de me donner la peine de vivre. » De tout cela je conclus qu’il est bon de savoir ce que l’on veut faire. Marie, à imagination flottante, papillonnante, n’aime pas l’uniformité et ne comprend pas que je l’aime. C’est cependant vrai, et j’éprouve contradiction, malaise de ne pas faire les choses suivant leur temps et leur ordre. C’est que sans ordre la vie est un pêle-mêle d’où ne sort rien de beau, tant au-dedans qu’au dehors. L’harmonie a tant de charmes ! et ce n’est que l’accord de choses qui s’appellent et se suivent.
La Bulle de Savon, conte oriental, qui m’est venu pour Valentine.
Le 13. — « La Reine est une perfection de bonté. Dans cet hommage de reconnaissance, dans ces mots écrits en un livre, et, ce me semble, aussi sur votre trône, est un doux encouragement, un attrait d’espérance en Votre Majesté.
« Chaque Français a la sienne, et pour moi, Madame, ce serait d’obtenir quelques dons pour ma paroisse, pour notre église en dénûment.
« Mission de quêteuse m’a été donnée, en venant à Paris, et puis-je mieux la remplir qu’en manifestant nos besoins à qui les comprend tous ?
« En voyant vos riches cathédrales, le pompeux Saint-Roch où vous étiez, j’ai pensé tristement à notre pauvre petite église, et me suis promis de demander en son nom à notre pieuse reine.
« Cette inspiration venue de Dieu, sans doute, je la suis, je vous l’adresse, Madame, comme à une providence, comme à la protectrice de la foi et du culte religieux en France.
« Royale aumône serait pour nous de grand prix, et graverait en grains d’encens le nom de Votre Majesté dans l’église et dans le souvenir des paroissiens d’Andillac.
« C’est avec leur prière que je dépose à vos pieds les sentiments aussi de leur interprète, de celle qui a l’honneur d’être, Madame, de Votre Majesté, la très-respectueuse et fidèle, etc., etc. »
Le 16. — Émeute, sang, bruit de canons, bruit de mort. Nouvelle venue comme un coup de foudre dans notre désert et calme journée. Maurice, Caro, amis de Paris, je suis en peine, je vous vois sur le volcan. Mon Dieu ! Je viens d’écrire à Caro et commence un mot à M. d’Aurevilly, mon second frère en intérêt.
Le 18. — Point de lettre hier ni d’écriture ici. Je n’ai fait qu’attendre, attendre un mécompte. Triste fin d’une journée d’espérance, qui revient encore aujourd’hui ; rien ne peut l’éloigner du cœur, cette trompeuse.
Je vais lire : que lirai-je ? Le choix des livres, malaisé comme celui des hommes : peu de vrais et d’aimables.
Le 19. — Une lettre de Louise, pleine d’intérêt pour toi : rien que cœur, esprit, charme d’un bout à l’autre, façon de dire qui ne se dit nulle part que dans ces rochers de Rayssac. La solitude fait cela ; il y vient des idées qui ne ressemblent à rien du monde, inconnues, jolies comme des fleurs ou des mousses. Charmante Louise, que je l’aime ! Je la trouve cette fois d’un calme, d’un désabusé qui m’étonne, elle si illusionnée d’ordinaire. Je vais joindre l’autre Louise, qui ressemble tant à celle-ci, ne trouves-tu pas ? et qui prie aussi et fait prier pour ta guérison. « L’autre jour, m’écrit-elle (Louise de Rayssac), j’étais à la Platée, paroisse de ma tante ; je m’approchai d’une sainte fille qui habite cette église depuis le matin jusqu’au soir, et qui est en grande vénération de sainteté. Je soulevai un coin de son voile noir et lui dis bien bas : « Pardon, mademoiselle, je voudrais vous demander des prières pour un jeune homme malade, frère de la personne que j’aime le plus au monde. » — « Eh bien ! je prierai », me dit-elle, avec cet air de modestie qui donne encore plus de confiance à ma recommandation. — Je ne l’ai pas revue. »
N’est-ce pas un joli trait pieux, mon ami, cette jeune fille quêtant pour toi des prières avec un air d’intérêt céleste ? Elle est charmante. Les anges lui auraient donné.
Le 21. — Mon bonheur, mon charme, mes délices, écrire au soleil, écouter les oiseaux.
Ce n’a pas été long ce beau jour de ce matin. Hélas ! mon ami, une lettre de Caro m’est venue parler si tristement de ta santé que j’en suis accablée. Il tousse, il tousse encore ! Ces mots retentissent partout depuis, une pensée désolante me poursuit, passe et repasse dedans, dehors, et va tomber sur un cimetière ; je ne puis voir une feuille verte sans penser qu’elle tombera bientôt et qu’alors les poitrinaires meurent. Mon Dieu, détournez ces pressentiments, guérissez-moi ce pauvre frère ! Que me faudrait-il faire pour lui ? Impuissante affection ! Tout se réduit pour moi à souffrir pour toi.
Le 22. — Si jamais tu lis ceci, mon ami, tu auras l’idée d’une affection permanente, ce quelque chose pour quelqu’un qui vous occupe au coucher, au lever, dans le jour et toujours, qui fait tristesse ou joie mobile et centre de l’âme. — En lisant un livre de géologie, j’ai rencontré un éléphant fossile découvert dans la Laponie, et une pirogue déterrée dans l’île des Cygnes, en creusant les fondations du pont des Invalides. Me voilà sur l’éléphant, me voilà dans la pirogue, faisant le tour des mers du Nord et de l’île des Cygnes, voyant ces lieux du temps de ces choses : la Laponie chaude, verdoyante et peuplée, non de nains, mais d’hommes beaux et grands, de femmes s’en allant en promenade sur un éléphant, dans ces forêts, sous ces monts pétrifiés aujourd’hui ; et l’île des Cygnes, blanche de fleurs, et de leur duvet, oh ! que je la trouve belle ! Et ses habitants, qui sont-ils ? que font-ils dans ce coin du globe ? Descendants comme nous de l’exilé d’Éden, connaissent-ils sa naissance, sa vie, sa chute, sa lamentable et merveilleuse histoire ; cette Ève pour laquelle il a perdu le ciel, tant de malheur et de bonheur ensemble, tant d’espérances dans la foi, tant de larmes sur leurs enfants, tant et tant de choses que nous savons, que savait peut-être avant nous ce peuple dont il ne reste qu’une planche ? Naufrages de l’humanité que Dieu seul connaît, dont il a caché les débris dans les profondeurs de la terre, comme pour les dérober à notre curiosité ! S’il en laisse voir quelque chose, c’est pour nous apprendre que ce globe est un abîme de malheurs, et que ce qu’on gagne à remuer ses entrailles, c’est de découvrir des inscriptions funéraires, des cimetières. La mort est au fond de tout, et on creuse toujours comme qui cherche l’immortalité.
Une lettre de Félicité, qui ne m’apprend rien de meilleur de toi. Quand écriront-ils, ceux qui en savent davantage ? Si on voyait battre un cœur de femme, on en aurait plus de pitié. Pourquoi sommes-nous ainsi, qu’un désir nous consume, qu’une crainte nous brise, qu’une attente nous obsède, qu’une pensée nous remplisse et que tout ce qui nous touche nous fasse tressaillir ? Souvenir de lettres, heure de la poste, vue d’un papier, Dieu sait ce que j’en éprouve ! Le désert des Coques aura vu bien des choses pour toi. Ma douce amie, ma sœur de peines et d’affections est là, pour mon bonheur, d’un côté, pour m’attrister, de l’autre, quand je la vois souffrir, et qu’il me faut lui cacher mes souffrances pour ménager sa sensibilité.
Le 24. — Inquiétudes, alarmes croissantes, lettre de M. de Frégeville qui t’a trouvé plus mal. Mon Dieu ! faut-il apprendre comme par hasard que je puis te perdre ? Personne de plus près qu’un étranger ne me parlera pas de toi, ne me dira pas qu’il t’a vu pour moi ! Dans l’éloignement, rien n’est accablant comme le silence. C’est la mort avancée. Mon ami, mon frère, mon cher Maurice, je ne sais que penser, que dire, que sentir. Après Dieu, je ne vis qu’en toi comme une martyre, en souffrant. Et qu’est-ce que cela, si je pouvais l’offrir pour te racheter ? quand je plongerais dans une mer de douleur pour te sauver du naufrage. Toute rédemption se fait par la souffrance : acceptez la mienne, mon Dieu, unissez-la à celle des sœurs de Lazare, unissez-la à celle de Marie, au glaive qui perça son âme auprès de Jésus mourant ; acceptez, mon Dieu, coupez, tranchez en moi, mais qu’il se fasse une résurrection !
Le 25. — Courrier passé sans me rien laisser. Mêmes doutes et incertitudes, mêmes craintes envahissantes. Savoir et ne pas savoir ! État d’indicibles angoisses. Et voilà la fin de ce cahier : mon Dieu ! qui le lira[29] ?
[29] Qui devait le lire ? Ainsi qu’Eugénie de Guérin le pressentait, ce ne fut pas Maurice, qui, ramené par elle, et non sans peine, au Cayla, s’y éteignit moins de deux mois après la date de cette page, le 19 juillet 1839. On trouvera dans un des cahiers qui suivent le touchant récit des derniers instants d’un frère si tendrement aimé.