L'homme né de la guerre : $b témoignage d'un converti (Yser-Artois, 1915)
CHAPITRE VI
Notre déception. Nos morts. La journée de Coxyde-Plage. Dupouey me parle de l’attaque. Son fils. Ses « Jean le Gouin » dans la villa. Un mot sublime du lieutenant Illiou. Prestige de Dupouey ; son mystère. Deux hommes tués dans notre cour. « Voici l’homme ». Nous quittons Nieuport-Bains pour Wulpen et pour Ramscapelle. Au jour le jour ; la messe chez les Belges. Notre troisième et dernière rencontre. Histoire d’une patrouille. A Furnes. Le goût immodéré de Dupouey pour les ruines. Nous nous quittons.
Cependant, notre échec m’a laissé de troubles pensées. Je n’ai pas appris sans émotion que le capitaine de Junillac, « le capitaine à la petite bêche », était tombé dans le combat, victime de son enthousiasme. Il n’était pas là pour combattre ; il n’a pu se tenir au moment de l’assaut ; c’est lui que j’ai vu sur la crête : il n’est pas mort mais peu s’en faut. Nous avons perdu, nous, un de nos hommes, d’un éclat en plein cœur ; on l’a placé sous notre toit, dans une petite pièce de derrière. Avant de me coucher, j’ai voulu poser sur son corps un regard et une pensée. Je lis sur mon carnet à cette date : « Jamais je n’ai tant pensé à la mort — pas à la mienne. » Au fait, qu’avais-je risqué de plus en ce grand jour ? Je passe sur les jours qui suivent, sur les récits horribles et contradictoires des survivants, sur l’enterrement de deux officiers de dragons qui eut lieu à ma porte, et auquel j’assistai de près[14]. Et j’arrive au dimanche 31 janvier, à notre journée de Coxyde-Plage.
[14] Le …e régiment de dragons (démonté) tenait les tranchées de deuxième ligne. Au moment de l’absoute, arrosage de 77 et de marmites ; les officiers firent se garer leurs hommes, mais restèrent nu-tête auprès de l’aumônier.
Parmi les villas désastreuses, celles-ci tout à fait intactes, plantées dans tous les sens et gâtant sans recours un beau paysage mouvementé de dunes chauves, Dupouey avait choisi pour cantonner la plus modeste. Sur la digue, face à la mer, une salle à manger large comme la main et une cuisine. Quand j’entre, un enfant balaie le couloir ; il salue d’un clignement d’œil, à la mode de son pays : c’est un petit « réfugié » belge ; ses parents et ses sœurs tiennent la maison. Dépouillé de ses vêtements de combat, en veste courte, Dupouey m’apparaît plus frêle, plus fin ; ses mains sont longues, blanches et belles, avec une bague et un anneau d’or. Il me présente à son second, un lieutenant blond qui a bon sourire et dont les yeux sont toujours suspendus au regard de son capitaine ; il me présente aussi son « quartier-maître », un rude marin sympathique, l’image même de la fidélité ; un jeune mousse rose et balourd fait le service. Familiarité et obéissance. Une famille d’hommes où je me sens intrus. Autour de deux petites tables accolées on s’assied comme on peut, genou contre genou. Dupouey a reçu un colis de Bretagne auquel on fait honneur : du beurre frais, un pâté de sardines au beurre et des dattes. Avec un bifteck un peu dur et des petits pois, c’est parfait. Au dessert, on boit le « tafia » que fournit le ravitaillement. « J’aime ce rhum jeune qui sent la canne », dit mon hôte. Causerie à bâtons rompus dont l’attaque fait tous les frais. Il en parle sans déception : oublie-t-il ses illusions de la veille ? ou est-il si docile à l’imprévisible destin qui a changé nos joies en peines ? Il voit de haut sans doute ; l’artiste, le blasé, le dilettante (je ne disais pas le chrétien) remonte déjà dans sa tour. Il s’est porté au moment de l’assaut auprès du commandant Jacquot dont les tirailleurs attaquaient. Je l’ai vu un jour dans sa cave, ce vieux colonial à la barbe de fleuve ; sous la voûte éclairée par une lampe fumeuse, il était installé au centre d’une longue table : un superbe spahi drapé auprès de lui, le drapeau déployé au mur, il commandait. Lui qui connaissait le terrain, il considérait, paraît-il, cette attaque comme une folie. Dupouey le montre au téléphone, recevant d’instant en instant les bonnes et mauvaises nouvelles, réclamant des renforts qu’on lui refusait ; la mort dans l’âme, ordonnant de tenir ; enfin, prenant sur lui de faire replier ses hommes. Il a pleuré « ses pauvres tirailleurs ».
« Et de Junillac ? — Il est mort. » O détresse ! Autre tableau, autre récit. Un capitaine de cuirassiers[15], « un de ces beaux cavaliers qui ont de la race », accourt dans la « cagna » ; il a été touché en même temps que son chef d’escadron ; il vient pour qu’on le panse, et vite ! Au moment de partir, il ajoute : « Enlevez-moi ça ! j’ai la cervelle du commandant de L… sur le dos, ça me dégoûte ! » Et il retourne au feu. Dupouey est ravi de ce mot ; il le répète… Pour moi, je ne l’entends pas bien. Chez celui qui l’a prononcé, comme chez celui qui l’admire, il règne évidemment un mépris total de la mort physique. O païen que je suis, il me déplaît d’entendre blasphémer le corps ! Et pourtant Dupouey semble aimer cette vie. Quand je lui avoue, bien timidement, que je ne me vois pas, quant à moi, « continuant de vivre après la guerre », que la guerre est pour moi une « fin suffisante » qui me ferme tout l’horizon. « Moi pas, dit-il. Voulez-vous voir mon fils ? » Son fils ! je ne le savais ni marié, ni père ! Il tire de sa poche une photographie : elle représente un gros bébé aux bonnes joues, modelé tout en rond dans une chair de lait, qui veut faire éclater la peau. Il ne s’attendrit pas ; il admire, il est fier. « Comme c’est beau, un visage d’enfant ! » Il le contemple même avec une sorte d’impartialité supérieure, et comme s’il n’était pas le sien. Je m’explique aujourd’hui ce calme : il rend hommage à la création. Mais comme il a peu renoncé à une vie, qu’il risque ici à tout instant !
[15] Je l’ai vu conduire, le bras en écharpe, le deuil de son commandant, sous les obus.
Après le déjeuner nous allons voir nos « Jean le Gouin ». On leur a laissé tout le luxe : ils occupent un grand chalet, propriété d’un célèbre ténor. Dans le salon du bas est un piano à queue avec quelques partitions oubliées. « Mettez-vous là ! jouez-moi du Chopin ! » Je m’excuse. Sur le palier, nous rencontrons un petit marin, un vrai gosse, que Dupouey saisit par le menton : « Voilà le plus beau de tous ! me dit-il. Ah ! on n’en fait plus comme celui-là ! » L’enfant, tout honteux, rit et se dégage. « A-t-il un joli regard, cet enfant ! » Il continue : « J’avais un petit ordonnance. Il s’appelait Simon… Il est tombé dans mes bras à Steentstraete ; je l’aimais bien[16]. » Dans les chambres du haut, d’un modern style atténué, les « Jean le Gouin » sont assis, couchés ou vautrés, en un négligé pittoresque, sur une litière de paille blonde qui couvre toute l’étendue du parquet. L’un recoud sa vareuse, un autre lit, celui-là griffonne une lettre sur un bidet fermé qui lui sert de pupitre. Leurs yeux demandent s’il faut se mettre au garde à vous. « Ne vous dérangez pas ! » Son pouvoir sur ses hommes est sans limites ; mais sa bonté aime à y renoncer. Pour le moment, leur sans-gêne, bien étalé dans ce cadre cossu, l’amuse. En enjambant quelques dormeurs, il me conduit dans un coin réservé, où sont restées pendues à la muraille des estampes d’Outamaro et d’Hokousaï. Il en caresse les contours flexibles, avec un évident plaisir. Ainsi, son esprit est toujours présent, prompt à bondir sur ce qui s’offre. Il passe d’un sujet à l’autre, comme insoucieux de se décentrer. C’est surtout cette liberté qui me frappe, non la maîtrise de soi qu’elle suppose, non la certitude qu’elle sous-entend[17]. De l’officier et de l’artiste, j’échoue à faire la synthèse. Il y a quelque chose de mystérieux ici : pas un instant je n’imagine que cela puisse être la sainteté. Dans tous les cas, il me domine. Déjà je ne sais plus que faire écho à ses paroles. J’hésite à lui répondre. Je me sens devant lui tout petit garçon.
[16] « Je me sentais son grand frère », disait-il à l’abbé Pouchard.
[17] J’écrivais à André : « Un homme juste, un homme libre, qui comprend tout, même le bien. »
Nous terminons notre après-midi dans la dune en poussant jusqu’à la villa-forteresse, que les Boches avaient construite, avec cave, ascenseur, route entretenue à leurs frais, pour tirer un jour sur Dunkerque. Dupouey admire la puissance de nos ennemis ; mais tout ce qu’il espère pour la France ! Que donnera la guerre après ? Il parle de Claudel avec enthousiasme — sans quitter le terrain de l’art. Il n’aime pas Péguy. « On ne peut dénier, me dit-il, que nous ne soyons soulevés par une vague de spiritualisme. » Il a l’impression que l’influence de Barrès a beaucoup grandi depuis quelque temps, etc. Mais l’homme est tellement attaché au bien-être ! Il revient pour la troisième fois sur ce sujet. « On mettra dix mille francs pour un mobilier… on refusera d’en donner deux cents pour un beau rétable. » N’importe ! il y aura du changement chez quelques-uns. La guerre a déjà fait des choses admirables. « Tenez ! il faut que je vous cite un mot. Je le tiens de notre aumônier qui me l’a rapporté sans m’en nommer l’auteur. Après les combats de Dixmude, un officier vient le trouver pour « se mettre en règle ». L’aumônier le croyait parfaitement athée. « Comment venez-vous si tard, lui dit-il. Mais vous pouviez mourir vingt fois dans ce massacre ! — Oh ! je le savais bien, répond l’officier, et dès le premier jour, j’étais décidé à me « rendre » ; mais je me refusais à faire un marché avec Dieu, à lui donner ma foi en rançon de ma vie ou de mon âme. » Est-ce assez noble et délicat ! et humble, au fond, sous l’apparence de l’orgueil !… « Dupouey racontait le fait sans passion ; comme le reste, « avec distance ». Moi, j’admirais le mot de tout mon cœur ; mais non, hélas ! avec plus d’allégresse que le spectacle de l’après-midi qui était merveilleux sur la mer et le sable. A ce moment, j’aurais pu forcer la consigne, obtenir peut-être de notre ami l’aveu le plus cher à son âme. J’étais timide, obsédé de plaisir, aveugle. N’ayant fait qu’entrevoir la vraie clarté qui le guidait, je passai outre. Et puis, il devait mettre une sorte de pudeur à se montrer si différent de moi. Je me serais penché sur son secret que déjà il eût refermé le tabernacle.
L’admirable parole était du lieutenant de vaisseau Illiou, qui tomba un mois après Dupouey, aux mêmes tranchées. Elle lui fut, devant tous, solennellement attribuée, par l’aumônier du 1er régiment qui prêcha à ses funérailles : « L’homme qui l’a pensée est sauvé par avance », ajoutait celui-ci. Mais dans l’instant où je l’appris, elle ne me révéla rien ni sur mon compagnon, ni sur moi-même. Je l’enregistrai et je la classai, parmi les souvenirs, certes, les plus frappants de notre journée de Coxyde, mais sans lui accorder sur les autres la primauté. J’étais si peu aiguillé dans le sens chrétien que je ne songeai même pas à me demander si Dupouey était croyant ou incrédule, catholique ou bien réformé. C’était l’ami de mon ami G…, protestant et auteur de l’Immoraliste, un homme supérieur et prodigieusement artiste en même temps que beau soldat. Pendant le thé, on discuta d’un débarquement possible des Boches sur la côte flamande ; la petite fille des réfugiés vint jouer auprès de nous ; Dupouey lui donna un bonbon… Nous prîmes rendez-vous, à deux jours de là, aux tranchées, où j’irais partager avec lui le « singe » et le pain. « J’adore cette vie à même le sable, disait-il de sa belle voix ; la mer vient jusqu’à vous : le soleil reflété vous baigne de toutes parts. Dommage que les Boches vous jettent à la tête leurs petites saletés. » Il nommait ainsi leurs grenades. Nous nous quittâmes avant le soir sans nous connaître[18]. Je ne l’ai revu qu’une fois.
[18] « Je quittai Dupouey sous un beau nuage de grêle qui occupait la moitié du ciel pur, dans un état d’ivresse singulière. » (Lettre citée par André G…)
Il ne retourna pas aux tranchées de la dune et nous fûmes relevés en même temps que lui. La veille du départ, comme on se réjouissait de se tirer avec un minimum de pertes d’un endroit réputé mauvais et où « Caroline » ne chômait guère, la dite « Caroline » qui gîtait à Westende, « au-dessous de l’affiche bleue » et se moquait de nos obus, plaça un superbe explosif devant la cuisine, au moment même où nous allions sortir. On reflue dans la salle ; le cuisinier tend le dos ; on se tâte. Personne n’est touché ! C’est toujours par le rire qu’en ces cas-là le soulagement se traduit. Mais nous ne rions pas longtemps. Deux hommes agonisent dans la courette : Segers, un de nos bons téléphonistes, et un fantassin « détaché », qui ont été surpris en train de charger leur voiture. Quel spectacle ! Avant même d’être tout à fait morts, les voici transformés en deux pauvres choses meurtries, toutes salies de boue et de poussière, sans nom humain. Ce tas de bouillie et de vêtements, d’où le sang ruisselle, fait encore entendre un râle angoissé. « Voici l’homme ! »
Moi, médecin, n’ai-je donc jamais vu la mort — je songe aussi à toi, ma pauvre mère ! — la mort qui détruit et qui souille, pour perdre la tête devant ceux-ci ? Je ne connaissais guère que l’un d’eux, il avait une brave figure ; la minute d’avant, il était entré dans la salle pour y prendre quelques objets. Mais non ! ma douleur n’est pas personnelle ; elle s’adresse à l’homme tout court. Je rentre dans ma chambre et spontanément me jette à genoux ; pour prier qui, mon Dieu ? pas vous ! Je ne saurais dire ni qui, ni quoi ; la Force, le Destin qui préside à notre existence. Je crie de toute mon âme naufragée : « Pitié pour eux ! pitié pour eux ! » Deux jours plus tôt déjà, j’aurais à le noter, le même mouvement du cœur m’a courbé devant l’inconnu, à propos du héros « à la petite bêche »[19]. Dans un cercueil construit en hâte on place le corps de notre canonnier. Comme on ne peut le faire passer par la porte, on le laisse dans notre cour. Comment ne pas penser au malheureux ? Nous accrochons la boîte dans toutes nos allées et venues, le soir en rentrant nous coucher, le lendemain au petit jour en préparant notre départ. J’ai souffert, cette nuit, de le savoir tout seul sous les étoiles.
[19] « Seigneur ! C’était des hommes — et qu’en avez-vous fait ? qu’en ferez-vous ? — Si je priais, ce serait pour les autres… On est si peu égoïste ici, quand on vit… Je ne sais plus au juste ce que je pense. Après l’enthousiasme de la guerre, j’en réalise à présent toute l’horreur. Et dans cet enfer, à qui s’en remettre. » (Lettre à André G…, 1er février.)
Il repose à présent de l’autre côté de la rue, à la lisière de la dune, mêlé aux tirailleurs et au menu sable qui bouge, sous une croix peut-être déjà déplantée par le vent et par les obus. Et comme j’eus tôt fait de l’oublier !
En vérité, tout cela a glissé sur moi sans pénétrer plus loin que l’enveloppe. A quelques kilomètres de Nieuport, mais dans le pays bas, derrière Ramscapelle, je me suis bientôt refait une vie, menacée de moins de périls et qui est douce. Je suis à l’échelon, avec un compagnon de choix, le lieutenant D… Il nous vient quelquefois des obus ; on les compte. On fait de temps en temps une expédition jusqu’aux batteries, qui, elles, encaissent royalement. Le plus souvent on travaille tranquille. J’ai perdu de vue Dupouey : il est si difficile de communiquer ! Il a pris le secteur entre Lombaertzyde et Saint-Georges. A dire vrai, je ne fais guère effort pour le revoir. Nous sommes installés dans une grande ferme flamande dont les fermiers parlent un langage inconnu : il y a dans la cour un fumier gigantesque, hanté de monstrueux cochons. Toute l’après-midi je reste installé dans la salle. L’armée belge s’amuse, s’épuce, s’épouille sur le pré ; c’est un plaisir. Chez le sacristain où je couche, je pianote sur un vieux meuble, j’écris, je lis : j’ai entrepris une traduction d’Électre. Après dîner, D… et moi nous faisons un tour, sur le chemin capricieux planté de saules, qui continue jusqu’à Pervyse. Nous voyons sans nous déranger les 210 tomber sur Ramscapelle et sur Nieuport-Ville les 420. Ou bien nous nous portons au passage de la relève sur les bords du canal, où les « estaminets » ne manquent pas. Dupouey ne doit pas suivre cette route ; je vois d’autres officiers, jamais lui. La musique militaire belge qui nous assourdit toute la semaine quand ce ne sont pas les trompettes, joue le dimanche à la grand’messe. J’y vais pour faire comme les autres, par désœuvrement et curiosité ; mais sous le porche ruiné où les soldats flamands s’entassent, le moment où toutes les têtes s’inclinent, où les trompettes sonnent aux champs, est riche d’émotion patriotique : la Belgique est foulée, qui la délivrera ? C’est tout.
Un matin pluvieux, le 24 février, Dupouey me surprend à la ferme. J’ai vraiment plaisir à le voir ; il a peu de temps devant lui. Nous causons. Je lui dis ma vie, il me dit la sienne : il passe deux jours aux tranchées près de Saint-Georges, un tas de pierres empilées flottant sur l’eau ; il reste deux jours en réserve dans les caves de Nieuport-Ville, puis quatre jours à l’arrière à Oost-Dunkerque ; mais le dernier bombardement ayant fait des victimes, ses hommes occuperont dans les dunes des baraquements. Ah ! il regrette les tranchées de la plage ! Ici c’est une guerre de patrouilles, on se tâte toutes les nuits. Le pays bas n’étant qu’un lac, sur une route entre deux eaux, qui seule affleure, ils se risquent à quelques-uns, un premier-maître et quatre fusiliers ; ils marchent pas à pas, sans bruit ; il s’agit de surprendre la sentinelle boche qui barre le chemin ; pour couvrir la distance, ils mettent quelquefois des heures. Les derniers qui y sont allés ont dû demeurer à plat ventre une partie de la nuit ; la sentinelle, étant de face, eût pu les voir venir. « Elle ne bougeait pas, la gueuse ! » (C’est un marin qui parle.) Enfin, arrive un grain. La sentinelle, qui reçoit la pluie en pleine figure, rabat d’abord son capuchon, puis se retourne. Ah ! son affaire est vite faite ; ils ne sont plus qu’à deux mètres : un seul bond !… Elle tombe égorgée, mais en tombant, donne l’alarme. Coup de feu. Tous ne rentrent pas. « Le plus à plaindre, voyez-vous, me disait Dupouey, c’est l’officier derrière son créneau, qui ne sait rien, qui compte les minutes comme des heures, qui tend l’oreille au moindre bruit et qui attend, anxieux, le retour. Dans ces cas-là, je ne supporte pas l’attente. » Mais il doit me quitter, il a quelques achats à faire à Furnes. « Je vous emmène et vous ramène. J’ai une auto. »
La pauvre petite ville si jolie, sur laquelle hélas ! trop souvent, je vois éclater les obus qui passent par-dessus nos têtes, est plus déserte que jamais. Sur la place désaffectée qui a perdu quelques façades, une ou deux boutiques restent ouvertes. L’hôtel de la Noble-Rose n’est plus ; l’hôtel de ville, à peine un peu criblé, garde son charme. Là, sous la pluie et le silence, il faut se taire, n’est-ce pas ? Dupouey fait emplette de quelques objets et d’une bouteille d’eau de Cologne ; la puanteur est telle sur l’Yser où la marée fait osciller tant de cadavres !… Mais nous ne posons pas. « Il faut venir déjeuner avec moi dans ma cave. Quand venez-vous ? Nous nous promènerons dans Nieuport-Ville : j’y passe tout mon temps… Je suis en train de prendre un goût immodéré pour les ruines… N’est-ce pas inquiétant, dites-moi ? » Il rit ; je ris. Oh ! je connais l’endroit : la halle, la tour des Templiers, le port ; l’église qui n’avait déjà plus de porche, voici deux mois, et qui s’ouvrait comme une rose. En vérité l’intérieur de la nef, qui ignorait les outrages du temps, semblait tout neuf en s’éveillant à la lumière, et il était d’un rose doux de rose-thé. Elle va tomber peu à peu, il ne restera plus debout que les piliers, les murs et les arcades. Cependant auprès d’elle, le cimetière s’agrandira. Sur les tombes nouvelles, on continuera de poser, en guise de monuments funéraires, les débris de l’église, statues et chapiteaux. J’imagine Dupouey s’attardant à fouiller, dans une triste maison que je sais, les tas d’objets, de papiers, de lettres, qui s’échappent d’un secrétaire d’acajou ; à restituer en esprit ces intimités ravagées… Il me semble tantôt plus gai, tantôt plus grave que l’autre dimanche à Coxyde. « Il y a un beau vers dans le dernier livre de Verhaeren, vous en souvenez-vous ?
Quand il le chante, on sent l’homme qui aime les mots. Puis il se tait, seul avec ses pensées. Il ne sait plus que je suis là. Où va son étonnant regard ? « Dans le fond, reprend-il, pour moi, jamais voyage ne m’aura autant exalté. Oui, venez me voir dans ma cave ! » L’auto qui longeait le canal me ramène au point de départ. Nous nous serrons la main comme gens de revue. Ne dois-je pas aller déjeuner avec lui demain ? Hélas ! une raison de service me retiendra. Adieu, notre méditation dans les ruines ! Le contact est encore rompu, quand peut-être allait naître une amitié.
J’ai mis trop de chaleur dans la relation de nos trois rencontres[20] : les suites qu’elles ont eues ont tant augmenté leur prix à mes yeux ! J’ai exagéré, je le sens, l’effet qu’avait produit sur moi, dans le moment, « l’annonciateur de la grâce ». Qui me l’eût présenté pour tel n’eût récolté de ma part qu’ironie. Oh ! dès le premier jour, le processus divin fut merveilleux ! Mais le plus singulier miracle, c’est que je ne m’en doutais pas. Notre poème n’a pris forme qu’à l’instant où il s’achevait : dans la mort… Il n’y a jusqu’ici que l’échange cordial — je donnais peu, lui tout le reste — de deux hommes de même culture, qui ont eu plaisir à se voir dans des circonstances exceptionnelles : sans le décor de guerre, rien que de tout banal. Dupouey me tient si peu au cœur que je vais rester six semaines sans m’inquiéter de lui, sans chercher à le voir, et sans penser à lui, peut-être ?… j’entends : consciemment. Cependant, par-dessous, l’inconscient — ou Dieu — fait son œuvre.
[20] Non. J’ai relu depuis, dans la préface d’André G…, les lettres que je lui écrivais sous le coup de l’émotion. Elles débordent d’une sorte de délire dont je n’avais pas conscience alors. J’étais déjà plus « possédé » que je ne me le figurais… N’importe !