L'homme né de la guerre : $b témoignage d'un converti (Yser-Artois, 1915)
CHAPITRE XV
Je lis le Nouveau Testament. Catholicisme et protestantisme. Le péché selon Michel-Ange. Figure de Notre Seigneur. Sa passion et la nôtre. Les prêches du père G… Quatrième lettre de Mme D… : l’amour des pauvres chez Dupouey. Novembre à la fosse 10. En permission. Mot d’André G… La messe du dernier dimanche de l’Avent. « Je communierai à Noël. »
C’était une Bible complète que je désirais posséder. Les citations admirables contenues dans le cahier noir, les commentaires fulgurants de Pascal sur les anciennes prophéties m’avaient donné le désir de lire les Psaumes… Je m’en consolerai en accrochant au mur quelques photographies de la Sixtine que me remet le même messager. Il y a Ézéchiel, Daniel, Jérémie, Isaïe, la Création de l’Homme et de la Femme, le Péché et la Déchéance : ainsi, j’aurai toujours présentes les raisons et les voix qui réclamaient de Dieu son Christ.
Mon messager est protestant, et convaincu. Aussi bien est-ce une édition protestante des Évangiles qu’il a acquise à mon intention. Je n’en éprouve aucun ennui. Nos frères séparés restent pourtant nos frères et les textes restent les textes dans la Vulgate ou dans Oswald. Qui s’aviserait de les altérer au profit de l’orthodoxie ou de la Réforme ? Personne, j’en suis sûr ; une voix si douce et si pure n’admet pour auditeurs que gens de bonne foi. Est-ce à dire que je balance entre les deux confessions ? Oh ! nullement ! Je comprends aujourd’hui pourquoi la curiosité des Saints Livres m’a été refusée au temps de mon indifférence envers Dieu. Je connais par expérience cet amour-propre de l’intellectuel, qui met ce qui lui plaît dans ses lectures et est tenté de se considérer comme le premier qui lise ce qu’il lit et qui le lise bien. « Depuis dix-neuf cents ans que le Christ a prêché et que l’on interprète sa doctrine, j’arrive et je déclare que, durant dix-neuf siècles tout ce monde-là s’est trompé ; la parole faussée, c’est moi qui la redresse ; on n’attendait que moi ! » Quand les plus étonnés de ma conversion confessent qu’à tout prendre, ils auraient compris de ma part une adhésion réfléchie au protestantisme et, bien entendu, au plus libéral, ils s’écrient, indignés : « N’êtes-vous plus un esprit libre, vous ? » Loué soit Dieu qui ne m’a point parlé, avant que j’eusse résigné cette liberté vaniteuse ! Non, mes amis, je ne suis plus libre de moi et je m’en réjouis au fond de l’âme. Dieu m’a donné un interprète de son choix ; je lirai Dieu avec les yeux d’un autre, comme le lit l’Église, comme le fait Dupouey, selon la raison catholique. Me croyez-vous si peu reconnaissant de ses bienfaits ? Vous ne voudriez pas que je quitte la main qui m’a mené au sanctuaire, qui a déchiré pour moi les nuages et sans laquelle l’Évangile me serait demeuré fermé ! Que si je la rejette, du même coup, il me faut rejeter le Livre ; je n’en ai plus besoin, il me redevient étranger. Foin d’une religion qui exorcise le miracle ! Consentez-y ou non, mais c’est en partant d’un miracle que ma foi neuve en est venue à écouter la voix qui vous prêche l’amour. Comme me l’écrira, dans sa prochaine lettre, la compagne de notre saint, en parlant de la merveilleuse rencontre qui déposa dans mon cœur le germe sacré, oui, « le Divin y jouait un grand rôle » ; « Dieu l’avait préparée dans ses moindres détails ». Comment admettre que ce Dieu ne soit pas celui des Saints Livres ? A qui m’objectera mes contradictions, ma façon d’entendre la messe, de m’exempter des sacrements qui m’incommodent, je répondrai d’abord que tout espoir n’est pas perdu, et que je ne dis pas : jamais, mais : pas encore ; que, pour répéter un mot personnel, « je ne veux rien forcer », mais souhaite au fond « qu’on me force »… Mon esprit à aucun moment n’a prétendu se donner une loi, se substituer à son maître. Que son maître élève le ton, il lui obéira sur l’heure. Ses manquements et ses refus sont provisoires ; il s’en excuse comme il peut ; mais tout cela lui sera pardonné à l’heure dite. Il est trop sûr de demain pour se rebeller.
Je me souviens que j’abordai les Évangiles, dans le joli petit volume au texte fin, le jour du plus puissant bombardement de notre fosse ; le premier 210, avec son bruit de chemin de fer, nous « manqua », D… et moi, dans la cour de la mine. Quand le calme se fait, j’entre dans saint Matthieu : « Elle enfantera un fils que vous appellerez du nom de Jésus, car il sauvera son peuple de ses péchés. » De ses péchés ! Comme à la lumière de la Doctrine, toutes les obscurités se dissipent. Je ne m’étais jamais encore demandé pourquoi, dans la fresque de Michel-Ange qui réunit en un diptyque, séparées par l’arbre du Mal, la Tentation et la Chute, Adam et Ève étaient représentés si beaux dans le désir, au moment que l’homme cueille la pomme et que l’attend la femme, couchée mollement à ses pieds, et d’autre part, chargés d’une telle misère, affligés tout à coup d’une si frappante laideur, dans leur fuite éperdue devant l’épée vengeresse de l’Ange. Je m’étais contenté de juger, en artiste, que la partie gauche de la peinture avait plus de plénitude et plus d’harmonie que n’en avait la partie droite : c’était tout. Et voici que soudain, de cette déformation volontaire, m’apparaît la sublime et claire intention. Le peintre n’a eu garde d’oublier que le péché gâte la créature ; d’Adam pécheur il a fait un épais manœuvre et d’Ève pécheresse une femelle sans beauté. Laideur, péché, il faut que désormais ces deux mots soient inséparables, et leur équivalence est article de foi. Dupouey écrivait : « La beauté (chez les grandes âmes) n’est que le reflet de leur vertu, qui s’appelle aussi Force et qui est une victoire. La première de toutes les œuvres d’art est d’ailleurs une belle vie, même silencieuse, même maladroite, si elle n’est pas vaincue par l’impureté. » Lui-même en a donné l’exemple ; et voici la vie de son Maître. J’ai tout à y apprendre, hélas !
Je l’avoue douloureusement, la figure de Notre Seigneur m’était jusqu’alors inconnue. J’en avais saisi un rayon sur l’homme ; pour le reste, j’avais mes lointains souvenirs, les traits simplifiés du catéchisme. Je ne mesurais pas la profondeur de son amour, de sa pauvreté, de sa pureté, et ni surtout de sa souffrance. Je rêvais trop des couronnes promises, et j’échappais aux humaines angoisses devant la douleur et la mort, à force de m’hypnotiser sur les récompenses célestes. Ce qu’il en coûte d’être juste, je le soupçonnais à demi, mais je songeais moins, pour moi-même, à payer ma dette qu’à recevoir. Et surtout, le Dieu que j’aimais était un Dieu de gloire et de triomphe et non un Dieu de détresse et d’humilité. Je ne l’évoquais pas sur terre ; ses plaies ne me faisaient point mal… Dire qu’il a souffert, et au centuple, ce que je vois mes frères souffrir autour de moi : celui-ci écrasé sous les sacs à terre, celui-là bastonné, déchiqueté par les obus, cet autre qui a soif dans un trou de marmite et qui appelle sa mère vainement ! Hier c’étaient encore trois de nos hommes qui tombaient ; j’apprendrai demain que les beaux enfants, que je voyais jouer dans mon petit pays, sont morts comme eux, restent mutilés ou aveugles… Un Dieu a souffert tout cela ! Comment devant Lui qui m’enseigne, osé-je encore donner accueil à ces désirs qui entrent par les yeux et qui détraquent toute l’âme ? et comment devant Lui, puis-je tenir à cette guenille du corps ?… Plus je touche Sa chasteté, plus mes velléités charnelles me semblent laides, odieuses, promises à la damnation. — Un soir, je me sens trop indigne de prier ; ô privation insoutenable ! Je retombe pourtant… Mais il faut si peu de Sa part, tant Sa miséricorde est généreuse, pour se sentir d’aplomb et rentrer en plein ciel.
Quand le père G…, notre aumônier divisionnaire, vient lire l’Évangile au bord du chœur, de plain-pied avec ses soldats et le commente pour eux en peu de phrases, on dirait qu’il commande. La barbe poivre et sel est courte ; derrière ses lunettes, un regard plein de feu scintille ; les gestes sont simples et francs et la parole sans recherche dit ce qu’elle dit, fortement. C’est une joie de songer que, chaque dimanche, il enfoncera dans nos âmes la parole du Christ. Il suffira qu’il paraphrase l’allégorie du grain de sénevé et du levain, pour qu’on voie l’Église grandir et tous les oiseaux à son ombre : comme on se sent heureux de l’habiter ! Le ferment travaille, la pâte gonfle et l’on pèse le pain doré dont le peuple se nourrira ; qu’on se sent heureux d’être de ce peuple ! J’en ai fait le serment : rien ne m’en séparera jamais plus. L’admirable Credo chanté par toutes ces voix d’hommes a plus de certitude après que le père G… a parlé. Et il confond si bien la cause de Dieu et la nôtre ! Ah ! avec lui on n’oublie pas la guerre, non ! A l’autel, c’est le grand sacrificateur : Dieu l’habite. Et lorsque je relis, au soir, les textes dont il a exprimé la sève divine, je leur trouve une autre vertu.
C’est bien d’entendre et d’approuver ; mais encore faudrait-il agir ? La pureté, l’humilité, la charité ne sont pas des abstractions, des rêveries, ni seulement des intentions. Comment les mettrai-je en pratique ? Mme D… a prévenu ma question ; elle m’écrit : « Cet amour de la pauvreté n’était pas une sorte de dilettantisme. Non ! Pierre chérissait les pauvres, les visitait, les entourait moralement et matériellement autant que possible. A mon dernier séjour à X…, j’ai revu ces humbles familles qui venaient à lui sans hésiter et qui pleurent maintenant, tous ces petits enfants qui escaladaient ses genoux, et, tout le temps de sa visite, y demeuraient sagement, se sentant protégés et choyés. Un jour où je lui disais : « Si le Christ te rend au centuple ce dont tu auras comblé les siens, quelle béatitude et quels trésors tu recueilleras au ciel ! » Il me répondit en m’arrêtant d’un air presque fâché : « Ne sens-tu pas que je suis mille fois récompensé déjà par la joie que j’y trouve et que de cette joie même je suis redevable à Dieu comme d’un bienfait sans prix ? » O délicatesse admirable ! Mais une telle joie, le paradis sur terre, est réservé aux seuls élus. Si je n’ose y prétendre, je tâcherai du moins d’écouter désormais, avec plus d’attention et de patience, tous ces pauvres gens de la mine qui ont si souvent recours à mes soins et qui dérangent mon labeur intime. Je m’efforcerai désormais de quitter sans regret, pour eux, mes livres, mes papiers, ma méditation. Ils ne sont pas tous, on le sait, d’une moralité irréprochable ; souvent chez eux, une semaine de misère suit une semaine de noce et de banquets, pour ne pas dire davantage ; partout les enfants naturels pullulent, que la grand’mère élève sans y trouver de mal… Je fermerai les yeux pour ne songer qu’à leur souffrance et je me réjouirai de ce qu’ils se montrent ingrats ; car selon eux tout leur est dû, et selon le Christ, c’est justice. — Encore une semaine de chômage ; les 210 ont détruit les machines ; on ne peut plus descendre dans les puits ; et un nouveau bombardement menace… Hier, à Bouvigny, un vieux a retrouvé sous les ruines de sa maison, sa femme, sa bru, tous ses petits-enfants sans vie ; il n’a pas voulu s’en aller : il croupit dans la cave sous les plâtras, n’accepte plus aucune nourriture et maudit tout le long du jour… quelle pitié ! O triste brume de novembre, boue glacée, combats incertains. Pourtant je me trouve heureux dans mon blanc refuge, avec les quatre Évangélistes, Pascal, notre ami saint et Michel-Ange au mur. Mme D… m’a demandé timidement, si j’accepterais d’elle le petit livre qu’elle allait envoyer à son mari, au moment même où elle apprit sa mort : ce sont les Méditations sur l’Évangile écrites par Bossuet pour les religieuses de Meaux… J’ai répondu poste pour poste. Ma foi devient avide, elle veut tout savoir — et cependant ne se résout pas à se rendre. Pourquoi changer, Seigneur ? ne suis-je pas tout près de vous ainsi ? n’ai-je pas déjà fait des efforts méritoires ? Que vous faut-il encore ? La joie que je tiens est si grande, que tout l’effort de mon désir tend à la confirmer telle qu’elle est, sans plus.
Or, voici que le temps de ma seconde permission approche. Ah ! cette fois, ils sauront tout ! mes intimes amis, si différents de moi encore, ma sœur et mes nièces qui n’attendent rien de si doux. J’entends ma petite nièce, la plus jeune, faire part à sa maman, tout bas, d’une découverte inouïe : « Sais-tu ? mon oncle Henri a le Nouveau Testament dans son sac ! » Après quelques hésitations, qui sont le fait de la pudeur entretenue en moi par de longs mois de solitude, je raconte en détail l’aventure miraculeuse de mon cœur. Est-ce possible ? Ma sœur est trop discrète pour m’engager à pousser plus avant, à consommer le sacrifice ; elle a peur qu’un geste prématuré ne compromette pour moi l’avenir ; le présent est déjà si beau, et tellement inespéré ! Elle se contentera de prier en secret, en demandant à Dieu qu’il veuille bien achever son ouvrage. Mais sa joie, leur joie me transporte : car les enfants en ont leur part. Vivre comme elles, penser comme elles, et faire une famille une et harmonieuse entre les bras du Christ… Une famille où Dieu n’est pas, la pauvre chose ! Il fallait bien s’y résigner jusqu’à présent, mais aujourd’hui ! — Mon ami André G… m’écoute ; il n’a pas les mêmes scrupules ; sa logique n’abdique pas ; il me dit carrément : « Au point où tu en es, tu me parais impardonnable de ne pas encore t’être mis en règle… » Cela se peut. Je n’ai pas de mal, quant à moi, à me pardonner cette inconséquence. Ne me parlez plus de cela ! — J’ai vu Jacques. J’ai fait lecture à haute voix de mes poèmes, si pleins de mes nouvelles aspirations. En me serrant la main, au moment du départ, Mme G… m’a dit : « Que Dieu vous garde ! » Je pensais voir V… G… mais il ne viendra pas. — Que de mauvais contacts, aussi ! La politique pourrit tout l’arrière : nos députés en sont à attendre, de jour en jour, le « désastre de Salonique », pour avoir eu raison et pour changer de personnel… Écœurement… Cependant, comme de coutume (c’est le droit des vacances) je cède à mon « démon », par hygiène et par plaisir. Je vous l’ai dit, le péché — que j’abhorre — cesse déjà de me peser, un jour après avoir été commis.
Quand je retourne au front, à peu près à la mi-décembre, je puis me croire le même qu’en partant. Je rentre dans mes habitudes, dans mes travaux, dans mes illusions de joie parfaite. J’ai atteint un palier où je songe, sans doute, à m’installer pour un hivernage éternel. Je soigne un enfant de mineur en danger de mort, avec toute la tendresse dont je suis capable, et il guérit. Son prénom est Voltaire. Rien de nouveau chez nos soldats.
Au prône du dimanche qui précède Noël, le père G…, ayant commenté l’Évangile, célèbre par avance la grande fête de demain. C’est la plus grande fête de l’Église. Un Sauveur naît, le mal est réparé. Il engage tous les soldats à participer de toute leur âme à la glorification de l’Enfant-Dieu ; il leur recommande instamment de se présenter à la Sainte-Table et de sanctifier l’année qui vient, en remerciant Dieu de celle qui finit. J’étais venu sans arrière-pensée, sans pressentiment, sans inquiétude, sans que la moindre question se posât au fond de mon âme, comme si, dès alors il n’y en eût plus à résoudre, tout heureux du peu que je possédais. Le père G… parla. Il n’y eut ni débat, ni tentative de révolte, ni même étonnement. Le mot d’André G… me revint : « Au point où tu en es, tu es impardonnable… » C’est dit : je communierai à Noël. Ce fut l’affaire d’une seconde ; l’abondance des grâces qui ruisselaient sur moi depuis un an, emporta ma résolution avant que mon esprit l’eût seulement examinée, que ma raison en eût même pris conscience ; et une fois de plus, mon cœur me signifia son arrêt. Il n’était pas possible, en vérité, que l’année la plus tendre et la plus belle de ma vie demeurât sans couronnement : Je communierai à Noël. — Non, il n’est plus de crainte ni de timidité, plus de prêtre ni de confession qui tiennent ; plus d’excuse d’indignité, plus d’orgueil, plus de préventions : tous les obstacles sont tombés d’eux-mêmes, devant l’effusion irrésistible, de l’amour, de la joie, de la reconnaissance, et j’ajouterai, du devoir. Je communierai à Noël. — Tandis que le père G… entonne le Credo, déjà, le front baissé, je me prépare… Or, telle fut pour moi, indigne, la grâce suprême de Dieu.