L'homme né de la guerre : $b témoignage d'un converti (Yser-Artois, 1915)
CHAPITRE XII
Grande offensive de Septembre. Le plan. Nos alliés anglais. Nos chasseurs. Un bel automne. La préparation de l’attaque. Soir de vigile : des régiments anglais défilent dans l’ombre. Notre ami le sous-officier et sa fiancée écossaise. Devant la mort et devant la victoire. Mon Pater. La journée du 25 Septembre et les nouvelles de Champagne. Les soubresauts de l’offensive. Funérailles d’un officier. La déception.
J’ai dit quels espoirs nous fondions sur l’offensive de Septembre. Fixée au 15, puis au 20, elle n’aura lieu que le 25. Le long de ces délais, il n’est, autour de nous, rien que nous n’y rapportions ; elle nous tient debout, sur le qui-vive, quêtant les moindres bruits, les plus vagues indices, accrochés à cet X, le grand inconnu de demain. Inconnu quant au jour, inconnu quant à l’heure, non quant au fait : nous l’appelons déjà victoire ; qui semblerait en douter serait mal venu. On parle à mots couverts du formidable plan. Foch attaque en Artois, Castelnau en Champagne. Devant Liévin front fixe ; mais double mouvement sur Souchez et Vimy à droite, sur Loos à gauche. Les Français déborderont Lens par le sud, les Anglais par le nord. Salut aux deux armées amies !
Les plus beaux athlètes du monde, highlanders aux genoux forts, sous la petite jupe verte et rouge, Irlandais bruns, hommes du comté d’York à la sveltesse décidée ; ils marchent tous du même pas, lent, égal, appuyé, selon la discipline naturelle qui fait d’eux des soldats, dès avant d’entrer dans le rang ; ce n’est pas la machine boche, mais un peuple sain d’hommes libres qui ont appris des siècles à user au mieux de la liberté, dans l’ordre, le calme, la puissance. Que diront-ils de nos petits chasseurs, maigriots, nerveux et sans apparence, rendus à leur naturel turbulent dès qu’ils prennent le pas de route, peu soucieux de la tenue quand ce n’est plus le temps de parader, et soudain, sur un ordre bref, rassemblés en une seule onde, emportés dans une cadence du diable, dans un scherzo irrésistible, où chaque note, je veux dire chaque pas, s’entend ; la netteté dans la furie ; quel sang, quels yeux et quel esprit !… Ne poussons pas plus loin le parallèle. Anglais, Français, c’est un beau mariage où les époux se valent et se compléteront. Chacun sa manière, chacun sa tâche : on peut compter sur eux.
Il en passe, il en passe, de jour, de nuit, des kakis et des bleus. Combien j’ai cueilli de regards de jeunesse et de confiance ! Ils voient le but ; je n’admets pas qu’ils soient déçus. Est-ce une attention du ciel ou l’illusion de la fable héroïque ? pour eux l’automne a répandu sur toutes choses son miel le plus blond, le plus doux. Sa lumière très colorée entre dans la matière la plus vile et la force à vivre, à vibrer ; elle décrasse les corons de briques, harmonise les puits et les ruines atones aux bois de la colline de Lorette qui déjà commence à rougir ; mon « crassier » même et ses vilaines escarbilles prend un air de Fushi-Hama. Tandis que les corons s’emplissent, j’y monte encore, pour admirer dans son entier le spectacle d’avant-bataille. Tout l’arrière est en mouvement. Comme la forêt de Dunsinane, les routes marchent, troupes, camions, caissons, charrois. Une écharpe de cavaliers flotte sur un coteau, se replie sous un bouquet d’arbres. Dans le moindre creux défilé, il pousse des camps à vue d’œil, comme des champignons de couche blancs et tendres. Un fourmillement de minuscules taches vertes s’agite autour de Mazingarbe, s’égrène dans les boyaux mystérieux. Enfin, sept avions, que touche le soleil, volent haut dans le bleu, comme un essaim de « mouches de feu » des tropiques. Et cette artillerie ! Il fait si pur et si brillant que les lueurs sont invisibles, tandis que les panaches de fumée ne se lassent pas de jaillir. Ils couronnent tout l’horizon, tous les bastions de la forteresse ennemie, qu’il s’agit d’abord d’écraser, de la Bassée jusqu’à Vimy. — Entrons un peu dans la fête sonore ; revivons un moment au milieu du concert qui berçait nos espoirs le matin de la grande dune ! La « grosse maman » des Anglais, qui pulvérise un hameau en trois coups, « rayé de la carte ! » humilie notre 75 ; elle a la taille, il a le nombre ; elle a le creux, il a la vitesse et le souffle ; elle défonce l’atmosphère, il la déchire en soupirant. Sifflements, frôlements, fracas. Les trajectoires d’arrivée et de départ s’embrouillent au-dessus de nos têtes ; on ne sait plus distinguer ce qui est pour nous de ce qui est pour l’ennemi. Les murailles semblent casser, les toits danser, la terre tremble. Et devant la fenêtre du poste de commandement, un arbre aux feuilles découpées, sans souci, balance sa cime et chuchote distinctement. Un brouillard de poussière, de poudre et de fumée se lève. Encore un jour qui meurt. — Et les lueurs, la nuit ; les éclairs de nos pièces ; les fusées d’argent et les fusants d’or ; et encore, ce pourpre incendie qui tient tout le ciel au-dessus de Lens… Mais surtout, les mots glissés à l’oreille : « Ce sera pour demain. » Nous attendons les obus « spéciaux » ! La chimie infernale qu’ils ont inaugurée en Flandre se retourne contre eux : le matin de l’attaque nous les inondons de poison. A demain !
Mais ce demain n’est pas demain, il fuit encore. Le temps se gâte, il commence à pleuvoir… J’ai justement reçu le cahier des pages intimes, sous une couverture de toile cirée noire. Avant de m’endormir, je le feuillette vaguement. C’est l’heure du mieux et du pire. Je suis dans un état d’esprit à tout accepter à cette heure ; l’orthodoxie ne m’effarouche point. Il y avait longtemps que la pensée de Dupouey ne m’avait été si présente. Son destin rejoint et résume, en somme, celui des jeunes combattants que j’ai vu défiler tantôt. J’ai le cœur gonflé de prière ; ne sachant pas prier. J’écris ce que j’ai sur le cœur[29]. Et ainsi, le pire s’envole.
[29] Foi en la France : Nuit de veille.
Le vendredi 24 septembre, le ciel fut nuageux et bas. Il y eut par trois fois recrudescence de tonnerre. L’ennemi inquiet a voulu tâter le terrain ; il fut reconduit en vitesse. La proclamation de Joffre a résonné dans tous les bataillons. Nous ne nous trompions pas : c’est la grande ruée. Le signal ne tardera plus. Ah ! l’énervement de l’attente, le cœur qui s’arrête de battre : nous y sommes donc ! Les cabarets regorgeaient de soldats anglais, plus libres et plus bruyants que de coutume ; les auto-camions s’entassaient bout à bout, le long du long mur de la mine : où les porteraient-ils demain ? On allait, on venait, personne ne tenait plus en place. Je pus serrer la main de mon calme ami, le lieutenant D…; il fait bon à ces moments-là d’échanger l’aveu de sa passion ; ô ma France !… Sur le soir, accalmie, puis une rumeur aux ténèbres. Sans cesse masquée, démasquée, la lune ne nous révélait que par instants les régiments anglais en train de se former en colonne dans notre rue. On se comptait, on se rangeait : les officiers corrects portaient cousu au dos, un petit morceau de calicot blanc avec le numéro de l’unité qu’ils devaient mener à l’attaque ; c’est dire qu’ils marcheraient devant ; en tête de la compagnie, un homme tenait haut le disque « signaleur » au bout d’un long bâton, comme l’aigle romaine ; moins de correction, mais une sourde ardeur qui se traduisait en des chants étranges, chansonnettes en vogue de music-hall londoniens, gigues curieuses et comme disloquées, scies hurlantes ramenant un obsédant refrain ; l’air qu’une voix essaie, propose, toutes l’acceptent et le portent aux nues… Un autre, encore un autre… Le pas n’a plus qu’à suivre, ils sont lancés ! — Des formes, des formes indistinctes, et des voix ; le flot canalisé s’écoule ; de temps en temps un rayon égaré ou la braise d’une cigarette satisfait notre curieuse sympathie : nous voudrions les voir, tous ces braves garçons ; les voir et qu’ils nous voient, qu’ils sachent qu’on est avec eux de toute l’âme. Un arrêt : devant nous une compagnie stationne. La gigue qui fuyait s’est perdue au loin des corons… Dans le repos, derrière le faisceau des baïonnettes, un choral s’élève, lent, et large, et noble, à plusieurs parties bien fondues, religieux. On ne peut pas ne pas pleurer, mes compagnons eux-mêmes, moins sensibles : nous n’osons pas nous regarder. — Un grand garçon bien équipé quitte le rang et nous aborde : il veut causer. En un balbutiement franco-anglais un peu comique, charmant de bonne volonté, il s’adresse à nous pour nous dire : « C’est bon, hein ? » Il s’agit du chœur et il dit bon pour beau. Nous approuvons. « Demain, Français attaquent, à neuf heures. » Il nous fait une gracieuseté en parlant d’abord des Français. « Mais vous aussi ? — Nous aussi. » Il est simple et calme. Il se présente : « Moi, sergent-mitrailleur. Irlandais, moi ! Mon père, sergent-major de la cavalerie. » Et aussitôt : « Finish, la guerre… Après… moi, fiancé… Fiancée écossaise… » Il rit, il n’est plus au combat : il sort tranquillement de sa poche son portefeuille et tire une photographie qu’il est heureux de nous faire admirer. A la lueur de la fenêtre, nous entrevoyons le portrait d’une jolie miss en robe blanche, sous un vaste chapeau bergère… Nous n’osons pas dire au brave garçon que sa fiancée est jolie ; mais nous le manifestons par des signes dont on voit qu’il saisit le sens. « Finish ! la guerre. » Comme il est sympathique ! J’aurais voulu graver dans mon esprit son franc visage… Mais le voilà qui court. — La colonne s’est ébranlée au moment où mourait le chœur. Il nous serra la main d’une poigne solide : il cria, en se retournant : « Vive la France ! » et disparut. Il est parti heureux et peut-être bien vers la tombe. Quel souvenir !… Des pas, des chants… il passera des troupes toute la nuit. Rentrons.
O nuit de toutes les exaltations !
On ne peut ni penser, ni lire. Un autre que vous, en vous-même, parle, agit, se fait obéir : il est là présent, il vous juge… Il faut veiller sur vos pensées : ah ! n’allez pas démériter ! La France toute entière attend ; c’est la vigile ! et le destin va décider. Sur toute l’étendue du front d’assaut, en Pas-de-Calais et là-bas en Marne, la même cause en jeu, la même hécatombe sacrée, les mêmes victimes sans peur et couronnées de leur seule jeunesse, mes frères en la même patrie et mes frères en le même Dieu ! Ah ! si je ne puis partager, affronter d’aussi près les mêmes risques, plonger dans la mêlée sanglante, les imiter, les secourir, au moment qu’accrochés aux ronces ils défaillent, que je sois au moins digne d’eux ! La mort et la victoire sont liées ; la terre avec le ciel, la patrie d’ici, celle de là-haut. Je ne puis entrer en communion avec ceux qui abdiquent, pour faire une seule âme, leur âme frivole de chaque jour, et qui s’embarquent tous pour le double voyage, la mort et la victoire, les yeux dans les yeux du destin, si je ne consens pas à faire appel en moi à ce que j’ai de plus pur, de plus noble… Ah ! je n’ai pas besoin de me forcer ! Quelque chose de neuf, de doux, de saint, monte et déborde, quelque chose que je reconnais et que j’envisage lucidement, l’irrésistible élan de la prière. Je dois une prière à mes frères les combattants, une prière à la patrie. Il ne suffira pas d’un cri. Je veux des mots précis, plus beaux que ceux que mon amour pourrait trouver dans son langage, plus efficaces que ne sont les mots humains. Je cherche au fond de mon passé et j’y retrouve intacts, éternels, les mots mêmes de ma première prière d’enfant. Oui ! je retrouve un « Notre Père », et je le dis !
« Notre Père qui êtes aux cieux. Que Votre nom soit sanctifié, que Votre règne arrive, que Votre volonté soit faite sur la terre comme aux cieux ; donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien ; pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés ; ne nous laissez pas succomber à la tentation, mais délivrez-nous du mal. Ainsi soit-il. »
Je l’ai dit mot à mot : j’en suis tout confondu. Après vingt-cinq ans de silence ! il se réveille, il renaît, il persiste ; il ne m’avait donc pas quitté ? Nous sommes loin du temps de ma petite enfance, de l’insouci et de la paix. Le mal est venu, puis la guerre. Le monde est sens dessus dessous. Tous les grands problèmes se dressent devant le démon de la connaissance, qui a pris possession de cet enfant naïf. Comme autrefois, je demande, interroge : et les mêmes mots me contentent, et les mêmes mots répondent à tout. — Ai-je fait assez pour vous, camarades ? Oh ! je n’y ai pas de mérite ; il le fallait. Mais c’est vous que je remercie : votre héroïsme est ma rançon. Au ciel où j’aspirais sans croire, je n’avais encore qu’un saint et qu’un ami — et j’y ai maintenant un Père, votre Père à vous. C’est en Lui que je me repose. — Telle fut la vigile du grand jour.
J’ai vu, et de plus près, de puissantes batailles, celle de l’Aisne au pied de la cote 108, celles de Verdun en août et septembre, dans la nuée asphyxiante qui n’empêcha pas nos poilus d’atteindre les lisières de Beaumont. A moins d’être soi-même dans la vague d’assaut, et encore ne sait-on que ce qu’on fait, tout juste, et rien du reste de l’action, à moins d’appartenir à un état-major qui concentre les renseignements, et qui en fait état, quand c’est à temps qu’ils lui parviennent, on est toujours un peu dans la situation de Fabrice qui demande ce qui se passe quand il assiste à Waterloo : à plus forte raison sur les immenses fronts de cette guerre. On participe à la vie de son unité, et sur les ordres qu’elle reçoit, on brode, on raisonne et on rêve. Quant à y voir de ses yeux quelque chose, la fumée du canon et l’immensité du terrain l’interdisent formellement. A peine peut-on recueillir quelques signes dont on connaît le sens, une fusée d’appel, un marmitage obstiné sur tel point, mais surtout les on-dit de ceux qui vont et viennent, les agents de liaison, les blessés, les renforts. Du reste, ce n’est pas un panorama de bataille que j’ai à peindre ici : simplement nos émotions.
Oui ! le grand jour. Dès 5 heures j’ouvre ma fenêtre ; il pleut ; le vent contraire emporte la voix du canon. A 6 heures, en alerte ; on s’équipe, on attelle. A 9 heures, je me risque sur le « terri » : seule la silhouette biscornue de l’église ruinée des corons du Maroc sort de la brume ; pas une crête ne paraît. Un escadron anglais ramassé dans un fond prend la route de Mazingarbe. A 10 heures, une rumeur gagne : les Anglais ont pris Loos, la cote 70… ils ont dépassé La Bassée. Le grand Q. G. télégraphie : « En Champagne les premières lignes sont enlevées. » Et voici des blessés anglais. Ça va ! A midi, cris, tumulte et joie : on signale une colonne de prisonniers… Ils sont jeunes, solides et d’une laideur bestiale. Un mineur n’y tient pas et, déjouant la surveillance de l’escorte, envoie un coup de pied dans le derrière du dernier : il a souffert ! Les blessés légers qui circulent, en attendant les autos d’ambulance, commencent seulement à se détendre ; le masque effrayant du combat, blême, dur, égaré, s’efface, et la joie d’« en être sorti » et sorti vainqueur, dissipe les ombres. La boue qui les couvre a séché, ils sont vêtus de plaques d’or, et un sang rouge vif perce la gaze blanche qui emmaillote leurs blessures… Ils mangent des grappes de raisin, avec la gourmandise du malade en convalescence ; elles doivent avoir le goût de la vie et du soleil qu’ils vont revoir. Je cherche en vain au milieu d’eux le brave sergent de la veille. Mais on ne songe guère aux morts, tandis que la victoire court, et tout en eux sent la victoire. L’après-midi est longue. L’ordre d’avancer ne vient toujours pas. A 3 heures, une nouvelle dépêche de Champagne : « Front enfoncé sur une étendue de 10 kilomètres. Cavalerie poursuit. » Ivresse. Mais ici, où en sommes-nous maintenant ? La crête désembrumée de Vimy fume encore sous les marmites… On ne sait pas grand’chose des Français… On prétend qu’ils sont arrêtés dans le « bois en hache » par les mitrailleuses des corons d’Angres qui les assassinent de flanc. Le soir vient : revoici la pluie. On ne veut pourtant qu’espérer. Mais l’âme des morts se lève avec l’ombre. Je n’ai même pas à débattre, si je dois faire ma prière ou non. Je la fais… « comme à l’habitude » — cette fois pour les soldats morts, de la même façon qu’hier, je l’ai faite pour eux en vie. Merci, mon Dieu !
Comment peindre les jours qui suivent ? Les soubresauts de notre cœur, les hauts, les bas, les illusions effrénées, les brutales déceptions ? Il faut savoir ce que c’est pour les hommes « quand on attelle ». Quelle fièvre ! quel entrain ! On va se porter en avant ! Ah ! dans ces moments-là, ils ne regarderont pas aux marmites !… Les heures passent. L’ordre est venu de dételer. Quoi qu’il en soit de la lutte, c’est le désastre. Nous avons connu ça, plus d’une fois, hélas ! Au matin du 26, tout feu, tout flamme. Le quartier de l’église était encombré de blessés, debout, assis, couchés, sur les trottoirs et contre les murailles, le masque au cou, des casques boches sur la tête, quantité de dépouilles accrochées à leur fourniment et toujours, gardant le sourire. J’ai le droit de prier, maintenant, à la messe : c’est dimanche et j’ai fait ma paix. Ma ferveur n’est plus dispersée ; ô nouveauté délicieuse, ma ferveur sait parler ! Plus elle parle, plus je crois.
Le combat continue. Le déploiement des renforts lilliputiens dans le paysage aux mouvements amples, sous un ciel très chargé, avec des coups de lumière soudains, rappelle les tableaux de bataille de Parrocel ou de Van der Meulen. Le nombre des prisonniers augmente. 12.000, rien que pour la Champagne ; ils seront 20.000 demain. Mais il n’est plus question de la percée. Pourquoi ? — Ici l’avance et le recul alternent… Souchez et Loos décidément sont pris, la cote de Vimy peut-être… Les Anglais tiennent ferme la cote 70. Mais le 27, on apprend qu’ils l’ont reperdue. Ce jour-là nous aurions atteint le Télégraphe et les vergers de la Folie… — Les anecdotes pleuvent : on a vu un Anglais blessé, revenir du combat, le casque en tête, mais pour le reste nu et n’en paraissant pas gêné ; on dépeint le délire, la terreur et la joie de la population de Loos embrassant ses libérateurs ; des traits sublimes, quelques hontes aussi… Le 28, le 29, on piétine et la pluie redouble. Les Anglais se sont cramponnés aux carrières et aux lisières du village d’Hulluch. Tout à coup, la grande nouvelle : « La seconde ligne de défense a été percée en Champagne : trois divisions sont passées. Signé : Castelnau. » Cette fois on voudrait embrasser tout le monde ; je suis ivre de reconnaissance et de foi et, sous le coup, je ne puis retenir une prière. Le 30, il faudra déchanter et je suis tout près du blasphème. Ce pauvre cœur à la merci de tous les vents !
Un cortège étrange passe dans la rue : les Écossais portent en terre, sur un pavois couvert du drapeau de l’Union Jack, la dépouille héroïque de leur colonel ; deux compagnies de fusiliers ; des croix de fleurs claires : un chant agreste, à peine triste et tout humain, vite achevé, repris sans cesse par les cornemuses en chœur ; le clergyman vêtu d’un surplis blanc dit les prières, ramasse une poignée de craie, et la répand sur le cercueil, en s’adressant directement au mort. Les soldats font la haie, renversant leur fusil, le canon tourné vers la terre !… On enfouit tous nos espoirs.
La vérité est celle-ci : nos divisions de percée en Champagne, sont prisonnières. En Artois, il ne s’agit plus que de garder ce qu’on a pris. « Nous passerons l’hiver ici », dit le joyeux lieutenant Dr… Le coup est dur, bien qu’il soit appelé victoire. Nous mettrons du temps à nous résigner. — Je prie à contre-cœur : je prie quand même.