L'homme né de la guerre : $b témoignage d'un converti (Yser-Artois, 1915)
CHAPITRE III
Dans une ambulance du Nord. La menace de Charleroi. Premier contact avec la guerre : une nuit d’alerte. Comment je me tiendrais en face de la mort. A Paris au temps de la Marne. La procession des reliques de sainte Geneviève. Je vais au front.
Vous ai-je dit que j’avais eu une enfance assez maladive et que j’en avais conservé certaine débilité de corps ? Sans que j’y fusse pour rien, je vous le jure, le conseil de revision de ma classe m’avait exempté du service. Au 2 août 1914, quel regret ! quelle confusion ! Quand je veux m’engager, on me répond « qu’on n’acceptera pas d’engagement avant des semaines » !
C’est donc comme médecin de la Croix-Rouge, dans une petite ambulance du Nord, que je prends contact dès les premiers jours avec la nouvelle réalité. N’attendez pas de moi que j’entreprenne la peinture des jours d’attente, d’angoisse et de retraite qui précédèrent et qui suivirent Charleroi. Je ne veux vous parler que de ma toute dernière nuit : seule elle a trait à l’ordre de choses qui nous occupe. Cette nuit-là, j’ai vu venir sur moi un danger grave et je me suis levé en hâte pour recevoir ce qui pouvait être la mort.
Depuis cinq ou six jours, la canonnade d’abord indistincte ne cessait guère de hausser le ton. Nous étions suspendus au roulement mystérieux et nous tâchions d’en interpréter le langage. Ah ! les silences ! Ah ! les reprises ! Avance-t-on ? recule-t-on ? Le 22, les troupes anglaises sont parties précipitamment du côté de Mons. Des renforts d’artillerie française montent et montent. Le 23, un avion ennemi est signalé ; un des nôtres survient, qui le démonte. Le communiqué du repli est le dernier que nous lisions dans le journal de Lille et nous voici coupés du monde. Le soir, une auto venant de Namur, qui fait son plein d’essence sur la place, nous donne l’alarme : des gens hagards qui ne savent que s’écrier : « Ils sont trop, ils sont trop ! Vous ne pouvez rien, pauvres Français ! » Alors nous sommes submergés par le flot d’un peuple en exode : les hautes charrettes flamandes à quatre roues, portant plusieurs rangées de chaises où sont tassées des paysannes, qui ont mis leur plus beau chapeau ; les voitures à bras chargées d’objets hétéroclites : la chaîne lamentable de ceux qui vont à pied. Ils ont fui devant le canon et l’incendie, devant les atrocités des Barbares, dont ils ont la preuve saignante sur eux ; ils ne savent ce qu’ils emportent, ni pourquoi ils l’ont emporté. Nous voyons les petits qui pleurent, la mère qui pousse une voiture d’enfant depuis trois jours, le vieillard impotent qu’on soutient de chaque côté sous les aisselles et qui a fait ainsi tout le chemin, ceux qui sont malades, ceux qui sont blessés, ceux qui ont perdu la raison… Comment échapper à leur épouvante ? Demain, ce sera l’armée en retraite. J’apprends de source sûre que le receveur des postes du bourg voisin a reçu l’ordre de partir et de mettre à l’abri la caisse. C’est bien. Je rentre me coucher. Dans l’ambulance isolée du village, en lisière de la forêt, j’occupe une petite chambre, au-dessus de la salle unique où mes blessés et mes malades seront veillés par deux vieilles femmes du pays. O souvenirs !
Une belle et chaude nuit d’août. J’ai laissé ma fenêtre ouverte : ce n’est pas pour jouir du balancement des feuillages, ni du chant inlassable des rossignols qui peuplent la forêt : c’est pour entendre le canon, pour ne pas cesser de l’entendre. Jamais il n’a tonné si fort, ni d’une voix si proche. C’est tout juste, sans doute, si nous en sommes hors d’atteinte… et puis, la nuit agrandit tout. Dans sa caisse de résonance terrible, le moindre bruit fait mal. Mon oreille tendue n’en laisse pas perdre une vibration. Vers la mi-nuit, sous la voix obsédante qui ne s’interrompt plus, soudain une fusillade crépite, et quelle fusillade pour l’angoisse de l’insomnieux ! C’est, au plus loin, dans le village ! Une énorme rumeur de cris se déchaîne bientôt, comme un torrent qui tombe dans un gouffre ; des notes plus perçantes la déchirent et, couvrant le tout d’un appel sinistre, un battement sonore : le tocsin. Sont-ils déjà dans le village ? Si cela est, ils peuvent être dans quelques instants ici-même — et je suis seul pour faire face avec mes soldats désarmés… Mon imagination me représente tout le possible ; et le pire nécessairement : les uhlans en patrouille poussant la grille, se ruant dans la salle que protègent notre fanion et la croix-rouge de ma manche, et se livrant, en dépit de tous les contrats, pour le plaisir et la terreur, à telle extrémité sanglante, de celles dont la Belgique a été déjà le théâtre, nous le savons et c’est un fait. Je dois donc être prêt à tout le possible et au pire. Je saute de mon lit, je m’habille, je passe mon brassard et descends rassurer les vieilles, ainsi que mes malades qui s’éveillent et parlent déjà de saisir leur fusil. Je les retiens et j’attends, auprès de la porte. Un galop sur la route, des pas et la grille qui grince… — Oh ! j’en puis rire maintenant, puisque rien n’est venu, que c’était une fausse alerte, l’attaque d’un petit poste dans un village assez lointain. La seule chose qui importe pour nous, c’est que j’aie cru à la réalité de l’aventure que me faisait envisager comme imminente l’illusion de mon cœur craintif. Si ridicule que cela paraisse, cette nuit-là, je le répète, j’ai attendu venir la mort. Cette nuit-là, je me suis vu dans la situation du condamné qui n’a plus qu’un instant à vivre et je me demande avec vous : comment mon âme d’incrédule, promise dans l’avenir à Dieu, s’est-elle comportée alors ? Vous l’avouerais-je ! En incrédule. J’ai ressenti certain regret… A peine ai-je songé à mes parents. Mais je puis l’affirmer, pas le plus petit coin du voile qui nous cache Dieu et l’éternité ne s’est soulevé devant moi. Pas l’ombre d’une pensée religieuse, qu’elle fût de crainte ou d’espoir, n’est descendue dans mon cerveau. Je me disais : ça y est ! et n’avais qu’un souci, avant d’entrer dans le néant : celui de « me tenir bien » jusqu’au bout. Souci de vanité et, si je puis dire, esthétique. Je ruminais ce que j’allais avoir à leur répondre, je composais mon visage et mon attitude et pour le reste, du haut en bas de l’âme, je tremblais. De quoi ? Simplement de quitter la vie, cette vie-ci, la seule avec laquelle j’eusse à compter. J’oubliai sur-le-champ mon appétence d’infini et la spiritualité dont je nourrissais mes poèmes. J’oubliai que ma mère m’avait précédée au tombeau et que je n’avais pas perdu l’espoir d’une rencontre… — La nuit fut longue. Puis l’aurore parut. Les convois de l’armée française en retraite roulaient interminablement. Le soir, nous descendions la même route. — Le village ne fut attaqué et incendié que la nuit suivante : mais il le fut.
Par de nombreuses transes et traverses, je ramenai à Paris mon espoir. Oui, mon espoir ! Ma foi en la patrie n’avait pas un instant fléchi. Si néanmoins la ville souveraine devait être violée, je serais ici pour l’épreuve. C’est ainsi qu’au temps de la Marne, je me trouvai un dimanche, l’après-midi, sur le parvis de Notre-Dame, plein d’une énorme foule noire. La châsse précieuse de sainte Geneviève, notre palladium, et les reliques de nos saints allaient sortir du porche et, sans passer la grille, processionner devant le peuple chrétien. J’étais prêt à participer à la communion de l’instance et de la supplique, dans un esprit purement national… Ce fut très beau. Suivant les bannières de soie brodée, les reliquaires et les figures d’or couronnées ou mitrées s’avançaient hors du gouffre d’ombre, où scintillaient les cierges et les sombres saphirs, les sombres grenats d’un vitrail. Rois et saints, ils apparaissaient dans le grand soleil comme de vivants protecteurs qu’aucune adversité ne change, immobiles, luisants, parfaits : et l’archevêque cardinal Amette, montant sur une petite chaire adossée au portail, harangua et bénit la foule. Avec sa franche et solide figure, digne de tenter le ciseau d’un maître ouvrier des vieux âges, il ressemblait à ces images de métal. Quelle grandeur ! quelle certitude ! On sentait vingt siècles derrière lui. Il s’appuyait sur le rocher. Alors la foule émue, d’une seule voix déchirante, répéta le cri de : « Vive la France ! » Moi avec elle. « Vive la France chrétienne ! » Et je ne croyais pas. Mais j’étais une goutte d’eau dans la masse dont la vague me soulevait. De toutes parts alors, les cantiques montèrent :
et, tout contre moi, un monsieur bien mis s’écria à tue-tête dans mes oreilles : « Vive saint Michel, protecteur de la France ! Vive sainte Geneviève, patronne de Paris ! Vive la bienheureuse Jeanne d’Arc ! » En un instant, le charme fut rompu. Je me sentis distinct des autres, séparé d’eux par les rites, par les formules, par les cadres même de leur dévotion et, si mon cœur priait, soudain il n’eut plus en lui de prière. — On sait comment la France fut sauvée : je n’en remerciai pas le Seigneur[9].
[9] Ici se place la mort glorieuse de Péguy : des regrets, oui ! mais surtout de l’envie.
Le spectacle indiscontinu de la souffrance et de la mort, auquel j’assistai chaque jour, à l’ambulance militaire où je pris bientôt du service, ne modifia aucunement les dispositions de mon esprit. Et tel je partis pour le front vers les derniers jours de décembre, dans un groupe d’artillerie, en qualité d’aide-major. Cette première épreuve avait été sans bénéfice.