L'homme né de la guerre : $b témoignage d'un converti (Yser-Artois, 1915)
CHAPITRE XIII
1er octobre. Nous changeons de place. Les corons de la fosse 10. Mon logis et mes hôtes. Mon cœur en progrès, mon esprit rebelle. Premier contact avec le cahier noir. Procès de l’individualisme. Mon « individu » qui fait tête. Je veux la foi sans les principes. Aimons, prions, ne pensons pas. Chez les chasseurs à pied. Un prêche qui m’incommode. Je vis par le cœur dans la guerre. Retour au cahier noir. Je m’apprivoise. Troisième lettre à Mme D… Faire maison nette. Les concessions de mon esprit.
Le départ précipité de nos échelons, au matin du 1er octobre, nous donnerait, si nous y consentions, l’illusion de la joyeuse guerre de campagne. Sans que nos batteries se déplacent, nous nous avançons de trois kilomètres, pour occuper les corons de la fosse 10, entre Sains-en-Gohelle et Aix-Noulette, près de la voie du chemin de fer. Il vaut mieux changer d’air après de grands déboires ; le lieu de retraite que je cherchais, le voici donc.
La fosse 10 s’étend sur un énorme espace : les petits logements de briques ne s’accotent que deux à deux : ils ont tous, devant et derrière, un double jardin potager et de larges voies croisées les séparent. On voit le ciel. On a la route pour marcher. Pour le regard, la vaste étendue ondulée, à droite vers Lorette, à gauche vers Bully. Le risque est plus proche, mais on respire ; on n’est plus dans la foule : on pourra s’isoler. Un seul bruit, celui de la mine ; je ne compte pas le canon.
Notre popote se fera dans une salle à manger de gens à l’aise, chez la femme d’un porion mobilisé. J’aurai ma chambre, deux rangées de corons plus loin, chez une bonne veuve, qui a encore les préjugés des anciens âges, je veux dire l’honnêteté, l’amour pour le travail, la religion de la famille : une rareté dans le pays. Son fils aîné qui a dix-sept ans la fait vivre ; il travaille à la mine une partie de la nuit, dort un peu, et s’occupe tout le reste du temps ; il est sérieux, ingénieux et brave, le fils modèle qu’on ne rencontre — et je me demande pourquoi — que dans les plus mauvais romans ; le petit frère va encore à l’école. J’aime causer avec eux en passant, car je dois, pour rentrer chez moi, traverser la salle. J’occupe la chambre du grenier, basse et petite, badigeonnée de chaux bleutée, une vraie cellule, avec un lit, une table, une chaise, quelques chromos-réclames de chez l’épicier, et la vue sur la mine par une fenêtre minuscule. Je l’ai habitée quatre mois ; je n’y songe pas sans regret. Jamais nulle part, après ni avant — sinon cette année au bois d’Esne, devant la cote 304, au fond d’un trou occupé par une paillasse — je n’ai vécu si heureux, si pacifié. C’est là que je voudrais finir ma vie.
J’y apporte un cœur en progrès, puisqu’il prie et n’en a pas honte, mais un esprit encore si plein de trouble et si lent à se mettre au pas ! Il n’a pas même encore la curiosité de s’enquérir de la lettre du dogme ; il n’a pas le courage de confronter ses pensées avec les pensées qu’il devrait avoir et que l’acte de la prière suppose. Je dis : « Délivrez-nous du mal ! » Je reconnais donc le péché. Or je ne songe pas à réformer mes mœurs, ni à me donner des lisières. Quand mon esprit aborde, à froid, les trésors de sagesse et d’expérience contenus dans le cahier noir[30], il se défend comme un beau diable de devoir acquiescer jamais à des propositions qui ruineraient ses préventions intéressées, ses faiblesses coupables et tout ce qu’il avait édifié là-dessus. Il se délecte par instants, dans Candide et dans l’Ingénu, que j’ai acquis récemment à Béthune ; une singulière nourriture pour un homme en train de se convertir ! Mais c’est ainsi. « Ceux qui ferment les yeux de peur de voir, et les oreilles de peur d’entendre, ne voulant pas suivre la parole de Celui qui parle dans l’âme, ceux-là seront maudits par le Dieu tout-puissant. » Ainsi parle Angèle de Foligno que le cahier noir me révèle. Je ne bouche pas mes oreilles, mais j’y laisse aussi chanter d’autres voix et, dans le fond, je suis bien aise qu’elles couvrent la voix de la Vérité — Ah ! les dures, les âcres paroles ! Est-ce mon Dupouey qui s’écrie, avec la véhémence d’un prophète :
[30] Je citerai le titre des méditations et des études que renfermait le précieux cahier : les Deux Prudences, Ivresse et Temps ; les Voix de la Grâce ; les Voix de la chair ; le Double attrait ; Art et Sainteté ; Ordinatio Doloris ; Études sur l’Individualisme. Il faudra qu’elles voient le jour pour l’édification de nos païens esthètes. Mme D… y avait joint des fragments du Journal et quelques fragments des lettres intimes (d’une supérieure beauté) qui toutes paraîtront bientôt, pour la plus grande gloire de Dieu et de l’Église.
« Plaisirs des sens, antique terreur des âmes saintes… vallée tant de fois foudroyée par les éclairs de la scolastique, c’est vous et non pas une autre que l’esprit moderne prend tant de peine à réhabiliter. C’est pour vous rendre ces rayons d’honneur et de poésie que l’éloquence sacrée vous avait arrachés pour en parer la pauvreté, la mansuétude et la pénitence, c’est pour vous exalter à nouveau comme vous le fûtes jadis, que le prince de ce monde se donne tant de peine.
« N’osant vous nommer à cause de ces lettres d’infamie que les Pères de la Doctrine ont tracées au fer rouge sur votre front, il est mené grand train autour de la Vie, autour de la Beauté, autour de l’Art — et la Passion qui ne sert qu’elle-même, en versant son sang à tous les carrefours, est reçue avec les plus grands honneurs… Basses petites habitudes, ténébreuses petites complaisances, c’est vous qu’il s’agit de ne plus effaroucher, c’est bien vous le Deus ignotus de tous ces porte-lyre. »
Il continue : « O Catherine de Sienne, Benoît-Joseph Labre, François d’Assise, Vincent de Paul, Angèle de Foligno, Thérèse d’Avila, Catherine de Gênes, Jean-Baptiste Vianney, grandes âmes humaines, filles de la terre, humbles, sûres, fidèles, besogneuses. Vous en saviez plus long que les poètes et les philosophes. Vous avez su que le vin vaut plus que le vase précaire où il se laisse enfermer. Combien m’apparaissent sages, vos jeûnes, vos veilles, votre chasteté, vos aumônes et votre crainte de cette facile félicité qui s’empare de tout l’esprit et par son inconstance en absorbe tout le souci. »
Quel anathème : et qu’est-ce à dire ?… il ne suffit pas de prier ? Il faudra tout remettre en question ? l’homme ancien, condamné, devra céder toute la place ? rien n’était bon de ses pensées, de ses désirs ?… Devant ces exigences, je me glace, je me rebelle, je me cramponne à mes poètes, à mon Stendhal et à mon Nietzsche ; autrement dit à mon orgueil, à mon plaisir ; à mon « individu » qui réclame ses droits et qui fait tête. Je ne connais, hélas ! ni Catherine de Sienne, ni Angèle de Foligno, ni Jean-Baptiste Vianney, et à peine François d’Assise… N’importe ! je prononce. « Ce sont de grands saints, il se peut : je suis prêt à leur rendre hommage. Mais ils ne feront pas que j’abandonne pour les suivre mes maîtres intellectuels. Ils auront accès auprès d’eux dans mon Empyrée. Mais qu’on ne me demande pas de choisir ! » — « Parfaite soumission du corps et plus parfaite soumission de l’esprit », insiste notre saint. Non ! quittons ce terrain aride ! Je garderai la liberté de ma pensée et de mes actes, et sur le reste on s’entendra. Voici : je veux la foi sans les principes. Comme s’ils pouvaient être séparés !
Quand je tourne la page et que je trouve l’homme, non plus le catéchiste, je me donne et suis consolé. Non, ce n’est pas aux théories, c’est à l’exemple vivant que je veux boire. Ces fragments de lettres sont ineffables. Vous les lirez bientôt. Je cite : « Si je venais à disparaître (pour d’en haut t’entourer plus incessamment), ne te préoccupe pas de l’avenir. N’oublie pas qu’un peu d’incertitude du lendemain est le meilleur aiguillon de cette confiance, de cet abandon à Dieu. Le grand malheur des riches, c’est que leur or les met à l’abri de la Providence, de ses merveilleuses, tendres et paternelles prévenances. Ils combinent toute leur vie dans leur cervelle et n’ont pas avec Dieu partie liée comme les autres. » Est-ce beau ! Le même homme écrit : « Il faut penser contre nous-mêmes. » Non, de grâce, ne pensons pas ! Aimons, prions ! la pensée aura bien son heure.
Il faut compter aussi avec le désappointement. J’avais demandé à Dieu la grande victoire et chaque jour confirme que nous ne l’avons pas, malgré l’étendue du terrain conquis et l’énormité de nos prises. En Champagne comme en Artois, autour d’Hulluch, de Vimy, de Tahure, on est pied à pied avec l’ennemi qui a su s’accrocher à temps ; après la vaine percée, la morne usure. Je fais comme un enfant, je boude, et pour oublier ma sourde rancune, il me faudrait quelque regain d’espoir.
Un chemin creux abritant des batteries lourdes me mène un jour à Bouvigny, puis à Boyeffles où je trouve, dans un grand clos, une parade de chasseurs à pied ; ils reviennent du feu, on les décore. Devant le fanion mi-parti noir et jaune, un jeune colonel au centre du carré, attache les insignes sur la poitrine d’une quinzaine de braves. Ah ! l’accolade est chaude ; le baiser claque sur les joues ; et ce discours, en deux phrases : « Chasseurs, vous avez bien mérité de la patrie. Il n’y a pas un lâche parmi vous. Criez tous avec moi : « Vive la France ! » Je m’échappe, dissimulant ma trop visible émotion. A défaut de victoire, j’ai besoin d’héroïsme. C’est eux qui ont tout fait et je me sens meilleur.
Autre moment. Il faut aller chercher la messe derrière les corons, au village de Sains. J’évoquerai souvent l’église qui devint la mienne : ses piliers ronds, aux chapiteaux romans, sa modestie… Passons. Devant quelques dames, des officiers et une foule compacte de soldats français, le prêtre parle : « La foi qu’on avait cru voir refleurir, au premier contact avec le danger et dans le premier feu de l’enthousiasme, semble déjà lassée. L’homme réduit à lui-même se fait à tout, même à la mort. Si nous n’avons pas la victoire, eh bien ! c’est notre faute. Nous ne l’avons pas encore méritée. » Ces mots parfaitement conformes à la foi, soulèvent dans mon être une révolte irréductible. Quoi ! n’est-ce rien, la souffrance, le don de la vie, cet héroïsme justement, renouvelé jour après jour depuis des mois ? Ils sont morts sans avoir prié, et cette mort est inutile ? Le mot de Péguy est plus juste et combien plus humain ; à peu près celui-ci, si je ne me trompe : « Celui qui meurt pour sa patrie va droit au ciel. » Je déplace la question, car il ne s’agit pas du salut de leur âme ; mais bien du prix dont nous devons payer la paix. Mais mon cœur est blessé, peiné : ma foi regimbe — et pour pouvoir prier, je fais comme si l’aumônier n’avait rien dit. A la fin de l’office, je m’étonne et me réjouis d’entendre résonner, comme dans mon enfance, le « Domine salvam fac rempublicam… » Oui ! Seigneur, sauvez mon pays !
Tous ces petits faits le confirment, la spéculation ne me vaut rien en ce temps-ci. De si loin que je voie la guerre, de trop loin encore à mon gré, en dépit du risque courant, des ouragans de 210 dont la fosse est souvent meurtrie et des petites averses de shrapnells qui nous trouvent sans le moindre abri, c’est dans la guerre que je vis, que je sens, et que je respire, c’est dans la guerre que je travaille, c’est dans la guerre que j’aime à prier, sous la pression et dans l’ivresse d’un drame qui se joue sans arrêt et auquel pas un jour, pas une heure, pas une minute, je ne cesserai de me passionner. Mais je ferai grâce au lecteur des incidents qui alimentent mon lyrisme, dans ce secteur toujours en mouvement, des attaques et contre-attaques, sur le « double crassier », aux carrières d’Hulluch, à la croisée des « cinq chemins » et aux vergers de la Folie, qui occuperont tout notre automne et une partie de notre hiver : combats locaux, mais qui m’enfièvrent, comme feraient de grandes batailles. Chaque fois, en petit ou en grand, la même question est posée : « Vaincre et mourir. » Unique sujet de ces poèmes que j’écrivais de jet, avec une hâte désespérée, comme si j’avais craint de n’avoir pas le temps de les finir. Il faut parler et le temps presse. Pourquoi parler ? pour soulager mon cœur. O petite chambre sans feu, pleine d’émoi et de recueillement, où la grâce invisible opère, d’où je vois les drachen, les combats d’avions et les fusées multicolores, où je reçois en plein visage le souffle de flamme du train blindé qui tire à moins de deux cents mètres, où j’entends jour et nuit retentir le canon et le tac-tac des mitrailleuses, où je puis même être écrasé ! Quand il y fait trop froid, je m’élance sur la grand’route ; un temps de marche et je reviens à mon travail : à la guerre, à la mort, à ce Dieu encore si vague… N’allez pas croire cependant que ma bonne humeur s’assombrisse ; au contraire, mes camarades, qui ne sont pas dans le secret, ne voient guère en moi que sourire, et je compose, en pleine crise, de petites chansons pour eux…
Il faut en revenir au cahier noir ; je le redoute et il m’attire, en attendant les Pensées de Pascal que je vais me faire envoyer. Le nouveau contact est moins réticent ; il semble que je m’apprivoise, que je m’efforce de bon cœur à n’être point scandalisé. C’est comme un breuvage trop fort auquel le palais s’accoutume. Bientôt, sans adhérer à tout ce que j’y lis, je suis heureux de ne plus rejeter d’emblée ce qui contredit mon passé, et de souscrire à certaines formules qui m’eussent fait pousser des cris huit jours avant. Je ne saurais mieux faire entendre ce qu’il va devenir pour moi, qu’en citant un fragment de la lettre tardive, par laquelle je remerciais ma correspondante de son envoi. Jaillie spontanément, écrite sans ratures, elle m’avait semblé fixer de façon si exacte l’état de mes pensées d’alors, ignorées de moi avant de l’écrire, que je ne la mis pas sous enveloppe sans avoir pris la peine de la recopier. Sur certains points, il se peut que je m’y répète ; ces points sont assez importants pour trouver double place dans mon récit.
« Hélas ! disais-je, comme je suis indigne !… Heureux celui qui peut lier intimement le souci de la cause humaine qui nous tient palpitants et nous porte déjà bien haut, à un ordre divin qui est supérieur encore ! L’un achemine à l’autre, et je me sens un peu monter. Je puis vous le dire à vous, sans orgueil, comme je le dirais à Dupouey : je crois, ces derniers mois, avoir fait quelques progrès dans le bien. Je ne me soumets pas encore ; je ne veux rien « forcer ». Mais je sens naître une sorte de grâce. Spontanément, j’ai retrouvé sur mes lèvres une prière, et une prière qui jaillit ainsi du cœur est quelque chose de si beau, de si saint, qu’on aurait honte de la faire cohabiter avec de mauvaises pensées. Non par vertu encore, mais par pudeur, par sentiment de ce que l’on doit au Divin d’égards et de prévenances, on s’efforce à la pureté. Dieu est entré en vous, fût-ce furtivement et pour en ressortir bien vite… N’importe ! on veut le recevoir comme il convient et ne pas étaler devant lui sa misère. On fait la maison nette… C’est ainsi… que je commence à avoir éprouvé le miracle intime de la prière. Les belles paroles que Dupouey aura prononcées là-dessus !… Je les saurai bientôt à force de les lire… Et puis, je trouve dans ses notes tant de réponses aux questions que nous nous posons tous, nous qui avons partagé les mêmes admirations d’ordre esthétique et qui, amis du Beau, savons bien que le Beau ne se suffit pas. Il garde, comme dit votre mari, « l’empreinte des grandes âmes. » Voilà sa raison d’exister. Ah ! faire en soi, de soi, sinon une grande âme, une âme, digne de ce beau nom… »
On le sent, je n’ai pas encore épuisé le suc des pages admirables qui me furent confiées… Mon orgueilleux esprit ne dit plus : Non ! je ne crois pas ! dans le même temps que mon cœur se livre. Il ne dit pas non plus encore : Je veux croire ! Il ne sait clairement ni s’il veut croire, ni s’il croit. Mais sa curiosité des mystères s’aiguise. Quand par hasard, il interroge, il aime bien qu’on lui réponde, et même qu’on ait raison contre lui. Il n’entre pas, pieds et poings liés, dans la doctrine ; il n’ose même pas l’aborder de trop près ; mais quand un rayon de clarté vient révéler un pan de mur du prodigieux et sombre édifice, il le contemple d’un regard qui s’y plaît. Il en est de même, pour la morale : il ne veut pas connaître les commandements — et malgré lui, il obéit à leur fantôme, pour ne pas gâter à son cœur la douce prière du soir. Entre ce mal qu’il n’abjure pas tout à fait et le bien qu’il aime, il a beau déclarer qu’il ne choisira pas ; il se rend compte qu’ils s’excluent l’un l’autre et il s’arrange pour qu’ils ne se rencontrent pas. C’est cela. Par pudeur, « par égards » et « par convenance » ! N’en doutez pas, quand la maison sera bien nette, en lettres d’or au-dessus de la porte, d’eux-mêmes les préceptes saints s’y graveront — et l’esprit n’aura plus qu’à lire.