L'homme né de la guerre : $b témoignage d'un converti (Yser-Artois, 1915)
CHAPITRE X
Une lettre de la villa Clémence. Je réponds. Textes sacrés de l’image mortuaire. Le printemps dans les ruines de Ramscapelle. Contre-coup de l’offensive d’Artois (9 mai). Attaque de W, de l’Union, des fermes Terstyl et Violette. Seconde lettre. « Pierre prie pour moi. » Grand bouillonnement de l’été. Anniversaire de mon deuil (13 juillet). « Le don de soi suffit. » Seconde lettre de réponse. Mon paradis. Adieu aux Flandres (août). La grande patience de Dieu.
Entre temps, j’ai écrit à nos amis communs, à la messagère de la nouvelle, à André G… qui fut notre intermédiaire et sans lequel rien ne se fût passé. Par eux, la femme de notre saint ami a connu mon enthousiasme. Je respectais trop son silence pour m’adresser directement à elle, malgré tout le désir que j’en avais. C’est elle qui m’écrira la première, « pour me remercier » ! Dupouey, dans une lettre, parle de « la paix de Clémence ». Ainsi s’appelait la villa, petite et humble, qui abrita le saint bonheur d’un ménage selon le Christ, dans un faubourg populeux de Toulon, en haut d’un « raidillon austère ». Derrière elle, la haute montagne de pierre grise, tachée de sombre vert ; devant elle, la mer brillante, forte en couleur, lourde et profonde, qu’on découvre de la terrasse : là dormait le petit enfant à l’ombre de ces mimosas, où chantait « fidèlement tous les étés le même rossignol ». Coin retiré, silencieux et tendre ; j’y suis allé pèleriner hier. Là aussi, entre les deux piliers de cette porte, sur l’un desquels, à mon passage, un beau chat se pelotonnait au soleil, le malheur un jour est entré ; je dis malheur pour parler le commun langage… De là me viennent, prévenant mon souhait, ces lignes confiantes et réservées. Elles rappellent le « joyeux déjeuner de Coxyde » ; elles fondent en « actions de grâces pour quatre années de mariage » qui couvriront de leur bénédiction toutes les années de veuvage à venir ; elles demandent au saint héros qu’il prie pour moi, pauvre incrédule. C’était « une âme lumineuse et haute ». Aucune parole assez pure ne saurait peindre « la sérénité et le détachement de son cœur »…
Ainsi je pensais rester seul ou presque seul avec mon souvenir vivant, condamné à garder pour moi le secret que scellaient mes lèvres. Une voix me répond : la voix la moins indifférente à l’ami que je pleure et à son salut éternel ! Bouleversement, soulagement ; les deux ensemble. De quelle ardeur vainement bridée je réponds ! Je dis tout, je ne puis rien taire : mon amitié posthume ignorante de ses raisons, irrésistible ; « la couleur de songe, de conte, de miracle » que la rencontre prend dans ma mémoire. « J’aurai connu un homme qui dépassait l’homme ! » Ces vers que personne n’a lus, l’épouse de Dupouey sera la première à les lire. Elle y verra (je cite) « le tourment de mon âme ». « Je n’ai pas le bonheur de croire », mais Dupouey a fait ce miracle « qu’il m’a déjà rouvert les portes de la foi ». « Je crois passionnément à son éternité et à sa glorification céleste. Je communique avec lui, et par lui, avec un au-delà qui se précise mal encore, que mon esprit ne réalise pas ainsi que le voudrait mon cœur, selon ce qui nous est enseigné. Mais de cette espèce de grâce, incomplète et déjà si douce, je voue une reconnaissance émue au cher grand Dupouey. » Ainsi me laissai-je aller à la confidence de mon précieux et vague secret… Quant à la petite image mortuaire que contenait la lettre « je la garde précieusement ».
Recopions les beaux textes qui l’accompagnent et que sur le moment j’ai trop peu médités. Ils me précisaient trop mon but, sans doute. Je n’y puisais qu’une chaleur abstraite et sans effet.
Magnificat anima mea Dominum et exsultavit spiritus meus in Deo salutari meo.
Auxilium nostrum in nomine Domini qui fecit caelum et terram.
Pretiosa in conspectu Domini mors sanctorum ejus.
(Ps. 115).
Dirupisti vincula mea : tibi sacrificabo hostiam laudis et nomen Domini invocabo.
(Ps. 115).
Quoniam melior est misericordia tua super vitas, labia mea laudabunt te.
(Ps. 62).
Os meum aperui, et attraxi spiritum : quia tua mandata desiderabam.
(Ps. 118).
Aspice in me, et miserere mei secundum judicium diligentium nomen tuum.
(Ps. 118).
Mihi autem adhaerere Deo bonum est, ponere in Domino Deo spem meam.
(Ps. 72).
Dominus illuminatio mea et salus mea : quem timebo ?
(Ps. 26).
Credo videre bona Domini in terra viventium.
(Ps. 26).
Sit nomen Domini benedictum ex hoc nunc, et usque in saeculum.
(Ps. 112).
(Hymne : Jesu dulcis memoria.)
Sursum corda !
Laus tibi, Christe.
En tout cela, pas un mot de tristesse. « Dans la présence du Seigneur de quel prix est la mort de Saints ! » « Que vous êtes bon à ceux qui vous cherchent, et combien à ceux qui vous trouvent ! » — Jésus ! je vous cherchais encore, mais comme quelqu’un qui trouvera. Lentement, lentement, il fallait écarter tant de folles herbes pour découvrir le droit sentier…
Ce mois de Mai eut des jours merveilleux. Ai-je songé que c’était le mois de Marie ? Les saules passaient par toutes les nuances. Les arbres fruitiers, dans les vergers de Furnes, étreignaient doucement le clocher de Sainte-Walburge. Nous avions perdu quelques hommes. Au cimetière de Coxyde, j’assistai à l’enterrement du lieutenant de vaisseau Illiou, salué par les fortes paroles du commandant de K… qui appelait ses marins : mes garçons. Il était d’Illiou le mot délicat et splendide que m’avait cité Dupouey, celui du « marché avec Dieu ». L’abbé P… le révèle en chaire. Ah ! combien j’en suis remué ! Un saint de plus au paradis.
Ineffable printemps. La mort même transfigurée, dans l’abondance et la clarté des floraisons. Je me souviens d’un soir, à Ramscapelle, dans les petits jardins que leurs murs écroulés faisaient communiquer entre eux ; un lilas violet, insolent de fécondité, des giroflées jaunes et brunes, enchantaient ce coin de ruines, où presque plus un pignon ne restait debout. Chambres vides, papiers déteints. Sur la place, un arbre superbe, déraciné par un obus, s’appuyait de l’épaule contre un vieux mur. La tour de l’église et son porche formaient une montagne blanche de plâtras ; les arcades intérieures ne soutenaient plus que le ciel et se découpaient au soleil couchant, avec une grâce plus dessinée. Un saint de bois, violemment peint, restait paisible dans sa niche. Les sépultures du cimetière massacrées, ouvraient sous les morceaux de marbre, des trous noirs. Le Christ, enfin, arraché de cette croix sombre restée seule debout sur la plaine inondée, reposait à même le sol, blême et froid, les bras étendus. Il partageait le sort commun de nos soldats. Mais la lumière était si belle, dans le ciel immense et dans l’eau ! A dîner, dans le bas gourbi du capitaine L…, on ne cessait de chanter et de rire.
La grande offensive d’Artois était en cours. Autre occasion de tremblement. On sait qu’en face de Souchez le front faillit être percé ; il s’en fallut d’un peu d’audace. Nous avions mission entre Nieuport-Ville et Pervyse d’exécuter une action diversive, toute locale, mais pleine d’aléas. Les marins devaient prendre l’ouvrage W, la ferme de l’Union, le pont aussi peut-être : les Belges à leur droite avaient pour objectif la ferme Terstyl et la ferme Violette, îlots de ruines fortifiées, émergeant à peine de l’eau. Ici et là, bataille dans un lac, sillonné de vagues chemins et de passerelles branlantes. Le matin même, c’était le 8, les Boches, débouchant de Lombaertzyde, essayèrent de nous prévenir. L’affaire n’en eut pas moins lieu à la tombée du jour, après un feu d’artifice superbe. Ah ! le moment où se fait le silence, où, l’artillerie se taisant, les vaillants sortent des tranchées et où le feu des mitrailleuses ennemies nous renseignera sur leur sort. On claque des dents dans la nuit ; on tend toutes ses forces d’amour pour les aider de loin et attirer sur eux la protection de l’invisible. L’ouvrage W, la ferme de l’Union, sont enlevés par nos marins sans coup férir ; trois jours après, écrasés de marmites, ils les reperdent, et ceux qui restent sont contraints de se replier sur le tas de pierres qui fut Saint-Georges. Quant aux Belges, sitôt sortis, sitôt fauchés, et nous entendons le « tac-tac ». A un petit Wallon blessé on dit : « Par ici l’ambulance ! » Il répond en riant : « Oui ! mais par là les Boches ! » Et tournant le dos, court se faire tuer. O mort, belle mort, quel vertige ! Je ne puis rien pour lui, pour eux, que les recommander à Dupouey. Le jour s’était si bien levé ! C’était hier la fête de Jeanne d’Arc, la sainte guerrière.
De nouveau le calme et l’attente. Déjà nous voici en Juin. On va « remettre ça » sur le front d’Artois, paraît-il. Quant à nous, nous aurions miné la grande dune ; nous réattaquerons l’ouvrage W avec la tranchée 1800. Ni ici, ni là-bas, ça ne marche très fort. On retombe encore de son haut. Et puis, de nouvelles victimes ! J’ai vu pleurer un vaillant capitaine sur un de ses canonniers, le plus brave, abattu à côté de lui. A Coxyde, à Wulpen, les enterrements se succèdent… Nous plongeons jusqu’au cou dans la mort — et vivons.
A la date du 11, anniversaire de naissance de ma pauvre mère — et je songe à le remarquer — la villa Clémence m’écrit. On a reçu mes deux poèmes. On est touché par la coïncidence qui fait que j’écrivis le premier le 3 mai, quatre années jour pour jour après leur mariage. « Vous avez raison, me dit-on, il (Dupouey) n’a pas choisi. Il s’est offert ; et c’est toute ma fierté, chaque jour, depuis le 1er novembre où je vis pour la dernière fois son merveilleux regard de joie, de tendresse et de courage. Je puis vous le dire : il s’était livré à Dieu. » Avec quel transport décrivait-il dans ses lettres « la douceur qu’il goûtait dans ce cheminement aux bras de la Providence, dans l’amoureuse société de l’Absolu, de l’Immense et Fidèle Seigneur ». Il fixait son destin avec clairvoyance : « Si l’utilité de la femme est de protéger, de conserver (le meilleur), de durer et d’endurer, l’utilité de l’homme est de donner sa vie pour ce qui dépasse la vie et de rendre témoignage à cette Lumière qui fait fleurer la vie. » Est-ce assez calme et beau ! Ses lettres à sa femme sont pleines, m’écrit-elle, de pensées de cette hauteur. Elle me promet de m’en transcrire encore. Mais il faudra changer dans mon poème le terme de « païen » (misérable païen) que je m’applique. « Vous l’êtes si peu ! » Plus qu’elle ne le croit ! Elle ajoute enfin : « Pierre prie pour vous. Là où il nous faut arriver coûte que coûte, le cœur de Dieu vous appelle à grands cris par la voix de votre tourment intérieur… Pierre est encore votre ami et tellement plus et mieux qu’il ne le fut jamais. Je me permets de vous le dire, car je le sens si près. »
Vaines paroles ? non ! Je m’abandonne. Elles ont libre accès en moi. Elles embellissent de nouveaux traits l’image sacrée que je vénère. Elles flattent le chrétien qui dort ou qui fait semblant de dormir. J’y répondrai. Et tout d’abord le « misérable païen » du poème se sacrifie : il cédera la place à un « peu fidèle chrétien ». C’est me flatter ! n’importe : mes vers ne m’appartiennent pas ; ils sont à celui qui sait mieux que moi ce que je suis au fond de l’âme. Quand sa femme s’adresse à moi, c’est lui-même encore que j’entends : à sa voix je me sens infiniment docile. Pourtant j’attendrai des semaines, avant d’écrire une réponse dans laquelle il faudra engager l’avenir.
Durant tout l’été commençant, il règne un grand bouillonnement dans mes pensées, dans mes désirs, dans mes travaux. Le nouveau commandant de groupe, qui vient d’Afrique, apporte avec lui et ravive en moi je ne sais quel ferment de trouble sensuel. Il aime trop ce qu’il y a de délectable sur la terre. A l’appel quotidien de l’héroïsme, se mêle intimement l’appel quotidien de la volupté. Je m’enivre de plus en plus de l’aventure de la guerre. Entendre à deux pas des canons la Mort d’Yseult et la Sarabande de Debussy et trouver au retour, les marins pittoresques poussant vers les tranchées leurs voitures à bras chargées du plus étrange paquetage… Composer un poème et soudain courir déjeuner dans la « maison du crime » (c’est ainsi que nous appelions le P. C.) frôlée à chaque instant par la soyeuse trajectoire des « marmites »… Suis-je encore ce dilettante ! Un dilettante passionné. Le grand événement a rouvert la source lyrique. J’exprime tout ce que je contiens avec une sorte de rage, tout ce qui m’a tenu au cœur dans ma jeunesse qui s’en va. En fonction de la guerre, je chante l’Acropole. Je chanterai bientôt Péguy ; je chanterai Nietzsche, duquel je ne me déprends pas. Au nom de ses blasphémateurs, j’accole le nom de Dieu, sans décence. Dieu est entré dans l’homme ancien, mais l’homme ancien est plein de sang et ne l’admet qu’en visiteur.
Ainsi, à ma permission, quand je conte à ma sœur la sublime aventure, avec tout le feu de l’amour, je coupe court à son allégresse prématurée qui me voit déjà converti : « Non, non, il n’y a rien de fait ! » Il n’en est pas moins vrai que lorsque est revenue la date anniversaire de la mort de ma mère, j’ai voulu faire acte de présence à l’église et que j’ai composé d’un élan, le jour même, le poème du 13 Juillet :
Effusion toute personnelle qui ne regarde pas aux termes de la Loi. On dirait, à m’entendre, que le don et le sacrifice peuvent tenir lieu de prière ; c’est ma cause que je défends. Je me sens ainsi dispensé d’invoquer le vrai Dieu et d’adhérer à sa parole. Mais suis-je dans le fond aussi sûr de mon fait, aussi exempt d’inquiétude que je le pense ? Le même jour, j’éprouvais le besoin d’écrire, pour la compagne de mon répondant, cette lettre tant différée. Entre autres choses, j’y disais : « Là où est votre Pierre, où il nous faut, me dites-vous, arriver coûte que coûte, je m’épuise à y parvenir. » Sans doute dans le but d’encourager ses espérances, exagérais-je mes efforts… J’ajoutais donc : « Mais je ne veux point de mensonge et je sais bien que je n’y parviendrai qu’en restant franc, loyal avec moi-même. Je laisse aller l’effusion, mais je ne puis pas la contraindre. Il suffit que je sache ma plus haute pensée, celle que le sacrifice de votre mari… a cultivée en moi, toujours là et riche des mêmes promesses. J’attends et j’aime. » Je réclamais ensuite de nouvelles paroles de Dupouey, « ne désirant entendre rien tant aujourd’hui ». Je parlais aussi de ma pauvre mère. Après la messe basse, j’étais allé porter au cimetière de Coxyde un bouquet de lys et de roses pour fleurir la tombe de notre ami « et pour lui confier mon amour, ma pensée, dont il serait devant elle garant[25] ».
[25] Je reçus en réponse le numéro du 26 juin de la Semaine Religieuse de Fréjus qui contenait un bel article écrit à la mémoire de Dupouey par son confesseur. Ce sera l’aliment de ma fidélité. J’en détache pour le lecteur une partie du discours prononcé par l’aumônier du 1er régiment marin, au cimetière de Coxyde. En m’envoyant ces admirables pages, Mme Dupouey ajoutait : « Que deviennent maintenant ceux dont le cœur est sans espérance ? » Mais écoutez l’abbé P… : « Oui, mes frères, c’est vrai ! Dieu seul est grand ! Mais au-dessous de cette grandeur unique et incomparable, ce qui s’en rapproche le plus, ce qui le plus en donne l’idée, non ! ce n’est pas, nous l’accordons à l’orateur sacré, non, ce n’est pas la puissance et la magnificence royale, c’est un grand cœur, c’est une grande âme d’homme et de chrétien ! Voilà pourquoi devant ce cercueil, étreints tous de cette émotion virile que nul hommage ne vaut, nous nous inclinons comme devant une majesté.
« Je l’atteste pour l’avoir su : celui dont la dépouille s’en va dans ce drapeau n’eut rien de petit ; il était grand, il avait les qualités solides et les brillantes, et cette autre : qu’il savait les ignorer.
« Il possédait ces noblesses qui donnent du prix à la vie : l’esprit, les connaissances, le talent, le goût, l’autorité, l’honneur, et il n’en faisait pas de cas, ou du moins n’y voyait-il que des degrés ou des paliers dans une ascension qui les dépasse.
« Il était de ceux qui croient aux trois ordres comme Pascal : celui de la matière qui toute ne vaut pas une seule pensée, de toutes les pensées qui ne valent pas réunies un acte de charité pure.
« Dupouey disait de la France : « Nous lui referons une âme. Nous lui redonnerons toutes ses intégrités, même si nous mourons, oui ! surtout si nous mourons ! Quelle splendide et inespérée occasion de mourir, quels chanceux nous sommes ! Nous mourrons peut-être debout. — Mon ami, mon ami ! quelle grâce ! penser qu’on va au ciel et mourir pour la France ! »
« Il me parlait ainsi, ajoute l’aumônier, à la sortie de la messe où il avait communié et qu’il m’avait servie. L’Église honore la dépouille mortelle de tous ses enfants sur qui a coulé l’eau du baptême, en qui est descendue l’hostie des communions, mais rarement je vis avec plus d’émotion les cierges brûler autour d’un cercueil ; rarement j’aurai, avec plus de foi respectueuse, entouré un corps humain des honneurs de l’encensement. »
Il rapporte ensuite l’enthousiasme de Dupouey à la pensée de fêter Pâques et il conclut en termes magnifiques :
« Votre mort, ô chrétien, passe votre espérance. Ce n’est pas sous la voûte éventrée de l’église d’Oost-Dunkerque ou devant notre pauvre autel des dunes, c’est dans le ciel même, aux pieds du Divin Ressuscité, contemplé face à face et vu tel qu’il est, que votre âme s’envolant avec les cloches a chanté nos belles hymnes.
« Mais je veux que votre corps lui-même, à vous mort d’une mort vraiment pascale, participe à cette joie et que, sous cette gloire du drapeau, vos oreilles mortelles entendent le message triomphal. « Jésus, notre espoir est ressuscité ! Nous le verrons en Galilée ! Surrexit Christus, spes mea, videmus eum in Galilea », c’est la vérité, le Christ est ressuscité d’entre les morts, nous le savons, nous l’avons vu ! Scimus Christum surrexisse a mortuis vere !
« Que tout dans cette fête, la plus sainte de toutes, soit à la louange et à la jubilation. Béni, béni soit le Seigneur ! In hoc festo sanctissimo sit laus et jubilatio ! Benedicamus Domino ! Alleluia ! »
Quelle joie de lier ainsi ces deux mémoires ! Mon ciel n’est plus si vide. J’y fonde une société fraternelle qui réunit ceux que j’aurai le plus aimés aux jeunes héros de la guerre dont je ne puis accepter la totale mort. Cette idéale compagnie se tient je ne sais où, par-dessus les superbes nuées de Flandre, que pousse dans un azur frais le vent d’été. Je sais qu’il y fait beau, plus beau encore que sur la mer et que sur les dunes dorées ; mais la beauté des choses de la terre m’aide étrangement à l’imaginer. Entre cette terre et ce ciel, l’élan, païen encore, de mon cœur ne se laisse pas interrompre[26].
[26] C’est à cette époque que j’ébauchai à la fois les pièces intitulées Présence de la Mort et Statue.
Il faudra quitter ce pays, le lieu élu de la passion de notre ami et de la transfiguration de mes pensées. A la mi-août, on nous dirige sur l’Artois où nous préparerons le grand choc automnal. On n’entendra plus parler des marins, de l’Yser-sud, de la « Vache crevée », du pont du Pélican, ni de la Grande Dune. Je ne quêterai plus au cabaret les récits des fusiliers en gaîté, dans l’espoir, vain du reste, d’apprendre d’eux un détail nouveau sur leur capitaine. Ils passent à travers le filet de la guerre sans perdre leur insouciance et si souvent qu’ils en réchappent, ils continuent de vivre au jour le jour : tout en eux pourtant m’était sympathique… Adieu la route couronnée de fusants, la « maison du crime » qui vient de crouler, la cheminée transpercée de la briqueterie, la silhouette encore puissante de la tour des Templiers, quand le 420, autour d’elle, fait lever sur Nieuport d’énormes nuages saumonés ! Adieu les étendues d’eau et de pré et les pentes lisses du sable ! Adieu les lignes grêles des peupliers mourants et les touffes grises des bas saules ! Adieu la grande armoire de la salle, sous laquelle se réfugiait mon jeune chien, et l’épinette rouillée de ma chambre ! Adieu les pourceaux de la cour, les jeux des soldats belges au gazon ! Adieu tous ceux que nous laissons au fond du sanglant marécage ! Adieu surtout le tertre saint du cimetière de Coxyde, où dort l’ami auquel je dois tout ce qui vaut en moi ! Ah ! si du moins j’emportais son exemple ! Une fois sorti de cette légende dorée, ne rentrerai-je pas dans un monde désenchanté et impuissant à alimenter ma nouvelle flamme ? La mort au cœur, je m’éloigne de cette tombe, sans un mot de prière, sans un signe de croix.
O mon Seigneur, quelle patience est la vôtre ! Allez-vous encore longtemps vous satisfaire de si peu ? De tout cela, ce que je quitte avec le moins de regret, c’est Votre église. Je m’y plaisais pourtant quand j’y venais en spectateur, pour occuper une heure de mes matinées de dimanche et faire comme mes camarades, auxquels je n’ouvrais pas mon incrédulité. On y entrait tout droit, par les murs écroulés du porche, en plein soleil, sous le chant des aéroplanes et sous le glissement des martinets. Ne croyez pas que la fanfare belge qui jouait indifféremment l’Arlésienne, le Roi d’Ys, une valse lente ou quelque galop d’opérette, y troublât mon recueillement. L’étranger que j’étais, égaré parmi les fidèles, n’a guère changé devant Vos Mystères, depuis la révélation. S’il fut ému parfois, au moment où le pain sacré, changé en Votre corps, s’élève sur la foule, ce fut par sympathie pour les soldats, à cause des clairons qui sonnent, des tambours qui battent aux champs, et afin de communier, lui aussi, dans la patrie et dans ses enfants héroïques. Son respect s’est accru, sans doute ; il incline presque le front, rendant hommage avec moins de réserve, de raidissement et d’orgueil à la merveille inconcevable en laquelle a cru son ami. Mais il ne se rend pas. Quand il voit au passage, contre le mur extérieur de Votre église, cette image crucifiée qui, chaque jour, devrait lui rappeler Votre douleur, il n’a pas un regard de charité pour elle ; Vous n’aurez pas un de ces pleurs dont il n’est point avare pour les hommes !
Au fond, il ne sait pas s’il avance ou recule sur le chemin que Votre amour lui préparait si généreusement. Suffit-il d’aimer son semblable et d’en avoir pitié pour être aimé de Vous, mon Dieu ? Vous lui demandez un effort facile, un pas, un geste, un mot de bonne volonté. Il ne Vous entend pas ou, s’il Vous entend, il Vous les refuse. Vous avez fait devant lui, pour lui, un miracle. Qu’espère-t-il encore de l’inépuisable Bonté ?