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L'homme né de la guerre : $b témoignage d'un converti (Yser-Artois, 1915)

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CHAPITRE XI

Rentrée en France. L’église de Diéval. Au « pays noir ». Danger du « goût sensible ». La guerre sans beauté : Nœux-les-Mines et Bully-Grenay. L’animalité se déchaîne. Le front d’Artois vu du haut d’un « crassier ». Les petits chasseurs de Lorette. Nos grands espoirs. A l’observatoire des vieux corons. Tête à tête avec Dupouey. L’image de sainte Anne d’Auray. A la grand’messe : une leçon d’irrespect humain. Bouffées mystiques. Cela traîne.

C’est quelque chose de rentrer en France ! La guerre, sur notre propre sol aura un autre goût : plus de sérieux et moins de fantaisie ; plus d’amertume et moins d’ivresse. N’importe ! sur une belle route toute droite, dans une belle colonne d’artillerie, il est gai de caracoler. On s’est mis en selle au soleil levant ; à midi on embarque en gare de Dunkerque et on se retrouve le soir, dans un doux village feuillu, loin du présent, loin du massacre, où l’on se sent chez soi, Français. Par deux fois, je rentre à l’église. C’est bien celle de nos campagnes, intime comme une chambre et rangée avec tant d’amour. Voyez cela ! Ces chaises blanches et noires qui reluisent, ces grilles contournées, sans un grain de poussière, ces deux autels drapés de bleu lavande et portant, sous globe, des bouquets bleus. Je ne me lasse pas de regarder le baptême de Jean, le Seigneur marchant sur les ondes et vingt autres sujets sacrés, taillés gauchement dans la boiserie par un artisan villageois étonné de vivre au grand siècle. Mon ami le lieutenant D… qui m’accompagne, prie d’abord avant d’admirer. Il me semble que je l’envie. « Seigneur, dit Pierre, il est bon pour nous d’être ici ; si vous voulez, faisons trois tentes… » Mais je n’ai pas encore mérité ce repos. Nous repartons, nous quittons Diéval et ses arbres, notre but sans attrait est le « pays noir ».

Hersin, Barlin, Nœux, Mazingarbe. Des noms rudes ou tristes, des horizons salis. Partout brique et charbon, charbon et brique, les mêmes cités pullulantes de bas corons ; partout, dans la même muraille, exactement aux mêmes intervalles, la même fenêtre et la même porte, ouvertes sur le même intérieur. Un rouge faux, tout encrassé de suie, donne le ton du morne et du vilain à tout ; il tue même les champs et ce qu’ils gardent de verdure, autour des cheminées géantes, des tours de métal et des « crassiers ». A cette laideur sans recours que pourrait ajouter la guerre ? Elle y perdra les fausses grâces que lui prêtaient le sable, le ciel chatoyant et la mer. Nous la verrons telle qu’elle est, brutale et sombre, sans pittoresque, sans couleur, et, nouveauté ! mêlée au travail sourd qui l’alimente. Car la mine ne chôme point. A côté du canon, sous le canon, elle gronde, elle fume. A deux de jeu, sur le même terrain, voici la houille qui fondra l’acier, voilà l’acier qui bombarde la fosse. On peine sous terre, on se bat dessus. C’est la lutte affreuse de la matière. Eh ! soit, l’âme se repliera.

Je m’en rends compte maintenant, elle se gâtait dans un rêve où les yeux avaient trop de part. Le beau chemin qui mène à Dieu côtoie un redoutable précipice qui peut au moindre faux pas, vous saisir. Méfions-nous ! Que nos sens ne gardent point pour eux un don qui était destiné à l’âme, et que la splendeur du spectacle ne nous fasse point oublier notre rôle dans l’action ! Sous cette nouvelle ténèbre qui nous couvre, nous verrons bien si la clarté nous venait vraiment du dedans.

Ai-je donc été amené en Artois pour faire retraite ? Cela se peut : mais j’y devrai mettre du mien. De l’arrière, aux lignes, dans les lignes même, jamais en aucun point du front, pareil bruit, pareil grouillement, pareille intensité de foule. Le danger la fouette, l’anime. Entre deux volées de marmites, on la voit remonter des caves, se bousculer autour des batteries, s’obstiner dans des coins meurtris, comme « l’Alouette » ou « le Maroc », et rire et boire. Le soir, la cité des Brebis est aussi populeuse que Belleville, et sur la place de Bully, cercle de décombres, on trouve encore de mauvais lieux. La guerre a dépouillé son masque, mais l’animalité aussi. Observez-les, ces gamins excités, ces « galibots » et ces « gaillettes » plus noirs que l’enfer la semaine, et le dimanche plus blêmes que leur linge blanc ; ces matrones mal embouchées ; ces vieux qui aiment « la boutelle », et suivez-les, si vous osez. Depuis qu’ils ne croient plus à rien, la famille est lieu de passage, succursale du cabaret : quand les uns en sortent, d’autres y rentrent, à commencer par nos soldats. Nous aussi, rôderons parfois, tournerons comme des phalènes autour de ces lumières jaunes, reflétées sur le pavé gras, qui convient au plaisir tant d’ombres en quête qui passent. Dissipation sans excuse : aurons-nous la faiblesse d’y succomber ?… Détournons-nous de ces à-côté misérables dont il faut tenir compte, hélas ! Si la foi ne nous garde pas, nous avons encore la patrie. Nous sommes venus là pour participer à de grandes choses et, croyez-le, c’est notre principal souci.


Un tour d’horizon nous fera du bien. J’ai choisi pour observatoire ce qu’on appelle en Artois un « crassier » : sorte de mont de scories mal éteintes, de résidus charbonneux et de cendres, qui chauffent nos semelles quand nous l’escaladons. Vu d’ensemble et de haut, ce pays sans beauté a de la grandeur et du style. Les crêtes sont minces, mais longues : elles se poursuivent comme des vagues qui porteraient des mailles d’écume à leur flanc : le réseau de craie des tranchées. Le regard les dépasse et glisse dans le bleu. Le vent qui souffle est le vent de l’histoire. La solidarité des siècles s’étend sur l’immense champ clos. — Derrière nous, la vieille Béthune, déjà blessée, mais son beffroi carré debout. Sur notre gauche, au delà de Vermelles, les fourneaux de Pont-à-Vendin, la Bassée ; par temps clair, on découvre Lille, nous dit-on. A nos pieds, la plaine de Lens, l’ombre du grand Condé qui veille, et la cité prisonnière s’effaçant derrière Liévin. Mais là n’est pas le principal. Notre regard se heurte sur la droite à un long mur boisé qui commande tout le pays, à une mince et dure épine dont meurt la pointe aux bas-fonds des « ouvrages blancs ». Ceci, c’est la colline de Lorette, tombeau de nos petits chasseurs. Tout ce dernier hiver, ils se sont accrochés aux pentes avec les pieds, avec les mains, avec les dents. Rejetés, ils mordaient plus dur, tenaient plus ferme. Grâce à eux, de l’humble chapelle de Notre-Dame, détruite mais conquise, où l’on pèlerinait jadis, les jeunes vagues de Pétain purent au mois de Mai, débouler sur la plaine, inonder les boyaux marneux, tout un labyrinthe gluant. Encore un peu, elles dépassaient l’autre crête, la crête de Vimy, que nous apercevons au delà du creux de Souchez, dans la vapeur. Les Allemands bouclaient leurs malles ; le cœur des malheureux envahis exultait. La percée manqua, faute de réserves. Elle manqua encore en Juin. L’illusion de la victoire décisive avait été sur le moment si forte que la déception pèse encore sur les habitants. Et dire qu’il nous revient l’honneur de réparer et de conclure ! là où d’autres ont échoué de réussir ! On ne sait trop quand ce sera : on parle du 15 Septembre ; les Anglais frapperont à gauche, ils sont fin prêts… Ah ! taisons-nous ! Déjà nous voyons en esprit toutes les barrières qui tombent, la plaine libre, Lille, Douai… Incurable optimisme du sang de France : le plus morne poilu, en face de la terre promise, ne se tient plus d’impatience et perd le souvenir de toutes ses désillusions.

Septembre vient, pas assez vite. La canonnade parle un peu plus haut. Dans sa zone joyeuse, aux corons de Bully (c’est plaisir de tirer, je vous le jure, quand on a le cœur plein d’espoir), le repas de midi réveille la bonne gaîté de Belgique. Nos batteries, dispersées sur un terrain vague, aboient autour de la maison. On dirait salves de commande et la formidable voix d’une pièce anglaise sonnera pour les invités au dessert. Quand nous aurons bu le « mousseux », nous irons en reconnaissance à l’observatoire des « vieux corons », au diable vauvert.

Maisons de briques, tas de briques, poussière de briques. Cour de gare désaffectée aux poteaux ruisselants de fils. En fait de route, entre deux hauts remblais qui nous abritent, nous empruntons la voie même du chemin de fer. Une saucisse ennemie nous regarde ; elle rit sans doute de nous voir trébucher sur les rails et sur le ballast, sauter de traverse en traverse… Pas un obus : elle a pitié de nous. Nous passons sous un premier pont : au second un barrage de sacs à terre ; alors commence le jeu de cache-cache des boyaux. Étroits, profonds et zigzaguant, la craie d’azur à l’ombre, d’or brûlant au soleil, leur serpentement donne le vertige ; la brise que nous ne sentons pas, courbe au-dessus de nous des herbes folles. Un souterrain, un escalier, une courette ; nous revoici de plain-pied avec le vrai monde : ah ! respirons ! Non, on replonge encore, cette fois, non plus dans la terre : mais, à la lettre, dans le mur. On croirait qu’Aladin nous mène, les briques s’écartent devant nous ; nous suivons un indescriptible couloir, percé tout droit et à couvert, à travers les petites chambres, toutes pareilles, d’une cité monotone et sans fin : une porte, puis une brèche ; même chambre et même chambre : presque partout le même papier à fleurettes roses, gris Vuillard et triste à pleurer. Des fantassins, derrière les fenêtres condamnées, lisent à la bougie, écrivent ou bricolent. De temps en temps, un objet oublié nous rappelle qu’on vécut là : c’est un cheval de bois décroché d’un manège, c’est une couronne de mariage sur son coussin de velours rouge, encadré de métal doré. Pauvres reliques ! Enfin, nous y voilà : un téléphone dans une cave, une chaise sous un toit crevé : cela suffit. Notre masure, au milieu des tranchées, fait vis-à-vis à une masure toute semblable, sise à un peu plus de cent mètres de là et qui est boche. A l’abri des poutres, des lattes déchirées et du peu qui reste de tuiles sur les lattes, nous guettons ; et il est probable que l’ennemi, dans le toit opposé, nous guette. C’est précisément dans ce toit que nos batteries vont taper. « Allo ! Allo ! » Les ordres sont donnés, transmis, avec les corrections successives : « Court ! long ! tant de millièmes à droite, à gauche… au but !… » Et pan ! dans la fenêtre… pan ! dans la porte ! pan ! dans le toit… La baraque trouée vomit la fumée de nos explosifs et une poussière rougeâtre : c’est fait. Maintenant à une autre ![27]

[27] Le jeu est douloureux parfois. Tirerons-nous dans cette cour où nous voyons une brave femme étendre son linge — la femme du pointeur peut-être ? les gars du Nord ne manquent pas chez nous. Un scrupule sentimental fera-t-il épargner un repaire de mitrailleuses qui peut nous coûter demain cent poilus ? Défions-nous ici du moindre petit mur ! défions-nous de notre cœur ! Nous réglerons aussi de la fosse no 11, nichés comme des hirondelles au haut de la carcasse sans vitrage d’un grand hall décharné, qui s’emplira d’un écho terriblement clair. On s’incruste en rampant dans une loge en sacs à terre ; on est comme au théâtre, la jumelle à la main ; on déclenche soi-même les entrées de ballet sur Lens et la cité Saint-Pierre. C’est là que le sous-officier P… sera écrasé en décembre… Et voici ce qu’il adviendra de l’observatoire des « vieux corons » : on aura beau de nuit y raccrocher des tuiles, quand le toit sera devenu trop ajouré, il faudra se hisser dans la cheminée, comme un ramoneur savoyard ; jusqu’au jour où la cheminée elle-même sera décapitée par un obus ; le gai lieutenant L… viendra justement d’en descendre ; je suis sûr qu’il en rit encore.

Ainsi l’échange continue : les Boches rendent à nos tranchées et à nos batteries ce dont nous les gratifions. Sous l’entre-croisement des projectiles, je me prends à songer au petit grenier de Nieuport…

Nous éviterons Bully au retour ; il touche sa troisième ration de marmites. Là-bas, une mélopée nasillarde s’étonne de ne point chanter dans la Bruyère des hauteurs : c’est la cornemuse d’Écosse. Hâtons-nous : il va faire nuit. Le quartier britannique, autour de l’église, s’éclaire ; l’odeur du tabac blond et sucré est partout… Au « mess » nous allons trouver les journaux, haleter aux péripéties de la grande retraite russe, soigner un jeune « galibot » blessé dans sa maison par un culot d’obus, écrire une lettre… et, s’il nous en reste le temps, songer au salut éternel. Mais voyez-vous, sitôt que le front se ranime et que l’offensive est dans l’air, ce souci-là cède le pas, dans nos pensées, au salut de notre pays. Au fait, c’est peut-être tout un.


Quand mon cœur en ressentira le besoin, je rouvrirai le numéro de la Semaine Religieuse[28] qui contient le panégyrique du capitaine. Il faut de temps en temps que je rafraîchisse mes souvenirs, que je fasse rentrer dans la réalité terrestre sa figure trop angélique, dépaysée ici et qui, en s’idéalisant, s’efface. Il ne m’est pas indifférent que Dupouey, au cours de sa vie, ait traversé l’erreur et des états moins purs, plus voisins de mon propre état. Je relis la phrase terrible, mélancolique cependant, qui porte condamnation de son passé de dilettante. « Nous qui avons adoré la Beauté… » Comment a-t-il pu s’en déprendre ? Il admirait les mêmes œuvres, il cultivait la société spirituelle des mêmes écrivains que moi ; il se baignait à la même musique ; il avait fait, d’un libre esprit, le tour des mêmes joies et des mêmes pensées ; il a conclu en se liant à Dieu d’un acquiescement absolu. « Mihi adhaerere Deo bonum est. » Adhérer à Dieu ! Plus je me sens pareil à celui qu’il fut autrefois et son frère dans le mensonge, plus je me sens capable de plier ma vie à la même loi. Revenu de si loin, il n’est pas impossible de le suivre ; il a dû surmonter les mêmes objections… — Soudain, je me le représente dans ses exercices dévots, pratiquant comme une bonne femme, un témoin nous le dit, « la récitation du chapelet et du petit office de la Sainte Vierge. » Alors mes préjugés se cabrent, et mon orgueil rétracte l’acceptation de mon cœur. Pour cultiver en moi certaine religiosité poétique, je suis son homme. Mais, à tout prix, je tiens à rester dans le vague. Quand il prétendra m’entraîner à des extrémités qui me répugnent, à des gestes, à des mots, à des actes précis, halte-là ! je romps net. Je me refuse à convenir qu’il ait gravi la pente du parfait bonheur en suivant ce chemin médiocre ; j’exige la foudre et l’éclair et l’ascension sur les nues ; je n’ai aucune humilité… — Hélas ! vais-je le perdre et renoncer déjà à la vision exaltante de sa mort « qui n’est pas la mort », de sa transfiguration dans la vie ?… Non, non ! Pour me jeter plus chaud dans son étreinte, il me suffira d’un mot de sa bouche, de cette inflexion prenante de la voix dont est marquée la moindre de ses phrases et de l’autorité de ses affirmations. Il écrivait de Nieuport-Ville (17 février) : « Que de belles vieilles vérités le coup de charrue de cette guerre ramène au jour et qu’elle est une grande grâce pour ceux qui l’auront traversée ! Faudra-t-il ensuite redevenir futiles ? n’avoir l’esprit occupé que de cette fragile beauté et n’étendre notre souci qu’à ces périssables semaines, dont Dieu dispose à l’encontre de notre inquiétude ? Que Dieu conserve dans nos cœurs et dans nos esprits les grandes leçons de ce temps et que tous les grands saints sérieux nous assistent contre nous-mêmes et nous obtiennent d’employer à nous corriger la paix que Dieu nous aura rendue. » A moi aussi, c’est mon souhait, mais en moi que corrigerai-je ? de quoi au fond suis-je honteux ? Puisque j’ai un saint (à défaut d’un Dieu) qu’auprès de Dieu il intercède, pour que soit dissipé mon aveuglement ingénu ! Décidément, il est grand temps que me parviennent les fragments du journal intime que ma correspondante m’a promis. Avec le petit mot par lequel elle me les annonce, je trouve une charmante image qui vient de Sainte-Anne d’Auray, portant les invocations traditionnelles qu’on adresse là-bas à « l’aïeule vénérable des Bretons ». Je n’en suis pas à réciter des litanies ; je ne sais pas même l’Ave Maria ; il faut que la femme de notre ami s’illusionne singulièrement sur mon compte, pour que sa discrète sollicitude se manifeste de cette façon ! Pourtant, je ne me braque point, je me réserve ; je serre précieusement, sans avoir lu le texte, le fétiche sur moi : Le temps viendra. Qui sait ? Que sais-je ?

[28] Citons encore une ou deux lignes, qui précisent « en quoi » Dupouey se « convertit » :

« Conversion paraîtra peut-être un bien grand mot.

« Mais si on regarde à quel sommet de perfection il doit désormais aspirer et atteindre, on sera obligé de convenir que ce mot répond exactement à la réalité. »

Il s’est passé à la grand’messe un fait qui m’ouvre sur moi-même, sur le versant secret de mes aspirations, une fenêtre que je pensais condamnée. Notez d’abord que, depuis peu, par un entraînement obscur, et sans en avoir pris consciemment la résolution formelle, je me fais un devoir d’assister à l’office chaque dimanche et que je préfère m’y rendre seul : je cherche en quelque sorte le tête-à-tête avec l’Esprit. A l’ancienne église du lieu, située dans le quartier anglais, je suis certain de ne pas rencontrer mes camarades ; ils vont à l’église neuve des corons. La nef gothique a des vitrages blancs ; elle est vaste, chaulée, très claire, sans grande beauté, sans nulle hideur ; sur un fond tout doré, on officie. Il y a des civils, des femmes, des enfants et un grand nombre de soldats anglais en laine fauve. Ceux-ci paraissent très fervents, peut-être bien des Irlandais. L’un se prosterne sur la dalle et jusqu’à la fin reste prosterné ; un autre, jeune comme le printemps, bien coiffé, svelte, grand, garde toute sa taille ; mais à l’élévation, il prend sa tête dans ses mains. Il m’émeut, j’entends sa prière ; il confie à Dieu sa vie commençante, l’âme qu’il vient de recevoir et que demain il devra rendre. Ah ! pour qu’il vive, en ce monde ou dans l’autre, je donnerai ce qu’on voudra ! Subitement, un officier anglais qui vient seulement d’entrer dans l’église, et qui se tenait à côté de moi contre la porte, se détache de notre groupe et marche droit à l’autel, d’un pas noble et vif. Seul, à la vue de tous, il traverse la longue nef, et vient s’agenouiller devant la grille. L’officiant n’avait pas prévu ce convive à la sainte table : ce n’est pas une messe de communion. Mais quand il s’est repris, rendu à l’évidence, pour un seul il ouvre le tabernacle, saisit le saint ciboire et à un seul porte le pain sacré. Plein de Dieu, l’officier revient à sa place : il est paré pour le combat. On sourira de ce sans-gêne britannique qui n’abdique pas même dans la pratique de la foi. On sourira, après ; mais d’abord on l’admire de braver à ce point le respect humain. Quant à moi, je ne vois que la beauté du geste, l’élan irrésistible de la créature à la rencontre de son Dieu. Je n’y tiens plus, je fonds en larmes et pour un peu je le suivrais ! Qu’est-ce qui m’empêche de le suivre ? « Seigneur, j’ai faim de Vous, nourrissez-moi ! » Dans les chants liturgiques et les grandes orgues voilées, mon désir se calme et s’endort. Je sors, à peine surpris de moi-même, et le soir j’ai déjà oublié le divin appel.

Bouffées mystiques, à l’instant dissipées ; chaleur d’amour, refroidie aussitôt. Quand même, cela laisse une trace. Lorsque je les attends, et qu’elles manquent, ces marques mystérieuses de la protection du ciel, je suis consciemment déçu. N’est-ce donc rien d’en avoir le regret dans l’âme ? Le dimanche d’après, la messe ne me procure pas ce « goût sensible », dont Fénelon, avec les plus grands confesseurs, prétend qu’on doit se défier. Le suivant, je me laisse prendre à la douceur pastorale de l’orgue qui est tenu par un véritable musicien, à l’accord étonnant d’ardeur que crée au fond du chœur doré, le voisinage d’une chasuble vert-émeraude avec les robes rouges des enfants de chœur : le tout compose une façon de paradis dont j’analyse les savoureuses délices… Mais, à l’entrée de Dieu, le mirage s’envole, je me sens le cœur vide et je pousse un soupir. Je pose la question sur mon petit carnet : « Ah ! pourquoi aujourd’hui ai-je si peu la grâce ? » Oh ! je ne m’en prends pas à moi ! Je ne fais pas état de mon ingratitude ! comme si Dieu jamais ne dût s’arrêter de donner et que je n’eusse, moi, qu’à recevoir.

Un mois a passé et je flotte encore. Que faudra-t-il pour me fixer ?…

Pardon ! je sens que le lecteur se lasse d’un récit qui n’avance pas. Mais comment faire ? Le respect de la vérité m’interdit de lui épargner les temps morts, les espaces neutres ; il ne s’agit pas d’un roman. S’il trouve que je tarde trop, qu’il imagine la patience de Dieu vis-à-vis de mon indocile personne ! Je l’ai déjà invoquée, je l’invoque encore. Ce retard, cet ennui, tourneront du moins à Sa gloire.

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