L'homme né de la guerre : $b témoignage d'un converti (Yser-Artois, 1915)
CHAPITRE XIV
Effusions. Le lieutenant D… perd son jeune frère. Le chapelet et l’adoration à l’église de Sains. Réponse du frère Matteo. Je lis Pascal. Pèlerinage à Notre-Dame-de-Lorette. Les tombes militaires. Je fais ma prière à genoux. L’invite à la communion : je la repousse. Ma petite chapelle. La Toussaint et le jour des Morts.
Nous approchons de la Toussaint. A la grand’messe on nous a lu en chaire un mandement de l’évêque d’Arras sur la fête des Morts. J’ai à toute heure sous les yeux ce joli coteau de Lorette, cimetière de nos soldats. Tarderai-je à le visiter ? J’y songe avec tant de piété, dans le moment où la clochette sonne, que j’incline la tête plus bas que de coutume et que je prie comme jamais. L’après-midi, on m’apprend la mort héroïque d’un jeune frère de mon ami le lieutenant D… et je comprends que j’ai prié aussi pour lui.
Le père écrivait à son fils : « Étienne nous a quittés, il a été blessé mortellement en Champagne, avant l’offensive qu’il n’a pu voir. Sa fin a été admirable. » O calme ami qui souffre, doublement mon ami ! Il m’avait parlé de ses jeunes frères : ils s’étaient élancés, à l’assaut, le 9 mai, sur le front de Neuville-Saint-Vast ; l’aîné entraînait le petit, son chapelet autour du bras ; il lui faisait promettre, si lui-même tombait, de ne pas s’arrêter en route ; mais sans regarder en arrière, d’aller dans le même élan le venger. C’est le petit qui fut blessé et c’est l’autre aujourd’hui qui tombe. Admirablement, je n’en doute pas ; en chrétien, nécessairement. — Comment n’ai-je jamais confié au lieutenant, qui a connu la fin de Dupouey, les préoccupations de mon âme ? il était fait pour me comprendre et peut-être pour me guider. Il semble que mon drame intérieur doive se jouer sans paroles, dans le silence, tête à tête avec Dieu et que tout le secours permis doive me venir de mon saint et de sa compagne. Et puis, j’ai peur du monde et de la moindre intrusion des hommes, de ceux-là même qui me sont le plus chers : ma sœur et mes amis ne connaissent que mes poèmes. Comme un enfant qui vient de naître, ma foi est tellement fragile, susceptible, exigeante encore, dans son insuffisance et ses restrictions ! Elle réclame trop ou trop peu ; trop des autres, trop peu d’elle-même. La désinvolture toute cavalière d’un prêtre brancardier qui dit la messe en bottes, à la va-vite, me plongera dans une consternation indignée : comme le souhaitait Dupouey, je veux — et de quel droit, pécheur ? — que le prêtre à l’autel prie sans exception tous les mots de la liturgie, ces mots magiques dont j’ignore le sens, puisque je n’ai pour les suivre aucun livre et que je n’éprouve pas, du reste, le désir d’en posséder un. Si vous me demandez comment j’entends la messe, je vous réponds : passivement, porté par le chant successif du Kyrie qui est la supplication, du Gloria qui est la joie, du Credo qui est l’assurance, de l’Agnus Dei qui est la douleur, avec un temps de silence au milieu, qui est l’adoration et quelquefois l’obéissance. Au fond, je l’entends moins en moi qu’en tous ceux qui sont là présents, qui croient mieux que moi, qui prient mieux que moi, officiers et soldats à peine sortis du carnage et qui vont y rentrer demain. Par sympathie, je les imite, je tâche à ma mesure d’épouser leur émoi profond ; sans être tout à fait de leur confession, j’y participe. Ainsi j’abreuve de leurs larmes mon amour encore réticent. Ce n’est pas trop de ce cordial, le matin de chaque dimanche.
Un soir, passant devant l’église, je m’arrête, j’hésite, je fais enfin ce que jamais il ne m’est arrivé de faire, en dehors des offices et en semaine, j’entre prier. Elle ne m’a jamais paru si resserrée, si hospitalière, si maternelle. Sur les deux autels latéraux brûlent quelques bougies ; les beaux piliers ronds et trapus se modèlent en blanc et noir ; ils sont solidité, mystère ; pas un reflet dans la grotte du chœur ; rien que l’étoile jaune et sans rayonnement de la veilleuse, clignotant au bord d’une nuit où fond le bleu des drapeaux tricolores, où le blanc se devine, où le rouge luit sourdement. Soudain une rumeur s’élève et je discerne devant moi, plus immobiles que les chaises, deux rangées de femmes agenouillées qui récitent tout haut leur chapelet. Je pensais venir là pour la solitude et pour le silence. Vais-je m’enfuir ? — Une voix dit : « Je vous salue, Marie, pleine de grâce, le Seigneur est avec vous, vous êtes bénie entre toutes les femmes, et Jésus, le fruit de vos entrailles, est béni. » Aussitôt les autres achèvent : « Sainte Marie mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pécheurs, maintenant et à l’heure de notre mort. Ainsi soit-il. » La voix seule reprend : « Je vous salue, Marie… » et le même salut appelant la même requête, les autres redisent encore : « Sainte Marie, mère de Dieu… » Une fois, deux fois et dix fois… Chœur alterné, monotone, insistant, simple, sans accent pathétique, et qui sait ? machinal : il suffit que les mots soient dits.
Que je suis loin de ces pratiques, de ces attentions envers la Vierge Mère, de cette humilité qui ne recherche pas l’effet, qui méprise le « goût sensible », qui fait peut-être cela comme une corvée, sans y penser, mais qui le fait pourtant !… Je ne me retirerai pas ; l’onde de la prière commune m’enveloppe. J’ai auprès de moi deux soldats, effacés derrière un pilier, qui comptent sagement les petits grains de leur rosaire et qui répondent dans leurs dents. Si notre saint ami était là, il ferait comme eux. Ah ! s’agenouiller, répéter ensemble, longuement, éternellement les mêmes phrases de recours, d’oubli et de béatitude !… On connaît la réponse de frère Matteo, le disciple de saint François, au frère Jacques de Fallerone qui lui demandait humblement pourquoi il ne changeait jamais de ton dans l’expression de sa joie. « Quand on a trouvé son plaisir dans une chanson, on n’éprouve pas le besoin de changer l’air. » J’ignorais alors ces paroles, mais j’en touchais déjà la merveilleuse vérité. — Or, voilà que le chœur de l’église s’éclaire ; l’ostensoir dans les mains, le prêtre monte vers l’autel ; il découvre le Saint des Saints et place la fragile hostie au centre des rayons dorés ; puis s’agenouillant devant elle, il adore. Le Veni creator, puis le Tantum ergo, chantés autour de l’orgue par de jeunes voix fraîches, descendent de la tribune sur moi. Puis l’Ave Maria encore, qui n’est pas un chant, mais un cri, un cri de louange populaire : ô traditions de la paroisse, enfants de Marie, blanches processions… je subirai donc tout ce soir ? et sans révolte ? Béni soit Dieu qui m’attira dans ce guet-apens adorable et qui m’amène à sa Mère si tendrement !
Je lis, en rentrant, dans Pascal : « Il y a trois moyens de croire, la raison, la coutume, l’inspiration ; la religion chrétienne, qui seule a la raison, n’admet pas pour ses vrais enfants ceux qui croient sans inspiration ; ce n’est pas qu’elle exclue la raison et la coutume, au contraire ; mais il faut ouvrir son esprit aux preuves, s’y confirmer par la coutume, mais offrir ses humiliations aux inspirations qui, seules, peuvent faire le vrai et le salutaire effet. Ne evacuetur crux Christi. » J’ajoutai dans mes notes : « J’aime quand j’aime. Je ne sais rien de moi que mes effusions. » Demain, avant-veille de la Toussaint, j’irai pèleriner à Notre-Dame-de-Lorette.
Non pas à la chapelle : il n’en reste plus rien. C’est la colline qui m’attire, la nécropole agreste de nos nouveaux saints. Depuis si longtemps qu’on m’invite à aller déjeuner à l’observatoire, qui, tout près de la pointe, est l’œil de nos batteries lourdes sur l’ennemi, je profite d’un jour exquis : il fait clair, léger et splendide. Village de Bouvigny, mi-ruiné, plein de chasseurs à pied, leurs frères, si jeunes et si crânes sous le casque ou sous le béret ; son église ogivale assise sur un tertre tout évidé par les obus. Fosse abandonnée de Marqueffe, sinistre dans son abandon, avec tant de murs éboulés, de portes béantes, de chambres vides, autour desquelles de hautes herbes blondes, jamais fauchées, croissent ou sèchent depuis un an. A travers le bled, on « fait vite » pour rejoindre le bois ; on est vu ! et des entonnoirs respectables jalonnent régulièrement le terrain. Sous les premiers couverts du bois naît la colline.
Arbres de taillis, de haut jet, moins éclaircis par le vent que par les marmites, qui en chassent sans cesse, avec les feuilles, les oiseaux. Un bouleau d’or parmi la rouille sombre, la pourpre violâtre et le noir fusain d’un rideau toujours refermé. On arrache ses pas à une boue affreuse, une pâte de craie et d’argile qui retient des branches et des broussailles, qui pourrit les feuilles et aussi les morts. En évitant les trous pleins d’eau, les tranchées qui sont des canaux, les fils barbelés mêlés aux lianes, et les rondins des ouvrages bouleversés, on bute à chaque instant dans une tombe ; et combien d’autres que l’on foule sans le savoir ! Elles sont dispersées, sans ordre, chacune orientée dans le sens même où s’étendit le soldat pour mourir, où le jeta la secousse fatale, où ses camarades pieux jugèrent le terrain facile à creuser et propice. Ainsi chacune vit pour soi et paraît, au milieu des autres, solitaire ; chacune ou presque a reçu des soins empressés. Ici un entourage de baguettes courbées, plantées par les deux bouts comme dans les jardins, limite une plate-bande défleurie. Là, un encadrement de pierres simples, les pierres même du sentier. Plus loin, de petits morceaux de craie blanche, minutieusement assemblés, dessinent sur le sol une jolie croix de mosaïque. Quelques plantes des bois, déracinées aux alentours, un pied de violettes, une touffe de fougère, essaient timidement de reprendre et de reverdir ; cette terre est la leur ; elles auront été à peine dérangées. Et partout, droite ou vacillante, la croix de bois qui porte le nom et la date, ou seulement : « un soldat français tué à l’ennemi » ; parfois aussi un képi ou une bouteille contenant les papiers du mort… — Heureux encore ceux-là ; d’autres, l’ennemi les retue ; gardons-nous de fouiller ces pauvres trous ! Une belle couronne de perles, insolite, enlevée par le vent d’une explosion, se balance au sommet d’un arbre. La guerre, le bois, la terre mangeront tout ! — Je pourrais évoquer, avec les romantiques, la victoire de la nature sur ce qu’on appelle la mort. Je songe à la résurrection de l’âme. La Vierge Mère que j’entendais louer la veille, je sens que, chassée de son sanctuaire, elle va et vient sous ce bois et continue sa protection invisible à tous ceux qu’il abrite. L’idée de la filiation divine, de la maternité sacrée étendue du Sauveur à tous les fils de l’homme, chante douloureusement en moi. Marie se penche, elle console, elle relève et je ne songe plus à lui refuser mon amour. — Au-dessus du bois d’Aix-Noulette, les trajectoires de nos gros obus chantent comme un ouragan dans les feuillages. On lit l’heure distinctement au cadran du clocher de Lens. Dans une rue de la ville occupée, passe une femme du peuple, son panier au bras. La lumière du soir coule comme une mélodie, sur les mouvements lents et imperceptibles du sol. Aujourd’hui, avant de m’étendre, pour la première fois, je fais ma prière à genoux.
Or, rouvrant Pascal, je trouve ces lignes : « J’ai appris d’un saint homme… qu’une des plus solides et des plus utiles charités envers les morts est de faire les choses qu’ils nous ordonneraient s’ils étaient encore au monde et de pratiquer les saints avis qu’ils nous ont donnés, et de nous mettre pour eux en l’état où ils nous souhaitent à présent. Par cette pratique, nous les faisons revivre en nous en quelque sorte puisque ce sont leurs conseils qui sont encore vivants et agissants en nous. »
Je suis à un tournant peut-être décisif. Le 31 octobre qui se trouve un dimanche, un jeune aumônier barbu, après avoir lu l’Évangile, s’avance au bord du chœur ; en quelques paroles très simples il vient inviter les fidèles à communier pour les morts. Communier ! On se souvient de mon élan irréfléchi, quand, voyant bondir à la table sainte un officier anglais qui bravait le respect humain, je me sentis prêt à le suivre. J’ai ma tête aujourd’hui et j’envisage posément une obligation de foi qui ne me semble pas m’être applicable. Est-ce indignité ou timidité ? crainte respectueuse ou crainte intéressée ? ai-je honte ou bien méfiance ? Je ne veux point sauter le pas. Pourtant ces mots d’invitation du prêtre, s’ils sont pour tous les autres, ils sont aussi pour moi. Ou bien alors, qu’est-ce que je fais dans cette église, hérétique ou païen au milieu des croyants, acceptant d’être confondu avec eux, et profanant de mon doute leur temple ? Leur devoir n’est-il pas le mien ? Existe-t-il un privilège pour les demi-chrétiens et pour les amateurs de sainteté ? A qui me demandera si je crois, répondrai-je cyniquement : « Je crois, mais j’en prends et j’en laisse. Je suis venu librement parmi vous et je suis libre de choisir entre les pratiques qui me conviennent et celles dont je n’ai pas le goût. Je sais ce qu’il me faut : un saint me guide. Dans la commune église, je me suis fait une chapelle à moi ; on n’y connaît ni la confession, ni la communion, ni aucun des sacrements qui obligent. Je suis Kant à la messe et seule ma conscience décidera. » Autrement dit mon bon plaisir. — Mais oui ! à ce moment, je répondrais ainsi ; c’est exactement ma pensée. S’il me fallait la formuler tout haut, j’hésiterais peut-être… Il n’est ici personne, avec qui je me trouve en échange spirituel, pour me mettre d’autorité au pied du mur.
Tel que je suis, je me sens bien à l’aise : avec une âme déjà quelque peu nettoyée, où le péché passe à regret, sans s’attarder, mais sans laisser après lui de remords durable ; avec un cœur qui se contente à bon marché d’une prière au soir, d’une messe le dimanche, de quelques pages de Pascal ou du saint ami Dupouey ; avec un esprit déjà moins fermé aux vérités supérieures, mais qui refuse de tout apprendre et de tout voir, de pousser à bout sa logique ; et enfin, avec un orgueil aveuglé qui n’admet pas de me voir rentrer dans le rang, comme un simple soldat du Christ et, pour le peu que je concède à Dieu, m’admire. L’idée de m’approcher d’un prêtre, de l’écouter, de m’agenouiller devant lui, n’a même pas le temps de prendre forme : je l’écarte d’avance comme un épouvantail. Mes préjugés y sont pour quelque chose ; ma vanité aussi, hélas ! Voyons, j’ai mieux qu’un prêtre sur la terre, j’ai un saint dans le ciel et il défend ma cause devant Dieu ! — Durant la messe qui suivra cette vaine invite, je repasserai dans mon souvenir toutes les étapes de ma foi, je reverrai tout ce que Dieu a fait pour moi et conclurai en m’obstinant dans mes réserves, insignifiantes à mon gré. Si mes morts m’ont prescrit la consommation totale, sur ce point-là, je ne les entends pas.
Toussaint, odeur d’automne et de feuilles brûlées. Jour des morts pluvieux. Le général M… parle au cimetière ; mais il n’a pas un seul regard, me semble-t-il, pour les stèles de nos soldats musulmans : est-ce chrétien ?… J’arrête ma pensée sur les héros sans Dieu : mon amour n’excepte personne… Mais devant nos tombes à nous, les ombres de ma mère et de mon saint ami surgissent, jeunes et réelles, et je songe au discours prononcé le matin, sur le cercueil symbolique orné du drapeau, par un aumônier militaire que j’entendais pour la première fois et qui devra bientôt me prêter ses lumières. Comme il faisait sonner le thème : « Ce ne sont pas des morts, mais des vivants ! » Je songe aussi à l’Ave répété en chœur qui acheva de prendre pour moi sa valeur humaine, en ce jour glorieux où toutes les mères qui pleurent recommandent leurs fils à la mère de Dieu.
Ainsi je commence novembre. Encore un deuil déjà, sans compter le « courant » banal : le jeune frère du lieutenant G…, si sympathique, mort en Champagne aussi, avant l’assaut. G… est sombre, il se tait ; je voudrais forcer son silence ; prévoit-il déjà son propre destin ?… Je lis le soir la Jérusalem de Loti. C’est le livre d’un inquiet. J’aspire au calme. Laissons cela. Voici qu’on me rapporte de Paris le Nouveau Testament que j’avais demandé. Je vais enfin connaître la Parole, après avoir vécu six mois sur les miracles qu’elle a faits !