L'homme né de la guerre : $b témoignage d'un converti (Yser-Artois, 1915)
CHAPITRE IX
L’affaire des gaz à Langemarck (avril). Notre angoisse. Présence obsédante du saint. Le côté « esthétique » de l’aventure. Nouvelle figure de Dupouey. Le « conte bleu » de notre rencontre. Je crois pour lui, sans croire encore pour moi. J’écris Adieu. Nouvelle attitude devant la mort. L’intercesseur. J’écris Recours.
On a tiré toute la nuit. Les Belges auraient perdu une tranchée. Il y a un blessé chez nous. On sent de tous côtés une nervosité insolite. Au pont du Pélican qui est voisin de Nieuport-Ville, joyeux dîner avec toutes sortes de chansons. A la clarté intermittente des lueurs de départ et des fusées bleuâtres, en se heurtant aux troupes de relève, on s’en revient mystérieusement. C’est le 22 avril. Nous entrons dans un temps d’alerte. Le canon du sud élève la voix. De toutes leurs inventions, nos ennemis déchaînent la plus diabolique. Pour la première fois le gaz empoisonné s’avance, coulant à ras de terre et surprenant Français, Belges, Canadiens, dans l’innocence de leur loyauté. Le front est percé, Langemarck est pris, l’ennemi atteint le bord du canal, rafle des hommes et des pièces… S’il passe, tout le dispositif du front nord, dont nous tenons l’extrême gauche, va s’écrouler. L’armée d’aile, la nôtre, coupée du gros, risque d’être cernée : elle n’aura plus qu’à choisir, ou de se rendre ou d’être jetée à la mer. Une de nos batteries a été dépêchée au point critique, les zouaves de la dune aussi. Par contre-coup, notre secteur s’agite. Les nouvelles précises et contrôlées sont rares. Notre commandant semble soucieux : il ne nous cache pas que « la situation est grave ». Deux soirs de suite, nous sommes alertés, en tenue de route, les hommes en selle. Comme le cœur bat ! Mais on ne part point. — J’ai entendu souvent, en ces trois ans de guerre, le tonnerre lointain des grandes offensives, des grandes défensives, — celles dont, à notre regret, nous n’étions point. Il est moins angoissant de près, au cœur même de la bataille. A distance, on le suit dans ses élans soudains, dans ses pauses, dans ses reprises, ou dans sa sourde continuité, comme un poème symphonique dont on ne connaît pas le sens. Sonne-t-il notre victoire ou notre échec, notre avance ou notre recul, notre joie ou notre désastre ? Ah ! celui-ci qui, nuit et jour, retentissait à notre droite, sur le champ sans obstacle de la plaine flamande, nul d’entre nous ne l’oubliera. Car il tenait nuit et jour en éveil, non pas seulement l’anxiété et l’espoir de France, communs alors à tous les cœurs, mais, par surcroît, une angoisse toute personnelle : le salut de l’armée de Flandre était en jeu. — Comme un clou chasse l’autre, cette émotion de premier plan a pris dans mon souci toute la place. Sitôt le coup paré, mon cœur l’oublie ; on oublie si vite à la guerre ! c’est ce qui permet de durer. Le souvenir de Dupouey, lui, ne passera pas ; je le retrouve après l’alerte, plus vivace, plus occupant, plus indiscret.
Qu’on ne s’y trompe pas, il n’est point ma seule pensée ; je continue de lire, d’écrire, d’observer, de remplir mes devoirs d’état, de cultiver mes amitiés et mes camaraderies, de bavarder, de rire, de ressentir passionnément les horreurs et les héroïsmes qui m’entourent et de tout rapporter au drame national, que dis-je universel, dont je ne laisse point passer l’incident le plus négligeable. Mais dans la complexité de la symphonie, entremêlant ses grandes lignes mélodiques, les surchargeant de variations, imaginez à la basse une note, répétée à chaque mesure, qui fait sentir tout le long du morceau, sa présence sourde, obstinée ; on trouve cela dans certaines pièces de Chopin. Ainsi sous toutes mes pensées, avec la pensée de la France, chante et s’impose la plus grave. Quand je croirai ne pas l’entendre, sa persistance même l’ayant fait oublier, elle ne se sera point tue. Elle veille et maintient sous les broderies une fixe « tonalité », en attendant de monter par degrés et d’entrer dans le chant pour couvrir toutes les parties. C’est à dessein que je me sers ici d’une comparaison musicale : nous demeurons, je le répète, dans l’ordre informulé du sentiment — et aussi dans le plan de l’art.
Car, je n’ai point à le cacher (pourquoi la grâce ne nous prendrait-elle pas par notre faible ?) dans mon cas personnel, le point de vue esthétique a gardé ses droits. Je me trouve mêlé à une histoire merveilleuse qui peu à peu prend forme de poème : une œuvre d’art, non plus enfermée, desséchée dans le cercueil des mots, du marbre, de la couleur ou des sons, mais modelée dans la substance palpitante de la vie, à même l’homme, en pleine chair. — Si je m’agenouille devant un livre, une statue ou un tableau, devant le chef-d’œuvre animé, que ferai-je ? Je le considère sous toutes ses faces : je tourne autour de lui sans m’en rassasier ; je l’enveloppe de mon respect et de ma joie ; tous mes besoins inconscients s’en vont à lui et y sont contentés.
Le capitaine est là. La haute figure morale que sa mort m’a tardivement révélée, éclaire le visage humain que j’aurai à peine entrevu. Ah ! comme je m’en veux de ne l’avoir pas assez regardé, assez écouté, assez fréquenté ! Je ne sais même pas la couleur de ses yeux. Je les vois cependant. Ils rayonnaient d’une surprenante clarté, d’une radieuse certitude. Je comprends mieux l’affirmation de ses traits où n’entrait aucune mollesse ; l’affirmation de ses gestes, souples mais surtout décidés ; de son front et de sa carrure ; l’affirmation de sa voix, pourtant si chantante ; de ses mots… et comme j’ai peur d’en avoir laissé perdre un seul ! Tout ce qui me reste de lui, tout ce que j’ai retenu au passage, ma mémoire exaltée en ressasse le souvenir. Oui, la moindre de ses paroles prend un sens profond, absolu. Le personnage se dessine dans sa réalité sublime. O noble ami, comment l’ai-je cru détaché ? Il ne l’était que de la terre, et non par scepticisme, mais bien par assurance de la vérité qu’il tenait. Je n’en doute plus maintenant : dans ce pauvre échange incomplet, où nous nous ignorions l’un l’autre, se fondait entre nous une amitié véritable. Je n’ai pas connu mon bonheur et je n’en ai pas profité… — Quels regrets !… et pourtant, ce que j’ai reçu me contente. Pouvais-je espérer davantage ? Ce que j’ai reçu est sans prix.
Ah ! revivons l’idylle héroïque de notre rencontre, visiblement préméditée par Dieu ! Depuis dix ans, j’aurais pu le connaître : c’est en guerrier qu’il m’apparaît, au faîte même de sa courbe. Songez ! un matin de bataille, au point le plus tendu de mon émotion, il est là ! — Je veux l’aborder de plus près : nous avons loisir de causer ensemble. Il se retire dans une sorte de mystère. Il sera dit que je ne l’aurai qu’effleuré. — Sa mort même, quinze jours me restera cachée. Mais, disparu, il me réapparaît plus proche. Quand je l’ai perdu, je le trouve, et je le trouve tout entier. La mort a fixé son image : Dieu me la livre en son achèvement parfait. — Quelle économie de moyens ! quelle progression ! quel rythme ! Le hasard n’a pas de ces réussites. Penser que dans ce conte bleu, sublime et vrai, j’aurai tenu le moindre rôle, certes, mais un rôle… Oh ! le surprenant privilège ! J’en suis ivre, fier, ébloui…
Voilà le thème quotidien de mes rêveries. Chaque regard jeté sur un passé récent renforce en moi la réalité du miracle, m’enfonce dans mon paradoxe, aveuglément, allègrement. Répétons-le, je crois pour Dupouey, sans croire encore pour moi-même : je rebâtis à son usage un ciel.
« Plus que cela, me dira-t-on, c’est l’édifice catholique, dont vous aviez tout jeté bas, que vous restaurez pour un homme. Soupçonnez-vous au moins où votre sympathie vous mène ? sur quel chemin vous-même vous vous engagez ? » — Je ne me le demande pas. Mon amitié se refuse à admettre qu’en vain, au delà de la tombe, Dupouey ait cherché son Dieu. J’exige pour lui cette joie, je l’imagine… je l’épouse… Les contradictions de mon cas ne tourmentent point ma logique. Il s’élucidera sans elle, par la force du sentiment. — Aux premiers jours de Mai, celui-ci me dicte un petit poème, qu’à titre explicatif je me permettrai de citer.
ADIEU
3 mai 1915.
Ce morceau, ruisselant du cœur, dit peut-être mal ce qu’il dit, mais il dit tout et il faut le prendre à la lettre : dans ses affirmations, dans ses aspirations, dans ses insolubles antinomies. Il atteste un état lyrique qui est déjà religieux. Emporté dans ce vent nouveau, vais-je courir en hâte à l’initiation du Christ, aborder l’examen des Dogmes, feuilleter les Livres ? Mais non, je ne fais pas un seul geste pour m’éclairer : cela ne me vient pas, comme on dit, « à l’idée ». Inconsciemment, je compte sur la grâce et laisse faire Celui qui est le maître de nos actes, auquel je ne rends point hommage, mais que déjà je ne songe plus à nier. L’événement qui m’a porté me porte encore ; il continuera, j’en suis sûr.
Si je reste le même dans le courant des jours, il est, en guerre, certaines circonstances pressantes où je serai bien contraint de changer. Pareil devant la vie, soit ! Devant la mort, est-ce possible ? Je ne puis l’affronter avec la même inconscience. Elle n’est déjà plus le gouffre de mystère où tout l’être s’abîme, s’abandonne, renonce. Je sais qu’au delà de la tombe, Dupouey a trouvé une vie et des splendeurs. Qu’elles ne soient pas pour moi qui ne sais pas les mériter, n’importe ! Elles sont, puisqu’elles sont pour lui. Cette immortalité que me voilaient l’éclat du monde et la joie immodérée de mes yeux, que mon cœur pressentait et appelait lui-même, quand, tourné vers mes disparus, il réclamait : Pitié ! pour les morts de la guerre… cette immortalité prend corps. Je n’entre plus dans une impasse, un rayonnement perce la paroi. Le pas sauté, rien n’est fini : on ne s’arrête point, on s’engage aussitôt sur une autre route. Comme on y sera seul ! comme on s’y sentira perdu !… De grâce, un intercesseur et un guide ! Mon Dieu ! à qui m’en remettrai-je si je ne m’en remets au saint qui vit là-haut, ma seule amitié supraterrestre, le seul être qui me réponde de la réalité de l’au-delà ? Puisqu’il ne s’agit plus de fin et de néant, devant la porte de la mort, je sens monter en moi je ne sais pas quel trouble, tout irradiant d’espérance… Désormais je ne courrai plus le moindre risque, sans suspendre mes yeux à la vision lumineuse de notre bienheureux ami au ciel.
Je dois me citer encore une fois. On m’en excusera, ce ne sera pas la dernière. A cette époque de ma vie, je n’ai pas loisir de m’analyser, je me chante : c’est dans mes poèmes qu’il faut me chercher. Ainsi, après l’Adieu que l’on a lu, j’écrivis aussi ce Recours :
7 mai 1915.
J’ai vécu longtemps sur ces deux poèmes et j’y attachais un grand prix. C’était mon testament métaphysique en cas d’improbable accident. Ils devaient répondre de moi, peut-être devant Dieu, certainement devant les hommes. Je faillis, un soir de danger, les envoyer à André G…, pour qu’il n’ignorât pas quel changement s’était opéré dans mon âme. Ils valent ce qu’ils valent. Mais je le dis, jamais cri plus sincère, plus spontané, plus impossible à contenir, n’était sorti de moi. C’est pour cela que je les aime.