L'homme né de la guerre : $b témoignage d'un converti (Yser-Artois, 1915)
CHAPITRE VIII
Retour sur l’événement. Analyse rétrospective de mes pensées : logique du cœur. La sainteté existe ; j’accepte le miracle : un fait d’amour. Antinomie. L’homme ancien et l’homme nouveau. Deux anecdotes.
« Pensées, pensées… » Au soir de ma visite, c’est tout ce que je trouvais à écrire, sur les petites feuilles volantes, que je garde enfermées dans une enveloppe, et dont le témoignage immédiat ne m’est pas suspect. Faut-il même appeler pensées, ces aspirations rêveuses qui passaient et passaient à travers mon cerveau, comme des nuages que le vent chasse ? Le sentiment les pousse ; elles gonflent, foisonnent, s’échappent ; la raison renonce à les modeler[24]…
[24] Lettre à André G… « Pour moi, je sors de là extasié. J’ai peine à en sortir. »
A deux ans de distance dans la paix du bercail, s’il ne m’est pas permis de leur donner une figure, une logique, de rendre clair ce qui voulait rester obscur, précis ce qui flottait sans contours dans l’espace, conscient ce qui s’ignorait à plaisir, je puis, à tout le moins, dénombrer un à un les faits d’expérience nouvellement acquis sur lesquels mon exaltation travaille, peser chaque moment, chaque péripétie de l’aventure mystérieuse qui vient, en moins d’une semaine, de transporter mon âme si loin de son champ familier. Du jour de la triste nouvelle au jour de la révélation, qu’ai-je appris des autres et sur les autres ? qu’ai-je appris de moi et sur moi ? Où en étais-je et où en suis-je ? Voilà ce qu’il importe de démêler sans retard, avant de continuer mon récit.
On se souvient du fol excès de ma tristesse quand je reçois le premier choc. Dupouey est donc mort sans que je le revoie ! Non, ni mon affection fraternelle pour André G… par qui je le connus, ni le regret d’interrompre si tôt des relations d’amitié à peine nouées, ni mon émotion devant un fils de France, un de plus, mort à l’ennemi, ne suffisent à expliquer que je pleure cet homme avec les mêmes larmes que ma mère… Tel est pourtant le fait initial. Le second n’est pas moins étrange : je laisse à ma douleur démesurée toute licence, je n’en suis pas même étonné.
N’est-ce pas que je pressens obscurément quelle fut cette mort et qui je viens de perdre ? Et ne dirait-on pas que j’ai la certitude de la prochaine justification de mon transport ? C’est bien cela que je m’en vais chercher au camp des dunes : le récit d’une fin nécessairement admirable, le secret d’un cœur de héros. Il semble que ce beau visage dont le souvenir me devient plus doux et plus frappant que n’était même sa présence, rayonne désormais d’un éclat surhumain. Éparse dans mes pleurs il y a de la joie… Quelle révélation suprême appelle irrésistiblement mon cœur ?
La réalité est plus simple. Si je me suis monté la tête, il faudra en rabattre. Voici ce qu’il en est. Dupouey est mort en soldat, mais sans panache, pour ainsi dire sans faits d’armes. Et non pas à l’assaut, bravant pour entraîner ses hommes la faux de la mitraille et le barrage des obus… Non pas même dans le corps à corps d’une patrouille aventureuse ou d’un ténébreux coup de main ! Sans attaquer, sans se défendre. Derrière un bouclier, dans le simple exercice de son devoir quotidien de chef. Il est mort d’accident, en somme, obscurément, d’une mort qui n’ajoute rien à sa vie, rien au De Viris de la grande guerre : elle reste en deçà de ce que j’ai rêvé… Pensez-vous que je m’en contente ? Non, non ! je sais que je ne sais pas tout. Mon culte ne désarme pas ; ma foi s’obstine. Je veux le mot de cette mort, de cette vie, et je l’aurai.
On sait comment l’aumônier me le livre, on sait quel est ce mot. Le mot est « Sainteté ». Quoi que j’en aie, je dois l’entendre.
Ah ! Dieu le sait, si je soupçonnais un très haut mystère derrière ces yeux clairs qui regardaient si loin, je ne lui donnais pas de nom et celui-là moins qu’aucun autre. J’ignorais même la religion de notre ami ; j’ignorais même qu’il fût de cœur religieux… N’avais-je pas salué en lui un « esprit libre », parlé à son propos d’un « dilettantisme supérieur » ?… Mais songer à la sainteté ! Dans mon paradis à la Carlyle, je n’avais pas prévu les saints : les héros de la Vie les laissaient à la porte. Sans nier cependant que, dans certaines conditions, elle pût éclore en ce monde, je repoussais la sainteté au fond des âges. A travers Giotto et Angelico qui m’avaient entr’ouvert furtivement le ciel, à travers l’art médiéval, elle m’apparaissait comme une valeur révolue, sans attache avec notre temps, cent fois plus inimaginable que cette beauté hellénique dont un moderne athlète peut à la rigueur témoigner. J’acceptais et je respectais le chrétien, mais mon saint était le stoïque. J’admirais passionnément tous les excès de l’amour et du sacrifice, mais sur terre, dans l’ordre humain.
Devant la révélation de l’ineffable, je vais, vous semble-t-il, être déçu, à tout le moins déconcerté. Que dites-vous ? Saisi, transporté au contraire, dépassé dans mon espérance… J’attendais tout. Je n’attendais pas tant, faute de concevoir un idéal plus grand que l’homme ! Mon âme est à ce point comblée de ce qu’elle ignorait hier, qu’en vérité aucune autre réponse n’eût suffi à la contenter. Elle plane, elle s’envole et sans abdiquer sa raison. Car, voyez ce que c’est ! Même la raison trouve ici son compte. J’ai connu un saint, j’ai pleuré un saint et tout s’explique justement par sa sainteté : le prestige de Dupouey, ma timidité devant lui, mes pleurs étranges quand il meurt, ma certitude intime de sa gloire, tous mes pressentiments d’hier et toute ma joie d’aujourd’hui. Je tiens le mot sacré, la clé unique.
Ainsi, mon horizon trop borné se desserre. Ainsi sur le haut lieu où le meilleur de moi a coutume de se prosterner, sur le haut lieu où l’on admire, un nouveau temple resplendit, portes béantes. A côté du temple de l’Art et des chefs-d’œuvre, à côté du temple de l’Héroïsme et des sublimes actions, le temple de la Sainteté. Un saint l’habite. Un saint que j’ai connu, que j’ai pleuré. C’était hier un homme de chair et d’os comme vous et moi. Comment douterai-je ?
Et je n’ai pas épuisé tout l’événement ! Ce saint est mort en saint, et non pas seulement dans le don de soi et dans la prière, (car jamais l’un ni l’autre ne chômaient chez lui). En saint : avec tout l’appareil mystique qui convient à pareille mort. En saint : à une heure choisie, selon le choix de son âme et de Dieu. Derrière un mur de sacs à terre, sous le couvert de la plus sombre nuit, la veille de la fête pascale vers quoi tendait son allégresse, il se présente un instant au créneau, un seul instant — et la petite balle décisive, à point nommé, vole au-devant de son désir. Coïncidence, direz-vous. Mon cœur, sans hésiter, vous répond : Providence. Mon adhésion enthousiaste ne saurait plus s’arrêter en chemin. Loin de m’achopper au miracle, en acceptant la sainteté, j’en accepte, j’en exige les conséquences et tous les privilèges surhumains ; avec le fait de l’âme sainte, le fait du dessein providentiel ; ils sont liés : le mérite à la sanction et la prière à la réponse. — Vous me demandez si, vraiment, j’y crois ? Mon cœur sait ce qu’il fait en l’occurrence : il défend son bien, rien de moins, sa joie, son émerveillement. Convenez-en ! sans l’intervention de Dieu, le conte incroyable, mais véridique que la vie même me propose, reste en suspens, inachevé, absurde. Sans Dieu, mon saint n’est plus qu’un fou, sa foi qu’illusion, sa sainteté qu’égarement… Qu’ai-je à faire de ces nuées ? Le plus petit soupçon d’erreur ruine l’admiration que je ressens, avec mon amour sans objet que soudain la pitié remplace… Mon amour n’est pas pitoyable, mais exalté ; son exaltation persiste. Dans ce cas, il lui faut la merveille complète : oui, un vrai saint, un vrai miracle, et un poème qui s’achève, toutes parties harmonisées, au sein de Dieu qui l’a conçu. Voulez-vous briser le chef-d’œuvre où Dieu et l’homme collaborent ? détruisez d’abord le fait de mon cœur.
Ainsi depuis la première heure, le sentiment a mené mes pensées. Ma volonté n’y est pour rien. Il fait la loi. Par le détour d’un miraculeux labyrinthe, il est le fil qui me conduit au but. Je me sens perdu quand ma main le quitte. Il est l’appel silencieux, mais fort comme l’aimant, auquel on ne peut résister. Il est la pierre d’angle qui supporte tout l’édifice. Fait d’amour, de grâce ou de foi, qu’on le nomme comme on voudra, un fait, qui prête sa réalité à tous les autres. Né en moi et maître de moi, une nécessité, mais aussi une ivresse, il me montre la sainteté, me fait assister au miracle, me transporte sans transition dans un monde où je me sens bien et qui n’est pas le monde auquel j’avais voué toute ma vie. Voilà le nouveau trésor que je serre ; vous ne me le reprendrez point.
Celui-ci me dira : « Je reconnais là le poète toujours prêt à s’éprendre, à s’enivrer de tout. Mais il se déprend aussi vite : c’est la toquade d’un moment. Je jurerais que la vôtre n’aura pas de suite. »
Et celui-là : « Je vous attends au retour de ce beau voyage, toutes fumées célestes dissipées, quand vous recouvrerez l’usage de votre raison. Vous tâcherez de vous excuser auprès d’elle en accusant votre impressionnable cœur. Mais son jugement vous sera sévère. Vous classerez la chose en bonne place — une pièce de plus dans vos collections — et passerez à d’autres aventures ; si vous n’en tirez un livre, ô romancier ! »
Eh bien ! l’un et autre se trompent. Quant au troisième qui s’écrie : « Miracle, vous croyez ! » il fait erreur également.
A ce détour de mon chemin mystique, l’homme de la veille est en pleine vie, l’homme du lendemain tout juste né. Lorsque je me retrouve dans la salle de ferme où va reprendre mon traintrain semi-guerrier, je suis enrichi, non changé et les deux hommes cohabitent. Sans se gêner, sans se combattre, ils vont cohabiter longtemps. Ma conscience endolorie se refuse à intervenir pour les opposer l’un à l’autre, pour sacrifier l’un à l’autre, pour choisir délibérément entre les habitudes et les nouveautés de mon cœur. Ni mon transport ne faiblira, ni ma raison ne fera grise mine ; je ne songe pas davantage à confesser la foi du capitaine Dupouey. Expliquez comme il vous plaira ce paradoxe : je crois pour lui, je ne crois pas pour moi.
Mes notes me font me souvenir que, dès le lendemain, je racontai la merveilleuse histoire au lieutenant D…, mon ami, qui vint des batteries me visiter. Nous causions en marchant, selon notre douce habitude, dans la direction de la ferme où mène une belle allée de hêtres ; les arbres sont si rares dans le pays ! Pour la première fois, je parlais un peu son langage ; il me sembla touché, mais la guerre l’accaparait. Je relève au cours de la causerie deux traits qui donneront idée de la confusion de mes sentiments et de mes pensées, de la persistance de mes erreurs. A peine achevé-je, les larmes aux yeux, le récit de mon aventure, que me voici saisi d’une indignation… comment dire ?… laïque, en entendant le mot affreux que D… avec tristesse me rapporte : « Après la guerre ? il n’y aura rien de changé… Nos jeunes gens, tous des chenapans… élevés par l’instituteur ! » C’est un officier supérieur qui parle. Il a grand tort de généraliser ; mais dans l’ordre de la morale, du patriotisme, de la religion, il ne se trompe qu’à demi : chez nous, le « mal primaire » est grave… Pour moi, mon sang ne fait qu’un tour : « Des chenapans ! même ceux qui donnent leur vie à cette heure ? Qui a dit cela ? Je le hais. » L’autre mot n’est pas de moindre portée, quant à l’accueil que je lui fis. C’est la réponse d’un capitaine de vaisseau à un de ses hommes qui, aux caves de Nieuport-Ville, vient de découvrir un « magot » : « Comment, tu as trouvé cinq mille francs en or… et tu me les rapportes ? » Notez qu’il ne le dit pas par plaisanterie et que lui-même eût tout gardé, en s’en vantant… Eh bien ! tandis que D… se scandalise, moi je souris ; incapable sans doute, de m’adjuger le bien d’autrui, je me sens plutôt amusé et flatté dans mon « anarchisme » : je n’ai pas encore renié mes mauvais dieux. Malgré les nouveaux espoirs qui se forment, le fond est demeuré païen. Oui, je continue de me plaire à tout ce que m’offre le monde de permis et de défendu ; la question du péché n’effleure pas ma joie… Pourtant, je m’endormirai chaque soir, dans la pensée de l’assomption de notre ami.