L'homme né de la guerre : $b témoignage d'un converti (Yser-Artois, 1915)
CHAPITRE I
Première éducation religieuse. La prière, la messe, les processions. Au lycée : ma première communion. Comment je reniai ma foi. Sur les lacunes de l’instruction religieuse donnée alors aux jeunes gens. Je vis sans Dieu.
J’ai été élevé dans la foi catholique. Je n’ai jamais perdu le souvenir du petit Christ en ivoire jauni, cloué sur une croix d’ébène, devant lequel, matin et soir, à genoux dans la chambre rouge, ma mère, ma sœur et moi, nous dévidions à la file le Pater, l’Ave Maria, le Credo, le Confiteor et le nom des parents défunts. Il y avait aussi, au-dessus du lit maternel, une reproduction colorée de la célèbre Assomption de Murillo, d’une suavité si fade, et ma mère aimait à me reconnaître dans la figure d’un des Anges qui soulevaient la Vierge au manteau bleu, tandis que ma sœur, moins docile, ressemblait plutôt, disait-elle, à celui du coin droit, enveloppé de pourpre et d’ombre et que, bien sûr, le démon tirait par les pieds. Plus loin encore, je vois, mais à force sans doute de me l’être entendu conter, un tout petit enfant sur les genoux de sa sainte grand’mère et s’amusant avec son chapelet. — Je songe aux matins de dimanche. On avait mis ses habits neufs et on se rendait à l’église comme au spectacle. Ah ! l’orgue, le chantre, le « serpent » ! le suisse en baudrier brodé et en bicorne ! le curé en dentelles et en brocart ! les buissons de cierges ! l’encensoir fumant ! les rayons d’or de l’ostensoir ! C’était le luxe de chaque semaine. Et au retour, on achetait rue des Épousés des « éclairs ». Pour la procession de la Fête-Dieu, toute la grand’rue se revêtait de draps blancs piquetés de fleurs : sous les tendres tilleuls des promenades était le plus beau reposoir, et ma sœur, couronnée de reines-marguerites, une petite corbeille au cou, semait des pétales de roses roses, d’un geste court, comme on donne à manger aux petits oiseaux.
Ma première communion et ma confirmation dans la foi comptent vraiment comme des actes d’importance. Dans la vieille ville de S… qui possédait un cardinal, la chapelle de notre lycée longeait une rue tranquille et glacée. Elle s’ouvrait par sa petite porte sur le cloître en arcades de la cour des grands. Là, l’éloquence ardente de l’archiprêtre Dizien qui devint évêque d’Amiens et dort maintenant sous les dalles de la cathédrale parfaite, tonnait une fois chaque année. Notre aumônier était un homme fin et grave ; il portait lunettes ; nous l’aimions bien. Nous faisions retraite dans une salle d’étude entourée d’un jardin de roses, qui était partie réservée dans la cour des petits et où n’avaient le droit de circuler que les premiers communiants. J’y suis encore dès que j’y pense. O douceur, ô sage tendresse ! ô silence, ô fraîcheur de la semaine consacrée !… les soirs surtout, sous les tilleuls. Comme je me donnais ! Quelle garde attentive je montais devant mon bonheur ! Sous quels scrupules enfantins j’abritais mon âme nouvelle ! Car je connaissais déjà le péché. La veille de la communion, après la confession générale, comme je me promenais avec mon « frère » en compagnie de Dieu, je découvris dans un recoin de ma conscience une faute vénielle qui m’avait échappé. Je la voyais avec épouvante grandir comme une tache d’huile sur la nappe. Elle semblait devoir me souiller tout entier. Je courus à l’aumônier lui en porter l’aveu et solliciter une pénitence. Je ne dormis pas bien tranquille. Mais le lendemain me récompensa. Le plus beau jour de la vie, vous dit-on. C’était vrai. Ma mère faisait mon orgueil : elle portait une robe de soie et de peluche couleur héliotrope. Les roses embaumaient. On me couvrait de compliments. Mon extase puérile qui du premier coup atteignait à la félicité divine, joignait, tressait ensemble toutes mes impressions, le faste des prêtres et de l’assistance, la gloire du soleil, des fleurs et du paradis entr’ouvert… sans oublier certain contentement de moi-même. Je ne m’explique pas encore comment je pus résilier si tôt ce pacte solennel avec la joie.
Fut-ce deux ou trois ans après ? Je ne veux rien affirmer. Peu importe. Je revois la scène en tous ses détails. Cela se passe à B…, pendant les vacances de Pâques. Ma mère s’habille pour la messe dans la chambre du haut ; je suis en bas, je lis. Ai-je bien réfléchi à ce que je vais faire ? Elle m’appelle, je ne lui réponds pas. « Viens t’apprêter, Henri, nous sommes déjà en retard ! » Quand je me décide à monter — elle est là devant moi près de l’armoire à glace, son chapeau sur la tête, achevant de mettre ses gants : elle me dit : « Voyons, tu vas manquer la messe ! » J’entends sa chère voix… Et je m’entends lui répondre, sans lever les yeux, honteux de moi peut-être, mais résolu : « Je n’y vais pas. » La pauvre femme n’a pas le temps de faire face ; j’ajoute sans tarder : « Qu’est-ce que tu veux, maman ? je ne crois plus ! »… Je n’étais pas méchant, j’aurais pu feindre. Ah ! quel pardon ne lui dois-je pas demander !… Mais non : « Je ne crois plus ! » le couteau dans le cœur. — Je disais vrai. Je n’y mettais ni fronde, ni libertinage. La source était déjà tarie. Et même au prix de sa souffrance, je refusais de me mentir… Elle prit tout sur elle, sans rien répondre, le péché de mon reniement et le souci de mon salut.
Entre la mère bonne croyante et le père impie — et combien d’excellents ménages s’accommodent de vivre unis dans deux univers opposés, qui selon le prince des Cieux, qui selon le prince du Monde ! — le jeune homme hésite, balance… il a deux exemples et un seul chemin. — Mon père n’eût pas dit un mot pour m’arracher à la foi maternelle et Dieu sait, je puis l’avouer, quelle préférence secrète m’attirait vers ma mère : c’est pourtant mon père que je suivais. Le lent travail de désaffection qui m’avait mené à ce point n’a laissé dans mon souvenir aucune trace. Et dès lors — avais-je quinze ans ? — j’ai vécu sur la terre sans Dieu et sans besoin de Dieu.
Mystère de la grâce. Mais la grâce peut être aidée. Je ne veux pas atténuer une faute dont j’assume complètement le remords et la pénitence. Mais j’ai le droit, sans offenser l’Église, le droit et le devoir d’examiner, si l’insuffisance notoire de l’enseignement religieux que les enfants reçoivent après la communion solennelle n’a pas facilité le fléchissement de ma foi. Voici un jeune esprit avide et curieux auquel on ouvre toutes à la fois les routes de la connaissance humaine. Voici les arts, les lettres, les sciences, les métiers, voici l’histoire. Que de pays nouveaux ! Il y progresse vite, un peu grisé. Toutes ses forces d’attention sont requises, tout son temps occupé… Et qu’en réserve-t-on à Dieu ? Que fait-on pour l’information de son âme ? Je parle de ce qui se passait de mon temps et dans un collège laïque ; mais on me dit qu’il en allait de même alors dans les maisons religieuses[1] : une ou deux heures d’instruction, la semaine, qui nous ennuyaient tous, je m’en souviens, étrangement ! Notre bon aumônier n’essayait pas d’entrer en concurrence, par cet attrait vivant qui capte les jeunes esprits, avec nos professeurs d’humanités ou de sciences. En regard des vies de Plutarque, nous offrait-il la vie des Saints, la vie même du Divin Maître ? Mais non. Dans l’histoire des nations, rendait-il à l’histoire du peuple élu, à celle des apôtres, des papes, de l’Église, la première place qui est la leur ? Mais non. Il nous parlait abstraction. Alors que la philosophie, réservée aux esprits plus mûrs est reportée à la fin des études, il nous faisait entrevoir dès treize ans les hauts sommets de la théologie. Il dissertait, savamment je le crois, sur le péché originel, sur les vertus théologales, sur la grâce. Ah ! s’il nous avait lu les Actes de sainte Cécile, le récit de la Passion dans Anne-Catherine Emmerich ou même les « Fioretti » légendaires ! En vérité nous ne savions à quoi nous prendre et nous cessions de l’écouter. Notre connaissance de Dieu ne sortait de là ni plus claire, ni plus profonde et ni seulement rafraîchie. Sur notre petit champ sacré, les connaissances purement humaines empiétaient un peu davantage chaque jour. Foulé partout, bientôt, nous n’en retrouvions plus même la place. — Que dites-vous de ces chrétiens qu’on pousse au baccalauréat et qu’on arrête au catéchisme ? J’entends : au catéchisme de l’enfance. Certes, toutes les vérités et toutes les beautés, issues des Livres et de la Tradition, y sont incluses. Mais il serait bon de les cultiver avec autant de soin, d’à-propos, de persévérance que les vérités de la science et que les beautés de la poésie ! Il faut apprendre au jeune homme sa foi. Que si le collège n’y suffit pas, c’est l’affaire de la famille. Je n’avais pas, quant à moi, ce recours… Rien, rien ! que ma paresse aux sacrements et la tiédeur de ma prière ! Car je n’aurai lutté, mon Dieu, ni pour Vous perdre… ni pour Vous ravoir.
[1] A l’heure actuelle, de grands efforts sont faits pour rendre plus vivant cet enseignement, paraît-il.