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L'homme né de la guerre : $b témoignage d'un converti (Yser-Artois, 1915)

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ÉPILOGUE

L’impératif du sentiment. Louange et justification de l’Église. « Aimer et croire », pour comprendre. Quand vient le temps de la raison. Le cœur et l’esprit satisfaits. Condamnation du plaisir. Réforme et unification de la vie. Servir. Notre faiblesse. Pourquoi j’ai écrit ce récit. « Rendre témoignage ». Ce que peut l’exemple d’un saint. Aux indécis, aux incrédules. Leçon de sympathie humaine. Gloire à Dieu.

Deux ans ont passé et la guerre dure. Je l’ai vue de plus près et dans son paroxysme sur l’Aisne et sous Verdun ; j’ai perdu de bons camarades ; la mort n’a pas cessé d’être présente et de poser le grand problème qui veut aussitôt être résolu. Rien n’a pu altérer les dispositions de mon âme. Elle est certitude et fidélité.

Que l’on donne à mon aventure morale le nom divin de miracle ou humain de crise, le fait indéniable est qu’elle m’a conduit à la possession d’un absolu. Ceux qui se targuent d’obéir à la raison peuvent railler ma soumission sans défense à un impératif d’ordre sentimental : soit qu’au premier jour j’eusse reconnu la sainteté d’un homme et l’évidence d’un miracle ; soit que le malheur et l’espoir de France, à la veille d’un grand combat, eussent arrachés à mes lèvres les mots oubliés du Pater ; soit enfin, qu’un appel secret m’eût jeté dans l’instant aux pieds de notre Sainte-Église et m’eût soumis âme et corps à sa loi. Je n’avais pas le choix. Lorsque le sentiment commande, toute la logique du monde tombe en poussière et s’éparpille au vent. Béni ce sentiment et béni le héros qui l’a suscité dans mon âme ! béni Celui qui a mis ce héros sur mon chemin ! — Dieu réclamait de moi obéissance ; Il ne se lassait pas de mes lenteurs ; Il ne cessait de me fournir l’occasion de lui obéir avec joie ; quand retombait ma ferveur épuisée, aux moments de pire détresse, Il me gardait du démon raisonneur… D’abord aimer, et d’abord croire, et le reste viendra tout seul. Le reste en effet est venu.

Toute usée qu’elle soit, une comparaison s’impose.

Lorsque vous visitez pour la première fois une de nos grandes cathédrales, Notre-Dame de Chartres, d’Amiens ou de Paris, subjugué par sa masse, par la carrure et le jet de ses tours, la richesse de ses portails, l’éblouissement de ses roses, par l’élan des voûtes aiguës sur les piliers minces et forts, avant de chercher les raisons qui font qu’elle se tient, qu’elle est belle et hardie, vous l’acceptez d’emblée, dans toute l’étendue et dans tout le détail du dessein caché de son constructeur. Il sera toujours temps ensuite, d’étudier et de vérifier les lois de l’équilibre et de la symbolique qui ont dicté le plan, les proportions des parties, le choix et la variété des ornements ; soyez-en sûr, tout se justifiera ; et votre sentiment déjà vous garantit que la raison aura son compte. Il en est ainsi de l’Église, mais d’abord il faut y entrer. L’Ancien Testament la soutient et le Nouveau Testament la couronne. Est-ce tout ? Non. Les cent chapelles adventices qui se groupent autour du chœur et de la nef, vous surprendront d’abord, si vous faites la faute de les détacher du total ; les contreforts extérieurs, qui s’appuient dans le monde et ne s’en cachent point, vous sembleront fâcheux ou inutiles, si vous perdez de vue la poussée de la voûte et la hauteur vertigineuse du vaisseau. Le Christ n’a pas édifié pour quelques-uns de petits temples de fortune dispersés sur la terre et destinés à périr avec eux. Il a bâti pour tous les hommes, réservant à chacun sa place et d’abord aux pauvres d’esprit, les plus nombreux, ceux qui n’ont que leur cœur pour le comprendre, que leur habitude pour le servir. Les hauts sommets de la théologie seront pour vous, les humbles pratiques pour eux — et vous n’avez qu’à gagner vous-même à les suivre. Croyez bien qu’il n’est pas un dogme, le plus loin de vos façons de penser, le plus nouvellement promulgué par l’Église, pas un petit culte particulier[31] qui n’ait sa raison suffisante, inscrite dans la loi première et qui n’en puisse être déduit. Non seulement le miracle nous les impose, mais la seule logique humaine, si elle veut bien tenir compte des réalités de l’histoire, des besoins de l’homme à travers les siècles, que tous la foi doit contenter. Comme la foi, d’un âge à l’autre, ajoute à une cathédrale, d’un âge à l’autre elle ajoute à la religion, sans la moindre altération de la Doctrine. L’Église est pour les saints, pour les clercs et pour les laïcs, pour les mondains et pour les pauvres, pour les pécheurs et pour les justes, pour les anciens et les modernes, pour les vivants et pour les morts. Si vous ne rejetez aucun d’entre vos frères, vous devrez souscrire sans réticence, sous peine de leur faire tort, à tout ce qu’elle aura prescrit.

[31] le dogme de l’Immaculée Conception et le culte du sacré-Cœur.

Soumettez-vous d’abord ; tâchez que ce soit dans la joie : vous aurez tôt fait de comprendre après. C’est la conclusion de mon histoire. Si je l’ai arrêtée à mon acte de foi, c’est que j’avais tout dit de l’évolution mystérieuse de mon âme, épuisé le surnaturel. Le jour où je m’écrie : « Je crois ! » où je le prouve, ma raison a trouvé son guide, ses limites, un terrain ferme où prendre appui ; alors elle redevient libre d’elle-même et son labeur commence : ce fut l’effort volontaire de ces deux ans.

J’ai fréquenté les Saints et les Apologistes, les apôtres et les Mystiques, mon saint fut saint François, mon docteur Bossuet ; j’ai appris d’eux ce qu’était l’Église romaine. Je ne suis pas au bout de l’émerveillement. Je ne m’en cache pas, il y eut des heurts et des froissements, des hésitations, des répugnances. Quand un point de doctrine me rebutait, je ne m’entêtais point longtemps ; je fermais les yeux et je passais outre. Lorsque j’y revenais, muni de documents plus sûrs, le point délicat se trouvait toujours, divinement, humainement, logiquement justifié.

C’est que depuis vingt siècles, tandis que les philosophies s’élèvent, se succèdent, se contredisent et finissent toutes par s’écrouler, la parole du Christ se transmet comme un héritage, des Apôtres aux Pères, des Pères aux Docteurs, sous le contrôle saint du successeur de Pierre. C’est que l’Église catholique n’avance rien qui n’ait été étudié — discuté, éprouvé, pesé — par la sagesse de vingt siècles fidèles. L’acte de foi posé, planté, pareil au rocher de Moïse, toute la doctrine en ruisselle comme une eau transparente et salutaire à tous. Celui qui en boira ne trouvera plus de ténèbres, non seulement en Dieu, mais non plus en lui-même, et ni dans le destin de l’homme, et ni dans l’histoire des peuples, et ni dans l’immense création. Je le dis comme je le sais, aucun ouvrage né de l’homme n’est capable de procurer aussi parfaite, aussi complète satisfaction de l’esprit.

O prière ! ô sagesse ! Notre être sentant et pensant trouve une double plénitude dans l’amour et la connaissance. Pour protester, il n’y a plus que nos plaisirs. C’est l’achoppement véritable. Quelle épreuve, Seigneur, et qui se vantera de n’être plus jamais esclave de son corps ! Du moins ses ruses sont-elles éventées, et quand ce sera lui qui parle, il ne nous fera plus croire que c’est l’esprit. Mais, les sens condamnés, le temple du paradoxe s’effondre ; tout est à reconstruire. Voici l’autre labeur de l’homme qui se donne à Dieu.

Il devra tout remettre en question, passer impitoyablement au crible son humeur, ses opinions, sa conduite quotidienne (dans la famille, dans la cité, dans l’univers) sa vanité d’auteur et son idéal de poète. A peine essaiera-t-il de sauver, s’il en a le droit, ce qui dans son passé garde comme un air de noblesse et qu’il aimait d’un amour pur. Il n’admet plus d’exception, de fissure, d’incohérence et toutes les démarches de sa vie rayonneront d’un point central, qui est le Vrai. Je sais trop, quant à moi, quelles contradictions intimes comportait l’« unité » factice de mon mysticisme de la Beauté. Le membre que le nouveau cœur ne saurait décemment nourrir, retranchons-le du corps. En art, en politique, notre dilettantisme plus ou moins avoué a fait son temps[32].

[32] L’étude des devoirs du citoyen chrétien et la révision de nos buts esthétiques feront l’objet de deux petits traités, compléments indispensables de ce récit ; ce seront les deux volets du triptyque.

Un tel homme n’est plus le caillou sur la pente, qui amasse en roulant de belle neige qui fondra, mais la fixe pierre de l’édifice, solidaire de toutes les autres, coupable envers toutes les autres si elle vient à leur manquer. Il ne vit plus sur la terre pour son plaisir, ni pour le plaisir de ses frères — et c’est trop peu de leur laisser une chanson — mais pour des fins utiles, utilitaires, pour son salut et pour le leur, en cette vie d’abord, à plus forte raison dans l’autre. Servir. Par la prière et par les actes. Telle est la loi de Dieu. Et c’est desservir que pécher.

« Que voulez-vous de moi, Seigneur ? demande le chrétien fidèle, comment vous servirai-je et comment mon prochain ? Dans le cloître ou bien dans le monde ? En cachant mon exemple aux hommes ou en le portant parmi eux ? » Mais il n’insiste pas toujours pour obtenir une réponse. Il laissera passer, peut-être, en feignant de ne pas entendre, l’instant furtif où Dieu songeait à faire de lui un grand saint. Il ne veut pas donner assez : la terre est belle… « Une autre fois, Seigneur, patientez encore ! Je suis si bien où je me trouve, dans cette foi solide, dans cet amour égal, oh ! j’en conviens, parfois volage, mais non jusqu’à se démentir, — dans le cadre définitif de mes devoirs, de mes pratiques et des certitudes que je Vous dois ! » — En vérité, si nous n’avions parfois la crainte d’avoir sciemment résisté aux inspirations de Dieu, nous serions trop heureux dans Son Église. Pauvres de nous, nous Le servons au jour le jour.


Je me suis consulté, j’ai consulté des prêtres et j’ai connu qu’un de mes plus pressants devoirs était de communiquer à mes frères le secret des grandes merveilles que la grâce de Dieu venait d’opérer dans mon cœur. Je me sentais d’abord honteux d’avoir à tant parler de moi. Mais l’humilité véritable était de faire front au reproche d’orgueil qu’on ne pourrait manquer de m’adresser, de l’autre bord. Vraiment, j’avais trop reçu du Seigneur ; quoi qu’il advînt, je devais « rendre témoignage ».

C’est fait. L’individu s’efface ; le chrétien rentre dans le rang. S’il a inquiété la paix des incrédules, réconforté les faibles et les hésitants, en leur montrant, sans même parler de miracle, ce que peut sur nous l’exemple d’un saint, sous le règne ardent de la guerre, de la souffrance et de la mort… — il a déjà sa récompense.

Il leur dit : « Hâtez-vous ! profitez du désastre et du sacrifice ! Si vous songez de toute l’âme au jour dernier de nos soldats, vous serez plus près d’eux et plus près, avec eux, de croire. Car vous n’admettrez pas longtemps, si peu que vous leur portiez de tendresse, qu’ils soient déçus dans l’espoir éternel. » Vertu sublime de l’exemple : il faut les voir prier, il faut les voir mourir. — C’est la seule leçon que je tienne à tirer d’une histoire toute personnelle, où ne fut pour rien ma personne… « Non nobis Domine, non nobis. » La gloire en soit à Vous, mon Dieu, et à Vous seul !

Écrit devant Verdun et en Lorraine,
de juillet à décembre 1917.

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