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L'homme né de la guerre : $b témoignage d'un converti (Yser-Artois, 1915)

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CHAPITRE IV

Mes raisons de partir. A Nieuport-Bains, dans un groupe d’artillerie. Les joies du mess. Les risques. La mer, la dune, les obus. Le plus beau des mois de janvier. Prière supposée du panthéiste.

Pourquoi j’allais au front, quand je pouvais n’y pas aller et peut-être rendre à l’arrière plus de services ? Par curiosité. Par vanité aussi, je pense : pour pouvoir dire : « J’y étais ! » Il y a un peu plus : je voulais en quelque façon partager les risques des autres, de tout ce peuple, de tous ces jeunes gens dont je me sentais solidaire et qui, dès le premier moment, ne faisaient plus qu’un sang, qu’une chair, qu’une âme avec moi. Et puis, comment ne pas participer à une guerre que j’avais saluée comme la délivrance trop attendue de notre française fierté et dans laquelle je sentais latent, avec l’accomplissement des hautes destinées de la patrie, l’accomplissement de mon propre destin ? Depuis le début, en effet, je ne vivais de cœur que dans et par et pour la guerre. J’avais « tout placé » sur la guerre. M’y voici donc. Mais n’allez pas surfaire mon courage ! Je suis plutôt poltron. Je perds tout mon sang-froid dans le danger et je souffre plus que quiconque de la moindre menace de violence suspendue au-dessus de moi. Je ne partais pas de gaîté de cœur, mais malgré moi, poussé par une force intime qui ne me demandait pas mon avis ; elle ne me cachait pas que j’en aurais peut-être du regret et que là-bas je ferais sans doute piteuse mine : je partais cependant.

Combien j’attristais ma famille ! mon oncle, ma sœur et mes petites nièces. Sur le quai de la gare, ce fut une explosion de larmes : moi — d’ordinaire trop sensible — je n’en trouvais pas une, indifférent et comme possédé. Avant de partir, ma sœur me remit une photographie des deux enfants ; par une pieuse rouerie, elle y avait suspendu la pauvre médaille que j’avais achetée pour elle devant l’église inférieure d’Assise, à mon second voyage d’Italie, et qu’elle avait sans doute fait bénir : le portrait ferait passer le fétiche, je porterais l’un et l’autre sur moi. Elle voyait juste. Et tant qu’à être protégé, elle devinait que, dans mon cœur, j’accepterais plus aisément de l’être par l’image du « Poverello », que Florence m’avait appris à aimer.

C’est avec un jeune officier du vingtième corps que je fais le voyage jusqu’à Dunkerque. Il a déjà été deux fois blessé, mais il a confiance, ajoute-t-il : il croit. Il me plaisait ; je n’ai pas retenu son nom ; son gai regard sourit-il encore à la vie ? Ils sont un certain nombre ainsi, officiers ou soldats, qui marchaient à la mort et dont j’ai capté au passage le vivant souvenir : ma nouvelle famille qui ne cessera de s’accroître. Des avions bombardent Dunkerque quand j’y passe. La gare de Furnes, où je débarque, vient d’« encaisser » de gros obus. J’entre dans le front de Belgique en longeant le canal, par une matinée superbe ; l’avant-veille encore à Paris, je me trouve sans transition dans le grenier-observatoire d’un grand hôtel de Nieuport-Bains, sur le bord de l’Yser, en face de la grande dune et des Boches. Il n’y a pas à se le dissimuler : la guerre impitoyable est tout autour de nous.

Si Dieu me le permet, je peindrai un jour en détail mes camarades et leur vie guerrière. Nulle part celle-ci ne me parut plus capiteuse que dans la villa S… où l’on fêtait, quand j’arrivai, le nouvel an. Une sorte d’entrain généreux, de crânerie inconsciente et de gaîté fouettée par le péril, régnait autour de notre table. Auprès du commandant, d’un ou deux capitaines d’un certain âge, on ne comptait guère que des enfants. Tous, du moins, paraissaient si jeunes ! Il y avait du foie gras, du champagne, des gâteaux et un phonographe, qui, tout le long de nos repas, nous déroulait son répertoire : musique facile, chansonnettes et tyroliennes, mauvais airs d’opéra, solis de xylophone, et la Patrouille Turque qui avait la faveur de tous. Eh bien ! cela n’était point laid ici, parmi tous ces jeunes gens braves, qui ne s’étonnaient pas de vivre, comme s’ils eussent été aux bains de mer, en avant même de leurs batteries, sans aucun abri efficace et sous le feu constant de l’ennemi, dont les obus de 150 encadraient les villas qu’on voyait crouler une à une. La sonnerie du téléphone grinçait parmi les rires sans interrompre le concert ; tombant qui sur la plage, qui sur la rue, les grosses marmites ébranlaient la maison ; un lieutenant, une semaine auparavant, avait été tué par un éclat presque à ma place. Qui s’en fût douté à les voir ? Aucun d’eux n’avait-il de vie intérieure ? Je ne songeai pas, je l’avoue, à me le demander. Celui-ci rentrait des tranchées, celui-là de l’observatoire, cet autre venait de poser une ligne sous le bombardement, impatients d’y retourner. Ils étaient charmants, sympathiques, ils faisaient simplement d’admirables choses. Comment ne pas se mettre au ton de leur folie ? Fervent de la vie et de l’homme, jamais pareille intensité de vie, jamais pareille allégresse de l’homme ne s’étaient révélées à moi. Ah ! que Dieu était loin ! Mais qui pensait à Dieu ?

Je passais vite dans la rue dangereuse, en essayant de ne pas trop tendre le dos. J’allais aux batteries de la dune, au pont Joffre. Le long du bois triangulaire, sous une averse de petits obus, je gagnai un jour Nieuport-Ville et autour de l’église toute béante, je fis connaissance avec les 210. Chaque nuit, dans ma chambre située au second étage, je me confiais à mon lit — car nous avions des lits — au bon hasard, sans doute aussi à Vous, Seigneur, mais je ne m’en rendais pas compte… pour gagner le matin dans un sommeil tranquille, sous mon toit, épargné à tort : il abritait tant de péchés dans l’illusion d’une bonne conscience ! Parfois l’écroulement d’un mur voisin me réveillait ; puis je rentrais dans l’ingénu sommeil.

Premiers obus qui vous cherchent — et qui vous manquent. On ne mesure pas encore tout le danger. L’âme est cependant en état d’alerte. Mais le poète ne veut rien laisser perdre et son maître souci dans une aventure nouvelle qu’il doit subir passivement, consiste à bien ouvrir ses yeux et ses oreilles pour enregistrer au complet l’aspect imprévu du dehors et les sentiments qui lui naissent, intarissablement…

J’ai vu bien des coins du front depuis lors, mais jamais d’aussi beau. La mer du Nord et la dune saharienne ; toute mon Algérie qui me revient : Biskra, Tolga, El Oued Souf. Les plis voluptueux du sable, qui est blond, blanc et rose, avec des ombres bleues, des ombres vertes et un perpétuel mouvement. Le vent l’arrondit, le ratisse, le fait fuser au bord des crêtes et couler dans les fonds ; il le soulève en trombes aveuglantes ; il l’abandonne au givre qui le veloute et au soleil qui le vêt de scintillements. Il n’y manquait même pas les bons petits ânes, ni les Arbis drapés de peu : le secteur de la dune était tenu par le …e tirailleurs. Parfois les goumiers marocains caracolaient sur le rivage. Et la mer impressionnable, qui n’était pas celle d’Alger, prolongeait l’horizon : elle avait toutes les couleurs. Ajoutez à cela la musique des trajectoires ; le vieux 90 nous sonnant dans le dos comme une cloche, moins pleinement pourtant que le 150 de Westende, notre ennemi juré, que l’on surnommait Caroline, et qui avertissait trop tard ; les 155 du polder ; la meute aboyante des 75 qui donnaient toute la journée, tissant au-dessus de la dune une sorte de velum sonore, nous tressant un berceau de feuillage chantant — chant de la soie caressée, chant d’abeilles — où l’on se sentait à l’abri ; le sifflement de flûte, le piaulement d’oiseau des arrivées : le coup de grosse caisse des éclatements… Et je ne parle pas des feux d’artifice multicolores… Pour celui qui a cultivé ses sens plus que sa pensée — c’est le cas de tous les artistes d’aujourd’hui — vous pouvez juger de la fête. Elle étouffe, annihile les vilains détails, les incidents fâcheux, même la souillure du sang sur les linges et la destruction des œuvres de paix. Il faut dire que l’artillerie de l’ennemi n’avait à détruire en ce lieu qu’un luxe horrible, que des édifices sans goût et de sotte vanité. Il faut dire que tout d’abord elle n’atteignit que nos canons, sans faire de victimes parmi nos hommes. Oui ! notre vie toujours était en question, mais toujours parvenait à s’échapper entre les mailles. Enfin, nous avions le pied sec et nous jouissions d’un radieux mois de janvier.

Lorsque je regarde derrière moi, j’ai de la peine à concevoir l’aveuglement d’un tel vertige. Il devait comporter je ne sais quelle aspiration panthéiste exaltée par l’événement. Si j’avais été tenté de prier, moi païen, prévoyant la conversion de mon âme, quelle eût donc été ma prière ? A peu près celle-ci :

« Seigneur, en qui je ne crois pas, pourquoi avez-vous fait si beau le monde ? Pourquoi nous avez-vous faits si avides, si aptes, si joyeux et si glorieux devant lui ?… Voici peut-être le temps de ma mort et je n’ai d’yeux que pour la terre. Chaque instant que je vis me promet de ne vivre plus. Et je le sais et j’oriente tout mon être vers la vie et non vers la mort. Jamais la vie ne me parut si bonne, quand je la sentais longue, profonde et sûre sous mes pas.

« Seigneur, je ne m’explique pas ma joie. C’est l’hiver, c’est la guerre. Mais non, la vie ne fait que sommeiller. O moment entre le sommeil et l’éveil où la germination se décide ! Le monde n’est pas à sa fin, il recommence ! et mon amour s’en veut rassasier. J’ouvre mes yeux et tous mes sens… j’entonne une louange enthousiaste pour ce qui ne m’est plus de rien, si je le quitte, hélas !… et j’adore ce trop beau jour, sur quoi il ne m’est plus permis de rien construire. Je ne songe pas à demain, à la ténèbre qui m’attend. Je me donne au plaisir qui va m’être repris, au monde dont le glas se fait entendre. Et plus je sens l’un et l’autre précaires, provisoires et condamnés, plus je m’entête à les étreindre, moins j’aspire à les remplacer. L’instant me comble et me transporte. Je veux m’anéantir en lui.

« Seigneur ! pour me faire une âme si assurée au milieu du pire danger, n’est-ce pas que la splendeur de ce jour déjà me répond de la vôtre ? — et mon âme déjà ne vous a-t-elle pas rejoint ? »

Confusion de sentiments, me dira-t-on ; c’est bien possible. Mais j’essaie d’expliquer mon cas.

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