L'homme né de la guerre : $b témoignage d'un converti (Yser-Artois, 1915)
CHAPITRE XVI
« Dieu le veut ». Chez le père G… Déception. Sagesse du saint homme. Je prépare ma confession. Le père G… éteint encore ma flamme. Je m’accuse. L’allègement. Bonheur de l’âme pure ; le contrôle de soi. Ombres au tableau. Ma communion sans amour. Apaisement du soir. A la messe de minuit : la salle, les fidèles, le baptême du roi Clovis, la communion évangélique. Je sens Dieu.
Un jour, deux jours… Je vivrai dans l’impatience, tant que je n’aurai pas pu joindre le père G… Je ne me reprends pas : j’ai fait promesse. Je n’atermoie pas : droit au but. Bien loin de me remettre en état de raison, je reste en état de désir mystique. Une insatisfaction, âpre comme la soif, a remplacé ma suffisance ; un besoin neuf m’est né qui n’attend pas. Je ne me rends nullement compte de l’engagement que j’assume, de la grandeur de l’acte auquel je me suis décidé ; et je ne réalise pas dans ma pensée les gestes, les attitudes, les paroles qu’il entraîne avec lui et qui devront être les miens. Tête baissée, sans regarder au risque, je fonce, comme on fonce au combat, pour arracher le laurier d’or de l’indispensable victoire. C’est le cri des croisés : « Dieu le veut ! en avant ! » Ah ! ces allées et ces venues, à nuit tombée, sur le chemin pierreux, gluant, qui, courant derrière la fosse, derrière le cimetière de nos soldats, coupe les tristes champs pour rejoindre Sains-en-Gohelle, avec son parc, son château, son église. J’avais raison d’aimer ce village ancien, qui garde encore figure de village, malgré la brique et le charbon : c’est ma paroisse !… Je revois tout : les fusées du front m’éclairaient, les cailloux criaient sous mes pas ; il fallait éviter les attelages ; ou bien on était seul, tout seul. Les derniers jours, quand j’arrivais au mur du parc, mon cœur battait plus fort ; je poussais la petite porte, puis je toquais à la maison du garde où habitait le père G… Il venait m’ouvrir, me faisait asseoir, demandait la permission d’achever une lettre, puis me regardant bien en face, il m’écoutait.
Je l’avais manqué le lundi, accroché le mardi après la prière commune, qu’il faisait précéder d’une instruction familière aux soldats ; il m’avait donné rendez-vous chez lui pour six heures. M’y voici donc. Évidemment son regard m’intimide ; il est ardent et pétillant d’esprit, mais fixe et dur ; on voit au fond ; il ne vous cache rien ; il ne vous cache pas qu’il juge ; et il a ceci de commun avec le regard de Dupouey qu’on n’y surprendrait pas l’ombre d’un doute ; sans avoir sa grande tendresse, il est plein comme lui de la lumière de la vérité. C’est moins un saint qu’un docteur que j’affronte. Évidemment non plus, il ne s’attend pas au récit lyrique que je me mets en devoir d’entamer. Je commence timidement et, malgré moi, peu à peu je m’anime. Il ne m’interrompt pas ; il ne me calme pas ; mais il ne semble pas participer. Quand j’ai fini, il tousse et sans se départir de son impassibilité sacerdotale : « Si je vous comprends bien, dit-il, vous êtes venu à Dieu en artiste. » Il ne raille pas, il constate. « C’est cela même. » Alors, toujours posé : « Mon cher enfant, Dieu est raison… » Mais je serais incapable aujourd’hui de restituer avec fidélité la belle et froide leçon de doctrine qu’il administre à mon cœur exalté. Il me prouve par a plus b que la foi catholique est imbattable sur le terrain de la logique et de l’expérience des siècles ; il m’explique pourquoi Dieu est, et Dieu étant, pourquoi notre Dieu est le vrai. « Ne nous laissons pas égarer par le sentiment ! Évidemment c’est une chose respectable, utile en son temps, (et j’en suis la preuve), mais sujette aux défections. Il faut croire avec son esprit. » Que me dit-il ? Et moi qui venais tout amour ! Non, non ! je n’ai pas besoin de ses preuves… je n’en fais pas état… il n’y a rien à me prouver, je crois… Une douche glacée ne m’eût pas saisi davantage. J’ai hâte de partir, je pars bientôt… non sans avoir pris rendez-vous pour ma confession générale. Inutile, n’est-ce pas, de vous dépeindre mon retour !
Sagesse admirable de Dieu. Il veut des serviteurs lucides ; il se méfie des fausses exaltations ; il donne la grâce et il la retire pour éprouver le cœur humain, quand celui-ci pourrait concevoir de l’orgueil de la grâce qui lui est faite ; il rappelle à la modestie l’esprit du pécheur converti et le ramène à ses limites qui sont, non point l’horizon sans fin de l’extase, mais les lois étroites de la raison. Le père G…, que j’ai mal jugé tout d’abord, assumait strictement ici son rôle de prêtre, qui est de réchauffer les tièdes, mais de rabattre les illusions des ardents. Il se disait sans doute, en me reconduisant : « Nous verrons bien si sa foi est une chimère : s’il supporte l’épreuve de la déception et s’il revient ici, sa cause est bonne. » J’y revenais le lendemain. Non, je ne pouvais pas ne pas y revenir. Je sortais mécontent, mais non découragé. J’accusais l’abbé G… de ne pas me comprendre. Ah ! le prêtre idéal qui m’eût tendu les ras en s’écriant : « Venez mon fils, Dieu vous appelle ! » J’en dois faire mon deuil. Mais cela n’empêchera rien ; j’irai à Dieu, malgré ses prêtres.
Je n’ai plus dès lors qu’un souci : préparer ma confession. Il faut entrer dans le cloaque, le fouiller, le vider, le gratter jusqu’au fond. Une âme de pécheur, plus de vingt ans de péchés sur une âme, de péchés conscients et inconscients, de péchés fiers d’eux-mêmes et de péchés joyeux, de péchés secrets, oubliés, mêlés intimement à la texture de la vie ! Je fais cela comme un enfant, comme à douze ans, au temps de mes scrupules. Je prends un petit catéchisme, j’inscris sur une feuille tout le mal dont l’homme est capable, de l’homicide à la luxure, de l’indélicatesse à l’incrédulité, de la dureté du cœur au blasphème. Horreur ! je trouve tout en moi ; il n’est peut-être pas un commandement de l’Église ou de Dieu auquel, de près ou de loin, je n’aie manqué dans mon existence sans règle. Le bel individu et si infatué de soi ! — J’inscris tout cela à mesure et tout cela je le dirai. Je ne crains pas de trop en dire, mais plutôt pas assez. Je prie tant que je peux, pour stimuler ma clairvoyance. Le jour qui tombe ; l’heure qui vient… En m’élançant au rendez-vous, je tremble comme un condamné, et non à la pensée de ce que je vais faire, mais de ce que, hier encore, je faisais.
Le père G… m’attend dans sa chambre encombrée de livres. « Vous êtes toujours, me dit-il, dans les mêmes dispositions ? — Oui, mon père. » Il n’en marque ni étonnement ni plaisir. Nous convenons d’abord du jour de ma communion. C’eût été très beau, sans nul doute, dramatique, voire théâtral, de faire ma grande paix avec Dieu à la messe militaire de minuit, au milieu des soldats que j’aime et dans le cri de « Christ est né ! » J’ai peur du faste, des chants et de la foule… et aussi du réveillon qui suivra. J’ai peur de « me montrer » devant mes camarades : je n’ai rien dit encore, il faudrait tout leur expliquer. — Je tiens à la solitude, au silence ; le sacrifice aura lieu le 24 décembre à la messe basse et je rentrerai au matin, dans ma petite chambre, plein de Dieu. Ces précautions élémentaires semblent inquiéter mon confesseur sur ce que j’attends de la Sainte-Table. « Mon cher enfant, ne croyez pas qu’en recevant en vous Notre Seigneur, vous alliez être transporté dans une sorte de béatitude ! Ces joies célestes sur la terre il les réserve à ses grands saints. Le plus souvent la vertu de l’Eucharistie n’est pas sensible. Il faut la prendre simplement, modestement, comme le commun des mortels. C’est la nourriture de tous les jours, le pain quotidien ; ce n’est pas une gourmandise, mais un mets solide, sans goût, dont l’effet est lent mais durable. Il n’enivre pas, il nourrit. » Pour moi, je n’en suis pas aussi convaincu que lui-même et je ne lui sais aucun gré d’aller ainsi au-devant de ma déception. Nous verrons bien ! Dans ma ferveur que rien ne décourage, je me mets à genoux et je m’apprête à m’accuser.
La tête dans les mains, je parle, je parle, je parle ; je laisse couler d’abondance le flot innombrable de mes péchés. En les voyant passer, plus aucun d’eux ne me paraît aimable, digne d’excuse ou de compassion. Mais à mesure que je les confesse, ils s’en vont, ils me quittent ; sitôt avoués, aussitôt remis ; je sens une lie, épaisse et amère, grumeau par grumeau, dégorger mon cœur ; avec tout ce poids mort, tout ce poison entre ses fibres, comment pouvait-il encore battre et battre la joie comme la douleur ? O délices sans nom d’un cœur qui s’ouvre et se renonce ; dégoût de soi où se complaît la conscience — car elle sait qu’il va finir… J’ai tout confié à un homme et Dieu m’entend : « Allez en paix ! »
Quand je me relève, baigné de pleurs, que je me retrouve dehors, dans une nuit tissue de brume, j’ai vingt ans de moins, vingt ans de péché. Une allégresse inconnue me transporte. Je cours, je vole, je ne sens plus mon corps. D’où vient cette soudaine délivrance d’un fardeau ancien et tous les jours accru, la veille encore impondérable ? Eh ! ne serait-ce pas que Dieu a rétabli pour moi dans leur vérité toutes choses, et qu’il m’a, d’un signe de croix, exorcisé du mauvais Ange, qui pensait pouvoir toujours m’abuser, par ses sophismes et ses charmes, sur leur valeur et sur leur poids réel ?… — Quand j’aurai accompli passionnément ma pénitence, je mêlerai à mes actions de grâces, la pensée de l’ami d’un jour, qui, suivant l’exemple du Divin Maître, paya de sa vie mon salut.
… Sans doute, c’est une grande nouveauté et on ressent une fraîcheur toute céleste à habiter une cellule blanche et nue, où aucun ornement superflu ou suspect n’arrête le regard glissant sur la muraille unie : je parle de mon âme dont ma chambre est l’image. Mais il s’agit de la garder intacte maintenant. Le moindre geste y peut ramener le désordre ; un livre dérangé sur la table, c’en serait assez ; comme un pas boueux sur le carrelage : l’ombre d’une ombre fait tache sur le blanc. Je m’observe, je suis au guet ; il semble que j’aie hérité une volonté et une conscience. Hier j’étais conduit par le dehors et par mon humeur instinctive ; je m’abandonnais au courant et baptisais du nom de liberté ma passivité et ma dépendance. Depuis que je dépends de Dieu, et seulement depuis, je dépends de moi-même ; dans ma soumission, je me sens libre et dégagé. J’éprouve un plaisir inconnu, sans commune mesure avec aucun plaisir, à me trouver au mess, devant mes camarades, en état de défense et de lucidité, contrôlant chaque mot avant d’ouvrir la bouche, chaque pensée qui naît avant de lui donner asile, et je puis dire, chaque bouchée de nourriture avant de m’accorder licence de manger. Je ne suis plus un animal, je suis un homme. — Combien de temps durera cet état parfait ? Pendant combien de temps me méfierai-je d’un regard jeté à la rue… de l’adultère d’une seconde, que l’Évangile nous défend de commettre, même dans notre cœur ? Heures privilégiées du néophyte, à qui sa rénovation toute fraîche prête les forces d’un martyr et l’illusion d’une victoire sans mélange !… Dût-il connaître des rechutes, le jour marqué du caillou blanc durera éternellement dans sa mémoire ; c’est de là que repart sa vie ; il pourra s’en prendre à lui-même de tout ce qui la ternira dans l’avenir.
Je ne cacherai pas les ombres du tableau : ma joie les dissipa si vite, qu’elles ne réussirent qu’à mettre en valeur les clartés ; mais j’eus là de tristes moments… Après ma nuit d’effusion, je partis dès l’avant-matin, dans l’aurore artificielle des éclairs de barrage du front anglais. Je marchais sans penser à rien, comme engourdi d’indifférence. Au lieu d’une maison de silence et de paix, je trouvai une église trop habitée où, sans se régler l’un sur l’autre, chacun à sa petite table, plusieurs prêtres brancardiers disaient leur messe en même temps. Je ne parvenais pas, dans ces chuchotements, à fixer mon esprit distrait, à humecter de pleurs ma sécheresse désolée, à me donner vraiment, de cœur. Je dus, à froid, arracher à ma volonté un consentement difficile : toute grâce se retirait au moment d’approcher de Dieu. Je croyais sans plaisir, j’acceptais sans reconnaissance… Ce fut une communion décevante, réduite au fait matériel. Le père G… m’avait pourtant bien mis en garde ; je ne l’avais pas écouté.
Quelle torture de se dire : « Dieu est descendu dans mon cœur », et de n’y sentir que mélancolie ! Il faut prier, prier. Dieu est là, mais Il dort ; tâchons de l’éveiller au chant de nos prières ! Le merveilleux apaisement qui descendit sur moi à la tombée du jour, tandis que je lisais les Méditations sur l’Eucharistie dans le petit volume de tranchées destiné à mon saint ami, m’avisa doucement de la présence intérieure ; et à minuit, l’heure de Sa naissance humaine, Dieu célébrait sa fête en moi et me parlait.
A défaut de l’église, réservée aux fidèles de la paroisse, nous disposions d’un énorme hangar qui servait d’ordinaire à des représentations théâtrales. Vous voyez ce que c’est : des murs nus, des chaises, des bancs, au fond quelques gradins et en face un plancher de scène, entre deux portants de toile décorés par un amateur. Un escabeau de quelques marches descendait jusque dans la salle. Au centre, sur la scène, on avait dressé un petit autel ; il se détachait pur et blanc sur une panoplie de drapeaux neufs, où chantaient toutes les couleurs de l’Entente. Du lierre noir accroché aux murailles ajoutait au charme étrange et rustique de notre temple improvisé… Une église ? non, une crèche. Sur la modeste scène, pour un moment sacrée, va se jouer le vrai mystère de la Naissance de Jésus. Au premier rang, le général de corps d’armée ; le nommerai-je ? aujourd’hui général d’armée, une victoire éclatante et soudaine vient précisément d’illustrer son nom. Avec lui, son état-major. Derrière lui, les officiers en très grand nombre et la foule pressée de nos soldats, artilleurs, fantassins, jeunes et vieilles classes. Chacun n’avait à soi qu’un petit coin ; mais plus serrés, on se sentait plus fraternels et le fluide souverain circulait mieux de l’un à l’autre.
La voix du prophète l’annonce : « Laetantur caeli, et exsultet terra ante faciem Domini : quoniam venit ! » « Que les cieux se réjouissent et que la terre exulte devant la face du Seigneur : car il vient ! » Il vient, il naît ! O nouvelle naissance de mon âme ! actions de grâces confondues pour le bienfait commun et pour le bienfait personnel, pour le bienfait permanent de vingt siècles et pour le bienfait de ce jour ! L’aumônier, dans un prêche ardent, élargit encore le champ de ma joie. C’est à Noël, dans la basilique primitive de Reims, à l’endroit même où Dieu, hélas ! n’a plus de toit pour s’abriter, que Clovis, père de la France, courba la tête devant saint Rémi et reçut le très saint Baptême. C’est à Noël que fut scellé le pacte entre Dieu et notre pays. France née avec Dieu, France née en Dieu, ô prodige ! c’est ta grande misère qui m’a mené où me voici ; et aujourd’hui je puis confondre les deux amours et les deux causes et, en servant Dieu, te servir. — Seigneur, que tout renaisse ensemble ! Voici l’Enfant, voici le gage, il va naître en chair sur l’autel. Ce n’est pas un symbole, un mythe : la poignante réalité. Il naît en chair et nos péchés l’immolent pour en faire notre aliment. Ah ! que m’importe ce qu’on chante, ce « Minuit, chrétiens ! » pauvre et théâtral, qui prend du reste un accent populaire à force d’être ressassé ! Quand il fait pleurer tout ce peuple, pourquoi ne pleurerai-je pas ? — Voici maintenant les bergers : ils dansent au son de la vielle. « Il est né le Divin Enfant ! » dit le cantique agreste en entraînant toutes les voix. Communion des cœurs. L’aumônier descend de l’estrade et, entrant dans la foule respectueuse, il distribue de bouche en bouche l’indivisible Agneau : au général, aux officiers, aux hommes, tous confondus et tous égaux en Dieu ; et tous, faute de place pour se mettre à genoux, Le reçoivent debout, les bras croisés, la tête haute. Scène admirable de simplicité, de dignité et d’allégresse. Tous mes doutes s’envolent et dans cette joie unanime, ma communion de l’aube reçoit sa consécration.
Ainsi Noël moissonne ce qu’avait semé Pâques et mon saint martyr n’est pas mort en vain. Ce qui m’avait été promis, et sans conditions, je le possède enfin, et sans mérite. C’est trop peu en retour de m’être donné au Seigneur. O vous qui Le verrez demain, vous que j’ai le droit d’appeler mes frères, ayant un même Père au ciel, soldats français du Christ, entonnez avec moi le chant de louanges : « Cantate Domino canticum novum quia mirabilia fecit. »