L'odyssée d'un transport torpillé
Moudros, 18 décembre 1915.
Nous voilà tout de même revenus dans le Levant, mais ce n’est pas sans aventures, et l’on ne peut pas dire que ce soit très drôle d’avoir fait tout le tour de l’Europe, depuis Arkhangel jusqu’aux Dardanelles pour tomber dans le pétrin où nous sommes. J’ai reçu à Toulon ta longue lettre de fin septembre, en réponse à la mienne d’Arkhangel, et je te remercie beaucoup. Je t’en parlerai si j’en ai le temps, mais pour le moment je vais te raconter les aventures du vieux Pamir depuis trois mois. Nous voilà devenus comme qui dirait des Juifs errants. Plus ça va et plus on croche les bateaux marchands où ils se trouvent, et on leur met n’importe quoi sur le pont pourvu que ça parte, — et aïe donc !
Fourgues a fini par faire débarquer son matériel à Arkhangel et il a réussi à partir en dehors d’un convoi. Il dit que ce n’est pas la peine de perdre du temps avec des bateaux qui ne marchent pas et que, quand on est trop de patouillards et pas assez de convoyeurs, ça fait une trop belle cible pour les sous-marins. Tout de même partout où l’on a touché à terre, je me suis aperçu que Fourgues n’avait pas si tort de dire au début que les sous-marins finiraient par compter. Les officiels trouvent qu’ils commencent à être gênants. Qu’est-ce que ça serait si les ronds-de-cuir étaient obligés de circuler sur l’eau ; ils trouveraient peut-être autre chose à dire que : « Bah ! il ne faut pas croire tout ce qu’on raconte là-dessus, et puis on coule tellement de sous-marins que bientôt il n’en restera plus. » Après cela, il n’y a plus qu’à tirer l’échelle. Motus dans les journaux et ailleurs. Je te raconterai mes petites remarques au fur et à mesure.
Le Pamir avait ordre d’aller à Newcastle pour recevoir des ordres et, au cas qu’il n’en trouverait pas, pour charger du charbon. Nous avons été assez secoués parce qu’on avait le ventre vide. Pendant le retour, le Pamir a croisé pas mal de bateaux qui allaient à Arkhangel. Ils feront bien de se presser, parce que la glace va commencer bientôt. Si les Russes ne se sont pas mis au travail sérieusement, ce n’est pas avec ce qu’ils ont reçu cet été qu’ils pourront enfoncer les Boches. A quoi cela sert-il de ne pas dire la vérité au public, puisque tôt ou tard il doit la connaître ? On lui raconte que dans quinze jours, dans trois mois, tout va marcher d’une façon épatante ; et puis trois mois après, ça va pareil ou un peu plus mal. A qui est-ce que le public doit s’en prendre ? A ceux qui l’ont trompé. Ou bien on savait que ça n’irait pas bien et ce n’était pas la peine d’annoncer que ça irait bien, et le public est obligé de croire que c’est la faute des dirigeants qui n’ont pas su se débrouiller. Il n’y a pas moyen d’en sortir, mais ce sont les gouvernants qui font fausse route.
A Newcastle, on nous a dit d’aller à Southampton pour charger du matériel pour le corps expéditionnaire anglais en France. Nous avons juste pris du charbon pour cette traversée et le Pamir a descendu la mer du Nord et le Pas de Calais. Les journaux racontent partout que le Pas de Calais est complètement fermé aux sous-marins allemands avec des filets et une foule de systèmes perfectionnés, et que les sous-marins qui voudraient aller en Atlantique ou en Méditerranée seraient obligés de faire le grand tour par l’Écosse, et qu’ils n’ont pas assez de rayon d’action, et qu’il n’y a plus rien à craindre des sous-marins. Je ne connais pas grand’chose à la question, mais rien qu’à voir ce que font les Allemands ailleurs, on peut s’attendre à ce qu’ils trouvent le moyen de franchir les trucs perfectionnés et à construire des sous-marins pour aller au bout du monde. Ça crève les yeux et c’est faire l’autruche de raconter le contraire. Fourgues dit qu’on aura un réveil pénible, mais qu’on mettra tout sur le dos des Boches, au lieu de reconnaître qu’on n’a pas pris ses précautions. Il se met dans de belles colères ; mais moi, pourvu que j’aille à La Rochelle, c’est tout ce que je demande.
A Southampton, on a embarqué des automobiles et des tracteurs pour l’armée anglaise, et l’on est allé les porter au Havre. J’ai eu le temps d’aller faire un tour à terre, où c’est plein d’affiches pour prier les gens de s’enrôler. Les Anglais ont tout de même l’air de se remuer un peu plus que l’an dernier, quand ils regardaient tout cela comme une guerre coloniale. Ça ne veut pas dire qu’ils soient encore touchés comme nous. Il y a chez eux des tas de Boches en liberté ; les maisons de commerce continuent à expédier des cargaisons chez les neutres voisins de l’Allemagne, et puis ce n’est pas de suite qu’ils auront refait une armée prête à se battre. La plupart des officiers de carrière ont été tués déjà, et l’on est obligé de faire des capitaines, des commandants avec de bons joueurs de cricket ou de golf. Il leur faudra le temps de se former. Pour le matériel, c’est la même chose ; ils ont à peine commencé à mobiliser leurs usines pour la production de guerre, parce qu’ils ne voulaient pas arrêter les exportations britanniques. Mais là, il n’y a pas grand’chose à dire puisque nous avons fait pareil et qu’il y a à peine quelques semaines que la France commence à prendre des matières là où il y en a, c’est-à-dire en Angleterre, en Amérique et en Espagne. Les Allemands s’y étaient pris de meilleure heure et ça fait une bonne année de perdue.
Il y a un bel encombrement au Havre, et l’on raconte que c’est la même chose à Rouen. C’est tout de même étonnant que les gens responsables laissent s’empiler les wagons, les marchandises et tout, dans les ports. Cela provient sans doute de l’ignorance générale en France sur tout ce qui touche les questions maritimes, et aussi de ce que les grands chefs de la marine de guerre qui commandent dans les ports de commerce ne connaissent rien au trafic. Toujours est-il que Fourgues a dû se battre pour faire débarquer sa marchandise au Havre. On l’a fourrée en tas sur le quai, et nous étions déjà partis qu’elle était encore là, sous la pluie. Pendant notre séjour, on nous a donné ordre d’aller à Marseille pour chercher du matériel pour l’armée d’Orient. Le Pamir aurait pu prendre sur le quai du Havre quelques centaines de tonnes qui étaient destinées à Toulon ou Marseille, ça aurait coûté moins cher de trafic ; mais elles étaient prévues pour y aller par chemin de fer et nous sommes partis sans rien. On a encore fait à l’œil la tournée d’Espagne, et l’on est quand même arrivé en avance, parce que notre chargement n’était pas tout à fait arrivé à Marseille, — toujours à cause des trains qui ne marchent pas. Les journaux peuvent raconter monts et merveilles sur les dispositions qui sont prises, et tous les succès qu’on doit remporter sur tous les fronts au prochain printemps, nous qui faisons le travail de transporter le nécessaire, nous voyons bien que ce n’est pas en continuant comme cela qu’on gagnera les Allemands de vitesse.
Ce n’est pas moi qui pèche par admiration des Boches, et puis, même sans cela, je leur en voudrais encore davantage pour le métier de cheval qu’ils nous font faire depuis un an et demi, et parce qu’à cause d’eux je ne vois pas trop quand je pourrai aller au pays.
Mais tout de même il y a des choses qu’ils font mieux que nous et qu’on pourrait leur prendre si l’on ne veut pas perdre des mois et des années de temps. A quoi ça nous avance de ne pas les imiter dans ces choses, elles sont aussi bonnes pour nous que pour eux ; ce n’est pas devenir des sauvages que de prévoir l’avenir. Nous serons bien avancés quand nous serons forcés de les imiter. Dans le livre d’histoire maritime que tu m’as passé, j’ai lu récemment que les coalisés ont battu Napoléon lorsqu’à force d’être battus ils ont imité Napoléon. Ça leur a tout de même pris quinze ou vingt ans, et s’ils s’y étaient pris plus tôt, ils n’auraient pas attendu aussi longtemps. Pourquoi est-ce que nous conservons en France des trains rapides et des trains express comme j’en ai vu arriver au Havre et à Marseille ? Il y a longtemps qu’en Allemagne, comme nous ont dit les Norvégiens et les Suédois, tous les trains vont à la même vitesse, les voyageurs entre les marchandises. Comme cela le trafic va sans s’arrêter ; tandis qu’en France, avec l’idée de faire croire aux gens de l’arrière que la guerre se gagnera comme une partie de manille, on met des tas de trains rapides qui ne servent guère qu’aux embusqués et qui obligent les obus et le matériel de guerre de s’arrêter à toutes les stations. Alors, comment veux-tu que les choses arrivent ?
J’ai ruminé tout cela pendant que le Pamir avait été envoyé au mouillage de l’Estaque près de Marseille pendant cinq ou six jours, parce qu’il n’y avait pas un seul mètre de quai disponible dans les ports de Marseille et à cause de l’encombrement des chemins de fer. Un jour, nous avons été vingt-quatre bateaux à rouler et à tanguer sous le mistral ; un autre jour, on a été trente-deux vides ou pleins qui gagnaient des mille ou deux mille francs par jour à ne rien faire. Tu parles que, si un sous-marin boche était venu dans cette rade ouverte, et pas de protection, vers les une heure ou deux du matin, il aurait envoyé au fond une bonne demi-douzaine de bateaux comme le Pamir, et serait parti de même sans qu’on ait eu le temps de dire : Pipe ! Mais les reste-à-terre, avec ou sans galons, ont dit que c’était une bonne plaisanterie, et que les sous-marins n’oseront jamais approcher les côtes de France, ici ou dans l’Océan. Avec ça, il n’y a plus qu’à se ramasser et à attendre la torpille les bras croisés.
Enfin, on nous a remorqués de l’Estaque à Marseille, et alors que les autorités nous avaient fait poser pendant près d’une semaine sans rien faire, il a fallu que nous embarquions trois mille tonnes de marchandise dare dare, sans dételer ; la patrie était en danger si le Pamir ne fichait pas le camp dans les quarante-huit heures. On nous a fait dégouliner dans les cales la valeur d’une trentaine de trains ; ils arrivaient à la queue leuleu ; le jour, la nuit, on n’a pas débridé. Le Pamir était au diable vauvert dans le bassin d’Arenc, et toute la camelote était pour Moudros : des voitures, des vivres, des obus, des canons, des chaussures, de tout, je te répète.
Ça tombait comme ça arrivait, et il fallait que j’arrime tout. Tu vois comme c’était facile. Fourgues n’a pas cessé d’écumer, disant que, si on trouvait du mauvais temps, toute la cargaison se mettrait à danser. Mais on l’a prié de se taire, et proprement ! Il y a eu un train qui est arrivé avec des caisses pour Milo. On avait dû se tromper et ce n’était pas pour le Pamir, mais pour un autre bateau. Ça est arrivé vers minuit, la deuxième nuit, et j’ai dit au contrôleur militaire qu’il devait y avoir erreur. Qu’est-ce que j’ai pris ! Il m’a attrapé comme une morue, disant que : Moudros, Milo, et toute la boutique, c’était l’Orient, qu’il avait ordre de mettre dans le Pamir tous les trains qui arrivaient et que je n’allais pas faire retourner celui-là, alors qu’on était déjà en retard. En voilà un qui ne doit pas trop savoir ce que c’est que la géographie. Moi, j’ai embarqué les affaires pour Milo, puisque le bonhomme de la guerre m’en donnait l’ordre. J’ai raconté ça à Fourgues le matin, et il l’a dit au type de la marine qui est venu pour nous donner les ordres de route. Alors le type de la marine s’est mis en colère, et a dit que nous étions trop andouilles d’embarquer des affaires pour Milo quand tout le fourbi était pour Moudros. L’autre de la guerre était parti pour prendre son café. Celui de la marine l’a cherché, et ils se sont dit des gentillesses. Enfin, il a été entendu que le Pamir s’arrêterait en route à Milo et y débarquerait ses caisses pour Milo et puis qu’il irait après à Moudros. On boucle les cales, on met en place les panneaux et l’on était prêt à démarrer du quai, quand arrive un autre train avec douze caisses d’avions, qui s’arrête devant nous. Le sous-officier convoyeur saute à bord et demande le commandant :
— C’est vous le Pamir ?
— Un peu, dit Fourgues.
— Eh bien ! voilà douze avions que vous devez prendre.
— Ça, mon vieux, vous les mettrez à la remorque si vous voulez, mais quant à prendre douze avions à bord c’est midi passé, nos cales sont pleines.
— Pas du tout. Voilà deux jours que j’attends à Miramas et j’ai reçu cette nuit l’ordre d’embarquer les douze avions sur le Pamir. C’est de première extrême urgence.
— Ah ! oui, et depuis quand est-elle partie de Paris votre première extrême urgence ?
— Depuis vingt-trois jours !
Qu’est-ce que tu veux, mon vieux, ça vous désarme des coups pareils ! Quand Fourgues a entendu que ce pauvre bougre était depuis vingt-trois jours avec douze avions sur les bras sur les grands chemins de France, il a dit qu’il allait essayer de prendre ce qu’on pourrait. Nous avons pu en caser six, trois devant, trois derrière. Ce sont des petits monuments de caisses et quand ça se trimballe au bout du treuil, il faut veiller à ne pas recevoir un coin dans la mâchoire ! Et puis, pour arrimer ça ! Il y avait juste la largeur, et on a fourré des ficelles par-dessus pour les amarrer à bâbord et à tribord. Elles montaient jusqu’à la passerelle, les caisses. Mais le bonhomme de la guerre est revenu à la charge et a dit que, puisque le Pamir avait ordre de prendre douze caisses, il fallait embarquer les six qui restaient, quitte à faire une deuxième rangée au-dessus de la première. Alors Fourgues a lâché la grande bordée ; il a sorti des jurons que je ne connaissais pas encore, mais qui sont bien, je te le garantis. Il a dit que son bateau était plein comme un œuf, que ce n’était pas l’habitude d’empiler de la cargaison jusqu’au haut des mâts ; qu’il avait besoin d’y voir pour naviguer ; qu’il n’était déjà pas sûr que les six premières caisses ne ficheraient pas le camp à l’eau au premier coup de tabac, et que les six autres iraient peut-être là-bas par la voie des airs, mais sûrement pas par le Pamir. Là-dessus il a donné l’ordre d’appareillage et l’on s’est cavalé, pendant que les trois citoyens, le convoyeur, le militaire et le marin, s’attrapaient comme des putois sur le quai.
Heureusement qu’on n’a pas eu le gros mauvais temps de Marseille à Milo. Rien que du roulis et du tangage ordinaires, juste assez pour nous donner la frousse sur l’arrimage de la cargaison. On entendait des bruits sourds de colis qui se promenaient dans la cale, et il doit y avoir de la camelote dans un bel état. On n’a pas encore ouvert…, mais ce sera du propre, et c’est nous qui serons empoignés. Mais Fourgues fera de la musique, car il n’aime pas encaisser quand c’est la faute des autres. Je ne sais pas trop comment seront les avions emballés dans les caisses. Comme elles étaient sur le pont, elles avaient de grands mouvements, et nous avons eu beau raidir les ficelles d’amarrage, les caisses se promenaient un peu et ça faisait « boum » à chaque coup de roulis.
A Milo, personne n’a voulu débarquer nos colis qu’on avait pris sur le mauvais train, parce que le chef de l’unité militaire à qui ils étaient destinés et qui devait se trouver là était parti depuis plusieurs jours. Nous n’avons pas encore pu savoir où il faudra le trouver. Dire que c’est tout le temps la même chose ; il y a de quoi rager. Sur cette rade de Milo, il y avait un tas de navires de guerre, français, anglais, russes et italiens, parce qu’il paraît qu’on est prêt à bondir sur les Grecs s’ils continuent à continuer. Les Anglais, qui sont arrivés les premiers, n’ont pas fait long feu pour installer les filets et un barrage contre les sous-marins. C’est très gentil de dire, dans les journaux et à la tribune, que les sous-marins n’existent pas… mais il vaut mieux prendre des précautions, parce qu’ils commencent à caramboler des bateaux un peu partout. Fourgues dit qu’il aurait préféré avoir eu tort, mais que tout ce qu’il pensait commence à se réaliser sur mer, et que c’est fichant d’avoir été Cassandre à ce point-là. Pendant ce temps, le Pamir continue à ne pas avoir la T. S. F. ni des canons, ni rien pour se protéger contre les sous-marins. Il n’est pas seul. A Milo et à Moudros, où nous sommes maintenant, il y a sept ou huit bateaux sur dix qui n’ont pas la T. S. F., et je te prie de croire qu’il faut entendre les commandants et les officiers de ces cargos-là. Mais qu’est-ce que ça peut faire tout ce qu’ils disent et qu’ils pensent ? On sait bien qu’ils marcheront toujours. S’ils sont culbutés par un sous-marin, on mettra dans le journal : « La piraterie boche. — Tel bateau a été coulé. Il ne transportait pas de personnel militaire. »
Tiens ! c’est trop idiot la manière dont on conduit les affaires de mer.
Le Pamir est allé tout droit sur Moudros. Il n’a rien débarqué du tout. Tu ne peux pas avoir une idée du déballage qu’il y a dans tout le pays. On évacue partout. Adieu Constantinople et la fin de la Turquie ! Adieu Gallipoli, les Dardanelles, la côte d’Asie ! Adieu tout ! Tout ça s’en va à Salonique, le matériel et le personnel qui n’a pas claqué ! On va sauver la Serbie s’il n’est pas trop tard. Suvla est vidé. Les Anglais y ont laissé des millions de matériel auquel ils ont fichu le feu. Seddul-Bahr, Kum-Kalé, on emballe tout pour former une armée d’Orient, et ce n’est pas trop tôt qu’on ait pensé à mettre du monde à Salonique, sans quoi je me demande où les Boches se seraient arrêtés. Il paraît que c’est une idée de notre Président du Conseil. C’est rudement chic qu’il ait mis le doigt là-dessus, car il y a plusieurs mois que l’affaire des Dardanelles était cuite. Avec une armée à Salonique et une armée franco-anglaise, on empêchera les Boches de descendre. Qu’est-ce qu’ils pourraient nous embêter en Méditerranée s’ils avaient la Grèce et le Péloponnèse, je me le demande. Mais tout ça c’est encore de la politique.
Le Pamir attend à Moudros. On prend tous les bateaux vides pour évacuer à tour de bras. Nous, nous sommes pleins comme une huître, et on nous laisse ici parce que toute la place est prise à Salonique. Où est-ce que nous pourrons bien débarquer notre marchandise, nos avions, notre boustifaille ? Je n’en sais pas plus long que toi. Ce qu’il y a de certain, c’est que rien de ce que nous avons pris à Marseille n’arrivera à destination. Oh ! cela pourra toujours servir à l’un ou à l’autre, mais tout est chambardé dans ce pays-ci et tout ce que le Pamir pourra faire, c’est de débarquer nos cales sur le quai où on lui dira, sans s’occuper de ce que ça deviendra. Tout ça, mon pauvre vieux, n’est pas très gai.
Combien de temps va-t-on rester ici ? Fourgues se démène, mais cela n’avance à rien. Les autres bateaux vont et viennent, le Pamir ne reçoit pas d’ordres. Je souhaite qu’il aille à Salonique, histoire de voir ce qui se passe de ce côté-là. Mais depuis le début de la guerre rien n’est arrivé de ce qu’on attendait. Alors, je m’en contrefiche, aussi longtemps que je ne vais pas à La Rochelle.
Au revoir, vieux, j’ai reçu ta dernière de Bizerte où l’Auvergne était au bassin. Tu me racontes pas mal d’histoires de l’armée navale. Je voudrais bien te dire ce que j’en pense, mais un bateau va partir pour Malte et je vais lui passer cette lettre-ci. Tout ce que je peux dire, c’est qu’il me semble que cela ne va pas plus fort sur les navires de guerre que sur les patouillards genre Pamir. Dieu veuille que sur terre, et dans la politique, et dans la diplomatie ils soient plus malins que nos chefs de mer ! Ce qui me console, c’est que les Allemands sont encore plus courges que nous ; sans quoi étant donnés leur préparation et nos ratés du début, il y a longtemps qu’ils auraient dû nous boulotter. Ne l’ayant pas fait, ils n’y réussiront plus. Sur cette pensée consolante je te souhaite la bonne année et j’espère que nous nous verrons en 1916. Je t’embrasse.