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L'odyssée d'un transport torpillé

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Alexandrie, 12 février 1915.

Mon cher ami,

Je te demande pardon d’être resté si longtemps sans t’écrire, pas même la bonne année. Tu sais pourtant que j’ai pensé à toi, mais, vrai de vrai, on n’a pas eu le temps de moisir. Si je me rappelle, on était à Cardiff à ma dernière lettre, et l’on croyait repartir pour le canal d’Otrante. Mais on a reçu contre-ordre. La flotte anglaise a besoin d’un tas de charbonniers dans la mer du Nord, et elle en manque. Au début de la guerre, ils ont dit que leur devise serait : « Business as usual[5] », et les youms ont laissé les patouillards continuer le commerce pour ne rien déranger. Comme ça se tire en longueur, ils ne peuvent plus assurer le ravitaillement partout. Bref, le Pamir est parti pour le Sénégal, le Togo et le Cameroun, où il y a une escadre franco-anglaise qui avait besoin de charbon.

[5] Les affaires comme à l’ordinaire.

Ça s’est bien passé au départ, mais au cap Finisterre, on a pris un coup de tabac. Le Pamir était plein jusqu’à la gueule, et il rentrait dans la plume, fallait voir. On a été lavé pendant trente-six heures. Le malheur c’est que l’arbre s’est remis à faire des siennes, et qu’on a vu le moment où le manchon réparé à K*** allait nous fausser compagnie en pleine tempête. Fourgues a réduit tant qu’on a pu, juste pour ne pas tomber en travers à la lame, et il est allé à Cadix pour mettre en place les colliers faits par Muriac. Ça n’a pas marché sur des roulettes, la réparation, parce que mes hommes n’y entendent goutte, et moi guère plus. On a profité de l’escale pour faire de l’eau et des vivres. Vrai, ce n’est pas drôle d’être Français en Espagne. Partout, on nous lançait des yeux et on nous ricanait dans le dos. Les Boches sont bien installés ; leur gouvernement les soutient, tandis que Fourgues a plutôt été mal reçu. Et puis tous les Français ont été rappelés à la mobilisation ; il n’y a plus personne pour nous représenter. Toutes nos affaires sont à vau-l’eau. Les Boches en profitent ; ils préparent la fin de la guerre, et sérieusement. Il ne faut pas croire qu’ils restent tous là. Il y a des gros bateaux qui partent, de Barcelone ou d’ici, remplis d’Allemands qui vont en pays neutre, et de là, en Allemagne. Ça ferait une belle rafle si on leur courait après. J’espère que tu me diras si on en a pris. Tu dois le savoir ; moi je sais pas grand’chose. On a assez affaire à bord, et les journaux disent des bêtises. D’ailleurs, une fois parti d’un patelin, on pense à autre chose ; mais il n’y a qu’à se promener sur les quais pour voir les bateaux qui sortent avec les Boches. Avec un informateur, la France saurait l’heure et le jour du départ, et un navire de guerre les cueillerait au sortir des eaux espagnoles.

Puis le Pamir est descendu jusqu’à Dakar. Il a fait toute la côte, Gorée, Sierra-Leone, Porto-Novo, en laissant du charbon un peu partout, des fois à des canonnières, des fois à un croiseur ou à quai. Ça me rappelait les vieux voyages de commerce, où l’on fait des bouts de traversée de port à port, qu’on débarque trois tonnes et qu’on prend cent barriques. Seulement, là, rien à faire pour la marchandise. Partout il y avait des ballots, des régimes de bananes, de l’ivoire à prendre, est-ce que je sais ? Fourgues se rongeait les sangs de voir tout cela moisir, alors que le Pamir avait de la place de quoi ramasser toute la côte. Mais il avait beau demander, partout on a refusé, parce qu’il est au service de l’État. On est revenu à vide. Rien qu’avec les bananes on aurait payé le retour. Tout ça ira en port neutre, et de là je sais bien où. On a vu pas mal de monde là-bas qui demandait les nouvelles et les détails. Les confitures de Fourgues et le marc y ont passé, parce qu’il invitait les pauvres diables qui s’ennuyaient. Il y en a qui avaient trois ou quatre ans d’Afrique et c’était leur tour de rentrer au pays. Ils sont obligés d’y rester. D’ailleurs, il paraît que ça va bien, et que le Togo et le Cameroun ne feront pas long feu. Mais les Boches avaient préparé leur coup de longue main, car on a trouvé au fin fond de la brousse des canons et des mitrailleuses dernier modèle et des tas de munitions. Malgré ça, tout le monde dit que le pays sera bientôt purgé, et ça fera toujours deux belles colonies de moins pour eux. Les Anglais leur ont pris pas mal de bateaux, et les officiers de leur marine à qui on a causé disaient que ça ferait un beau magot de part de prise. Quand on leur a dit que chez nous, depuis la guerre, on avait supprimé les parts de prise, les gratifications et tout, ils ont cru qu’on leur racontait des histoires. Comme ils disent, toute peine mérite salaire, et on se grouille un peu mieux quand il y a une récompense au bout. Il y en a même un qui nous a dit que nous étions des jobards, et que nous serions obligés d’y revenir. Fourgues a voulu le ramasser, mais ce n’était pas de bon cœur, parce qu’il m’avait déjà dit qu’il pensait la même chose.

En repassant à Dakar, on nous a donné l’ordre de toucher à Casablanca pour y attendre des instructions ; nous avons cru que ça allait refaire comme en août. Pas du tout. Il y avait là deux mille tonnes de céréales destinées au Monténégro, qui claque du bec. On les a embarquées avec des barcasses comme les meubles des Boches, seulement c’était un peu plus calé. En plein décembre, il y a quelque chose comme levée. Je passais mon temps à me dire : « Ça y est, cette barcasse chavire dans la barre », et puis elle passait. Ils connaissaient le truc, les bicots. Fourgues était content d’avoir quelque chose dans le ventre du Pamir et de ne pas partir sur lest. Il avait peur qu’on ne nous envoie pas au Monténégro.

— Tu vas voir, petit, qu’on va nous faire débarquer tout ça et retourner au charbon.

Il n’aime pas le charbon, parce qu’il dit que quoique ça tienne les dents propres et soit bon pour l’estomac, on ne peut pas avoir de chemises et de mouchoirs propres. Mais on nous a envoyé à Oran, pour compléter le chargement avec des chaussures, des couvertures, et toutes sortes de matériel d’habillement. Il faut qu’ils soient rudement sur la paille, au Monténégro.

Enfin, le Pamir a passé quelques heures à Bizerte pour prendre de l’essence pour l’armée monténégrine. Tout ça nous a pris du temps, quoiqu’on n’ait pas moisi dans les ports, et dans la plus mauvaise saison de l’année. Je n’aurais jamais cru que la Méditerranée soit si mauvaise. C’est pire que l’Atlantique et les mers de Chine. Pluie ou vent, vent ou pluie, et une mer hachée tout le temps. Fourgues encaisse ça et se paye ma tête.

— Eh ! petit ! Tu vois qu’on a tort de chiner le Midi. La Méditerranée, vois-tu, c’est grand comme une tasse, mais il faut être malin pour la traverser en long, en large, sans recevoir quelque saleté. Tiens, regarde celle-ci, et celle-là !

Qu’il y ait des lames plus hautes que la cheminée là où elles ont le temps de prendre du champ, je comprends, mais trouver ça en Méditerranée, ça me passe. Toi, mon vieux, tu es tranquille dans ta tourelle, mais la passerelle du Pamir n’est pas souvent sèche.

Le rendez-vous était à l’ouest de Fano, à dix milles, et le Pamir y est arrivé vers midi. De loin, nous nous sommes demandé ce qui pouvait bien arriver. On pensait voir un contre-torpilleur, peut-être un croiseur, et vous étiez cinquante ou soixante bateaux. On voyait la fumée à trente milles, et il arrivait tout le temps d’autres bateaux. C’est la première fois que je voyais l’armée navale au grand complet, tous les cuirassés, croiseurs et torpilleurs. Il n’y a pas à faire le malin, ça a de l’œil. J’ai cherché ton Auvergne, mais elle n’était pas là. Qu’est-ce que tu faisais ? Ça m’intéressait tellement de voir les signaux à bras, les pavillons et tous les canots qui allaient d’un bateau à l’autre, que j’ai oublié de t’écrire un mot pendant la demi-heure qu’on est resté stoppés dans le tas. Je me demandais ce que vous faisiez tous là, arrêtés sans rien faire, et ce n’est qu’à la fin que j’ai vu le courrier, que me cachait un grand croiseur, et j’ai compris pourquoi il y avait tant d’embarcations à courir. Ça ne fait rien, il n’a pas peur, l’amiral, de rester là en plein jour, tous ensemble, sous le nez des Grecs.

Dès qu’on a été stoppé, un vapeur est venu prendre Fourgues et l’a conduit à bord de l’amiral, où il n’est pas resté quinze minutes. Quand il est revenu, il a grimpé l’échelle au galop.

— En route, petit, tout de suite, cap au Nord. Mets-toi derrière ce contre-torpilleur pendant que je vais ouvrir mes ordres.

Il est allé lire son enveloppe cachetée et je suis passé tout seul, fier comme un caban derrière mon contre-torpilleur, au milieu de tout votre acier. Tout de même c’était un peu vexant de n’avoir pas su qu’on tomberait sur le courrier. Toi, passe encore, mais ils auront cru que j’étais noyé au pays ; ils sont restés au moins un mois sans lettre.

Quand Fourgues est arrivé sur la passerelle, j’attendais qu’il me raconte, et je commence :

— Eh bien ! commandant ?…

— Marche toujours, petit !

Il va se coller près du taximètre en tapotant la rambarde, le sourcil froncé. Je voyais bien qu’il y avait un cheveu, mais c’était pas la peine de s’en mêler. C’est moi qui aurais écopé, tandis que comme il n’a plus que moi à qui parler, j’étais sûr que ça sortirait avant peu.

Il est redescendu et a donné des ordres pour doubler la veille, deux hommes devant, un derrière. Puis il a dit que tant qu’on remonterait et qu’on descendrait l’Adriatique, c’est lui et moi qui ferions le quart en chef, que les autres nous doubleraient, sauf pendant les repas qu’on continuerait à faire ensemble, mais dans la chambre de navigation. Après, il est resté à ruminer sans dire pipe jusqu’au dîner.

Moi je n’ai pas ouvert le bec. Je commençais à être épaté de voir cette tête à Fourgues au moment de faire quelque chose d’intéressant. Il est plutôt casse-cou. Enfin il a éclaté :

— Il faudrait tout de même qu’on s’entende. Sais-tu ce qu’ils m’ont demandé, petit, sur ce cuirassé-là ?

Pas de danger que j’ouvre la bouche.

— Eh bien ! ils m’ont demandé pourquoi je n’ai pas la T. S. F., et pourquoi je n’ai pas un tonneau de vigie à la pomme du mât, et si j’ai une colonne de signaux lumineux, et comment je communiquerai la nuit avec eux et avec le contre-torpilleur, et pourquoi par-ci, et pourquoi par-là. Ils n’ont qu’à donner des ordres, bon Dieu de bois ! Je ne demande pas mieux qu’on le grée de tout les apparaux de la création, le Pamir, avec des chaudières neuves et un arbre entier par-dessus le marché. Mais tu vois ça, toi, d’avoir l’air de m’attraper !… Je ne suis pas un cuirassé, moi… Alors, j’ai demandé à mon tour à celui qui me posait encore une colle, un frégaton : « Et vous, qu’est-ce que vous faites là stoppés ? Vous attendez une torpille ? » Il s’est fichu à rire. Il a appelé les autres et ils m’ont regardé comme une bête curieuse. Il y en a un qui a daigné m’expliquer. Les sous-marins c’est pour la défense des côtes. Jamais ils ne descendront jusqu’à Fano. Il ne faut pas se faire des épouvantails ; on peut naviguer tranquille. Là-haut, peut-être, il faudra ouvrir l’œil, mais au large, quelle bonne blague !… C’est tout de même un peu fort de croire que Fourgues a peur… Je ne sais pas ce que je leur aurais dit, mais l’amiral est arrivé :

«  — Ah ! c’est vous le commandant du Pamir qui allez au Monténégro ! Vous avez plus de veine que moi ; vous n’avez pas peur au moins ? »

« J’allais lui répondre, moi, mais il est parti sans même attendre, et dès qu’on m’a donné mon pli cacheté je suis rentré dare-dare. Ici je sais ce que je fais, et personne ne m’apprend ma leçon. Qu’il me la donne la T. S. F., voilà dix fois que je la demande à l’armateur et chaque fois il me regarde comme si je lui demandais la lune. Ah ! et puis, j’oubliais, à la coupée, il y avait un petit lieutenant de vaisseau. Je lui demande ce que j’ai à faire si je vois un sous-marin, et si c’est avec mes deux poings que je lui répondrai. Celui-là encore m’a regardé comme un phénomène, et puis il a haussé les épaules et s’en est allé rire avec les autres. Non ! mais vois-tu ça, petit ?

Ça lui faisait du bien à Fourgues de s’être soulagé. Il a allumé sa pipe et a avalé un verre de rhum, du bon des Antilles.

— Va te coucher, petit, et tâche de bien dormir jusqu’à minuit, parce que demain ce n’est pas la peine d’y compter. Nous allons à Antivari, on arrivera à la nuit. On repartira au jour, et il faudra que toute la camelote soit envoyée à terre. Heureusement, les nuits sont longues. Ils verront bien si le père Fourgues a du jus de navet dans les veines.

C’est pas très folichon de remonter la côte d’Albanie. Il y a autant de végétation que sur ma main, et quand le vent se met à dégringoler de là-haut, ce n’est pas pour rire. Nous avons attrapé un de ces coups de bora, à arracher les mâts de leurs emplantures… Je ne sais pas comment le contre-torpilleur a fait pour ne pas chavirer. Chaque fois qu’on pouvait le voir entre deux lames, il était couché à droite ou à gauche. Quant au Pamir, il en a tant vu que ça ne lui enlève même plus de peinture, il n’en reste plus.

En serrant la terre, on est arrivé au lendemain soir devant Antivari. Le torpilleur toujours devant montrait le chemin. Le vent était tombé, mais ce n’était pas fameux, et puis pas un lumignon. Fourgues est rentré là dedans comme en plein jour, et on ne voyait ni la côte, ni le wharf. Tu aurais cru qu’il entrait dans le bassin de l’Eure, au Havre, avec remorqueur devant et derrière.

Il y avait tout de même du monde sur le wharf, des Monténégrins qui ont reçu les amarres et ne les ont pas tournées trop bêtement. Le Pamir a pu se déhaler dessus, et l’on n’a rien cassé en accostant. Comme des diables, les indigènes ont sauté à bord. Dans leur charabia, ils ont dû demander à manger, car dès qu’on a sorti le premier maïs, ils se sont jetés dessus et en ont rempli leurs poches.

Comme travail de nuit, je te recommande ça. Défense d’allumer un lampion, défense de faire marcher les treuils, défense de crier. On jetait par-dessus bord sur le wharf sans savoir où ça tombait. Tant pis pour qui était dessous. Ceux qui étaient à terre crochaient dedans comme ils pouvaient, et tiraient ça dans les hangars ; essence, chaussures, couvertures, sacs de maïs, tout ça déballait. On n’a tué personne, je me demande comment on a fait, même pas les avions autrichiens qui sont venus à deux heures du matin et ont lâché quatre ou cinq bombes. Elles ont éclaté tout autour, sauf une qui est tombée dans le maïs sans sauter, et que Fourgues a jetée à l’eau comme si ç’avait été un bout de cigarette. Seulement, dès qu’ils ont entendu les avions, tous les indigènes se sont trottés comme des lapins, et il n’y a pas eu moyen de les faire revenir : en voilà qui aiment la nourriture toute servie. Le contre-torpilleur nous a envoyé du monde, et pourtant ils devaient avoir envie de dormir, après le métier de chien de ces derniers jours. Ils ont quand même arraché ça comme si c’était pour eux. C’est ce qu’on appelle tirer les marrons du feu. A cinq heures du matin, les cales étaient vidées, raclées, et le Pamir a filé sans demander son reste. Le contre-torpilleur est resté là, parce qu’il avait reçu un radio pendant la nuit, et il est parti pour rôdailler dans les environs. Nous avons redescendu l’Adriatique sans être convoyés ni rien ; si un mouille-ciel avec une carabine nous avait tiré dessus, on était bel et bien prisonniers, et ça aurait eu l’air fin. Fourgues grommelait, disant que tout de même un bateau de trois mille tonnes est bon à prendre et que la France n’en est pas si riche pour les larguer comme cela dans les eaux ennemies. Et puis on n’avait pas d’ordre, et Fourgues se demandait s’il fallait retourner à Cardiff, ou à Toulon, ou quoi. Bref, la vie n’était pas drôle sur la passerelle. Pour comble de bonheur, une tête de bielle se met à chauffer. Il a fallu réduire jusqu’à trois nœuds et arroser avec des seringues ; on aurait eu le temps d’être coulés dix fois. On a mis cinquante heures pour redescendre, avec du gros temps sur le nez. Fourgues voulait passer à l’intérieur de Corfou pour trouver du calme et mouiller si la bielle ne voulait pas refroidir ; mais comme on allait s’engager dans la passe Nord de Corfou, toute une escadrille de torpilleurs nous arrive dessus et nous fait signe de passer par le large. « Les bateaux français, a crié l’un des porte-voix, ne doivent pas aller en eaux grecques. » Pourtant le Pamir n’est pas un navire de guerre.

L’autre a continué à causer. Il paraît que toute l’armée navale a cru que le Pamir était coulé ou torpillé, et qu’on nous cherche partout depuis vingt-quatre heures. Le contre-torpilleur qui était avec nous à Antivari avait reçu l’ordre de redescendre et de tâcher de nous trouver pendant que d’autres remonteraient en rideau. Notre compagnon qui était parti en recherche à toute vitesse nous a dépassés, comme tu penses, sans nous voir, puisque nous avions longé la terre pour trouver de l’abri, et il a reçu le matin, par T. S. F., un savon de première du commandant en chef. Ça a un peu ennuyé Fourgues de savoir ça :

— Et puis, tant pis ! — a-t-il conclu, — s’ils nous mettaient la T. S. F., ça n’arriverait pas !

On nous cherchait aussi pour nous dire d’aller à Alexandrie, où nous sommes arrivés avant-hier. Nous ne savons pas encore pourquoi, mais je crois que c’est à cause d’une expédition du côté de Constantinople. Fourgues est assez content, parce qu’il dit que ce sera drôle de mouiller en vainqueur là où il a mouillé des milliasses de fois avec de la camelote. Pourvu que ça soit vrai ! Il passe son temps maintenant à me raconter le Bosphore, les détroits de la mer Noire, que je n’ai jamais faits.

Il dit qu’avec du cran, l’affaire est possible, qu’il faut surprendre et ne pas s’arrêter, et qu’en trois jours les Turcs sont cuits. « Seulement, ajoute-t-il, c’est pas tout de dire qu’on y va, il faut y aller. » En attendant, on se repose. Les Anglais sont très gentils et je t’assure qu’on ne se fait pas de bile à Alexandrie. L’équipage en profite. Il y a eu un peu de nez sales, mais Fourgues ferme les yeux puisqu’ils ont travaillé d’arrache depuis trois mois, et que c’est la première fois qu’on déboucle le ceinturon. Moi je me suis mis à faire du courrier, comme tu vois. Mais je voudrais avoir des livres. Depuis le mois d’août je réfléchis beaucoup, surtout que Fourgues me fait voir qu’il y a des tas de choses que je ne sais pas. Avant je ne lisais guère que le journal, mais il me faudrait quelque chose de plus sérieux, rien que pour tenir la conversation avec Fourgues. Envoie-moi une liste, vieux frère, sur la marine et l’histoire d’Europe, et puis des choses classiques. J’achèterai ça en France. Si tu ne m’en veux pas de t’avoir abandonné si longtemps, envoie-moi un paquet de livres que tu auras finis et dont tu n’as pas besoin.

A cause de la nouvelle année, je t’embrasse.

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