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L'odyssée d'un transport torpillé

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Argostoli, 16 décembre 1916.

Mon vieux copain,

En allant de Marseille à Salonique, avant d’arriver à Matapan, le Pamir a été torpillé, canonné et raté par un sous-marin boche. Au fond, on s’en ficherait d’être envoyé par le fond si l’on pouvait répondre et si toutes les précautions étaient prises. Quand un poilu reçoit une balle à l’assaut et qu’il a le temps d’y voir avant de mourir, il sait que les copains vont arriver au but, et ça lui donne du cœur au ventre au moment de larguer son bout. Mais nous, mon vieux, ce n’est pas notre faute ni celle du sous-marin si je t’écris aujourd’hui. Il y en a qui ont la guigne, d’autres qui ont la veine et puis ça colle ! C’est au petit matin entre chien et loup, pendant mon quart, qu’on a commencé à recevoir des dragées. Il faisait un de ces petits temps du jugement dernier et moi je regardais les rouleaux de houle qui faisaient plouf sur l’étrave et qui s’en allaient couverts d’écume. Tout à coup, voilà des colonnes d’écume qui grimpent comme des aigrettes, par bâbord à environ trois cents mètres et qui montaient aussi haut que des cheminées. Zut que je me dis ! on est près des cailloux et c’est la mer qui brise. J’envoie la barre à droite et vais regarder la carte. Ah ! ouat ! il n’y avait pas plus de cailloux marqués dessus que dans le blanc de mon œil. Alors, j’ai remis en route après avoir fait prévenir Fourgues qu’il y avait quelque chose de drôle sur mer, et comme il arrive sur la passerelle, une gerbe d’obus nous tombe à vingt mètres par tribord.

Il n’y avait plus à chiquer, c’était un sous-marin qui nous seringuait, et nous les bras croisés sans pouvoir répondre ! D’ailleurs, on aurait été bien en peine, car nous étions restés près de dix minutes sans savoir ni d’où, ni de qui ça pleuvait. Le Pamir roulait comme une brute et il y avait un clapotis aux petits oignons. C’est ça qui a dû gêner le sous-marin, parce que les coups tombaient devant, derrière, à droite et à gauche.

Enfin, pendant un peu de calme, on a perçu des flocons de fumée au diable bouilli à trois ou quatre milles devant, et les embruns qui déferlaient sur le Boche. Alors on lui a tourné le dos et on a taillé dans la plume comme on a pu à toute vitesse. Je ne peux te dire tous les tonnerres de Dieu ! qu’a lâchés Fourgues ! Je ne les ai pas comptés ! Il trépignait et s’arrachait le bouc :

— Tu le vois, ce bougre-là ! qui nous refile ses pruneaux, et nous qui nous taisons comme des eunuques ! Et puis d’ailleurs, même si l’on nous avait mis des canons, ça serait des sarbacanes ou des chalumeaux de cocktail, et l’on ne pourrait pas tirer à plus de quatre à cinq mille mètres. Regarde-le, il est au moins à sept mille mètres, et il nous rate à cause de la houle. S’il faisait beau, tu parles qu’on y serait déjà passé !

Au bout d’un quart d’heure, on avait compté environ quarante obus, et le sous-marin s’est arrêté de gaspiller ses pastilles. Mais il nous a foncé dessus à toute vitesse et tu peux croire, vieux, qu’il nous gagnait mains sur mains.

Le Pamir, chargé à trois mille cinq cents environ, s’écrasait dans les creux comme un cul de plomb, et ne devait pas donner plus de sept nœuds à tout casser et en démolissant tout sur le pont. Le Boche filait là dedans comme un anchois. Il avait dû fermer ses panneaux, et tu penses s’il se moquait d’encaisser la houle par-dessus, lui qui est fait pour naviguer avec de l’eau tout autour. Il devait bien gagner trois ou quatre nœuds sur nous, car après trois quarts d’heure de chasse il n’était plus qu’à mille mètres. Alors, nous l’avons vu ralentir un peu et ouvrir les panneaux et il y a des canonniers qui sont venus tirer de dessus le pont. Les deux premiers coups ont tombé vingt mètres court et cinquante long. Fourgues s’est dit que le troisième nous rentrerait dedans et il a mis la barre à gauche toute en grande vitesse pour dévier le tir. Juste à ce moment arrive une lame qui fait cuiller, nous secoue à croire qu’on faisait la pirouette ; tout ce qu’il y avait sur le pont se met à trimballer et bloque la drosse bâbord. Plus moyen de gouverner. Le Pamir continue à faire son tour sur la gauche ; seulement, il ne tournait pas vite à cause de la grosse mer, et le sous-marin a cru sans doute que c’était pour le charger qu’on mettait le cap sur lui. Alors les canonniers boches se sont vite cavalés dans les panneaux qu’ils ont fermés, et le sous-marin a plongé dare-dare. Après ça, bernique pour rien voir. Pendant que notre équipage déhalait sur les caisses du pont pour dégager la drosse, le Pamir continuait à tourner en rond comme une bourrique de chevaux de bois et à rouler et à tanguer sans s’arrêter. Le sous-marin a dû s’approcher, car on a vu deux sillages de torpilles, l’un devant à trente mètres, l’autre qui a passé derrière. La deuxième était bien pointée et arrivait droit sur nous qui ne pouvions remuer pied ni patte, rien que faire le signe de croix et penser à sa famille, mais cette torpille ne devait pas être réglée très profond, vu que le Pamir n’est pas cuirassé et qu’un trou à la flottaison suffit pour le faire basculer ; alors une lame creuse a attrapé la torpille et l’a fait sauter en l’air comme une carpe, à cent mètres de nous, et l’a renvoyée dans l’eau à angle droit de son parcours, ce qui fait qu’elle a passé derrière et qu’on a dit ouf !

Le Boche a dû être dégoûté de perdre en une heure deux torpilles et pas loin de cinquante obus sur un bateau qui faisait bouchon ; il a remonté en surface à environ deux ou trois mille mètres sans plus rien nous envoyer, et a pédalé sur une autre barque qui venait de l’Ouest, le Worthminster, un grand patouillard anglais chargé de munitions, qui avait fait escale à Marseille et en était sorti à la même heure que nous, mais qui avait un peu perdu de vitesse sur le Pamir et que nous avions perdu de vue la veille au soir. Je crois que le Worthminster y a passé, car il n’est pas arrivé à destination à Salonique. Nous avons demandé les nouvelles à Salonique, mais c’est motus partout, et l’on saura la semaine des quatre jeudis si les copains du Worthminster donnent à boulotter aux crabes.

Tu penses si Fourgues a fait de l’orchestre parce que le Pamir ne pouvait pas envoyer de radiogramme au Worthminster, qui avait la T. S. F. qu’on avait vue à Marseille. Voir un sous-marin courir sur un frère et ne pas pouvoir dire : « Retourne à l’Ouest ! voilà des obus et des torpilles qui arrivent ! » Avoue qu’il y a de quoi en râler. Si encore notre drosse avait été disponible, Fourgues aurait couru après le Boche au risque d’encaisser des pruneaux, mais le Worthminster aurait vu l’affaire et se serait débiné. Seulement, il a fallu deux heures pour dégager la drosse et la réparer et finir de tourner en rond. Alors Fourgues a continué sa route en hissant les signaux qu’il avait vu un sous-marin boche vers Matapan, et tous les bateaux qu’on a rencontrés ont gagné au Sud. Quant à ceux qui venaient après nous, ils se sont fait déquiller sans qu’on ait pu rien leur dire !

A Salonique, les autorités maritimes ont posé à Fourgues cent mille questions sur cette aventure. Comme le Pamir n’avait reçu aucun coup dans le ventre ni dans les œuvres mortes, on a voulu faire dire à Fourgues qu’il avait rêvé, et qu’il n’avait pas vu plus de sous-marin que dans le creux du coude. Fourgues était tellement en rogne qu’il ne s’est même pas mis en colère :

— Ça va bien, — qu’il a répondu. — Puisqu’il faut faire la preuve qu’on a vu un sous-marin en se faisant envoyer par le fond, la prochaine fois je stopperai et j’attendrai ; peut-être qu’on me croira. En tout cas vous pouvez avoir des confirmations par le Worthminster qui…

Les autres ont tiqué au nom du Worthminster, ce qui nous fait croire qu’il a trébuché, mais on n’a pas voulu nous donner de tuyaux. On a seulement questionné Fourgues :

— Pourquoi n’avez-vous pas prévenu le Worthminster ?

— Pas de T. S. F.

— Pourquoi n’avez-vous pas couru après le sous-marin ?

— Drosse engagée et avariée.

— Pourquoi n’avez-vous pas attaqué le sous-marin ?

— Pas de canons et une mer démontée.

— Pourquoi n’avez-vous pas hissé des signaux au Worthminster ?

— Il était à l’horizon, il pleuvait. On n’aurait pas vu un pavillon à cinq cents mètres.

Et patati et patata. Fourgues est parti tout court en laissant son papier écrit, en disant que puisque c’était les gens qui trinquent qui se font attraper, et les reste-à-terre qui leur cherchent des poux dans la tête, il s’en lavait les mains et laisserait errer les sous-marins la prochaine fois pour que le compte soit réglé et qu’on n’en parle plus. Mais ça, mon vieux, c’est de la mauvaise humeur du moment, et il n’a pas plus envie que moi que le Pamir aille baliser le fond de l’eau. Pendant qu’on débarquait notre matériel pour l’armée d’Orient, il y avait pas mal de cargos sur rade, et un jour Fourgues a invité à déjeuner tous les commandants des cargos. Comme il est très populaire, on s’est trouvé une tablée de quinze ou vingt, tous des types à poil et à cran, qui, depuis le début de la guerre, bourlinguent au Nord et au Sud avec des millions de marchandise dans le ventre ou bien des troupes en veux-tu en voilà. Tu sais, ça fait plaisir d’écouter des conversations pareilles, des gens qui turbinent pour de bon et qui n’ont pas la trouille, et puis, entre marins on ne la fait pas à la pose ; d’ailleurs, Fourgues qui présidait n’avale pas les bourdes comme un mousse. Alors, chacun racontait sa petite histoire, comme ça lui était arrivé et sans bourrer le crâne de personne. Ils avaient tous été plus ou moins attaqués, torpillés, canonnés, mais ils en étaient sortis puisque tous étaient là. Ils disaient cependant que c’était là jeu de quilles qui commençait sérieusement, que tôt ou tard chacun ne s’en tirerait pas sans avaro. Il y en a qui avaient la T. S. F. et des canons ; seulement, leurs canons ne portaient pas si loin que ceux des sous-marins qui les avaient attaqués, et quand ils appelaient par T. S. F. pendant des heures pour prévenir d’un danger, personne ne leur répondait. Il y en avait qui avaient la T. S. F. et pas de canons, et comme ils n’avaient qu’un seul opérateur, et qu’un homme n’est jamais qu’un et ne peut pas rester avec les écouteurs aux oreilles sans dormir pendant vingt-quatre heures sur vingt-quatre sous peine de devenir fou, leur bateau n’était pas informé des dangers et l’avait parfois échappé belle. Il y en a qui avaient des canons et pas de T. S. F., mais on leur avait donné des canons de rebut qui s’enrayaient au troisième coup et c’est comme s’ils n’en avaient pas. Il y en a qui n’avaient ni canons ni T. S. F. : voir Pamir ; c’était le plus grand nombre et ceux-là n’avaient qu’à faire leur testament comme réponse aux sous-marins. Tout ça n’était pas très folichon à constater, et sans Fourgues, qui était à la bonne ce jour-là, ça aurait tourné à la cérémonie funéraire ; d’autant plus qu’on parlait aussi des embarcations de sauvetage, qui sont insuffisantes partout ; des machines à bout de souffle depuis qu’on les fait tourner, marche ou crève ; des bateaux qui tiennent debout parce qu’ils ont bon caractère, mais qui se décollent dans tous les coins ; bref, toutes les misères que tu as connues dans le temps, mon vieux, mais qui n’étaient que rigolade à côté de l’emberlificotage présent.

Au café, Fourgues a résumé les laïus en disant que, puisque personne ne s’occupait des cargos ou transports tant que les marins se taisent, c’était peut-être temps que les officiers et capitaines marchands disent un peu ce qu’il faudrait faire et se mettent d’accord pour parler et exposer des lignes de conduite. Ils se sont tous mis d’accord et ont fait un topo qu’ils se sont engagés à faire signer aux collègues partout où ils iront, et à envoyer le plus tôt possible une délégation à Paris. Tu penses bien, mon vieux, qu’ils n’ont aucun espoir que ça aboutira. On leur répondra qu’ils aillent se faire couler et qu’on ne leur demande pas leur avis, et à quoi ça ressemble que les gens qui font le turbin donnent leur avis dessus. Comme le pays ignore la marine et qu’on lui chante que tout va bien sur mer, les capitaines marchands n’auront que la satisfaction de penser qu’ils avaient vu clair, et compteront en arrivant au port les petits camarades qui ont bu le bouillon. Amen et gloire aux torpillés !

Si j’avais le temps et si je savais y faire, je te raconterais des tas de choses intéressantes sur Salonique pendant qu’on y était : Venizelos, avance du côté de Monastir, le gouvernement national, etc… : tu peux dire qu’il y a du mouvement et des papotages. Mais il me faudrait des journaux de bord entiers, et puis, en dehors du métier, j’ai peur de dire des bêtises. Je te prie de croire qu’ils ont été contents de recevoir notre camelote de Marseille, à l’armée d’Orient : matériel de voie ferrée, tracteurs, pneumatiques, affûts et essence. Quand les bateaux sont en retard, ça retarde les opérations d’autant. Quand ils sont coulés, il faut attendre le remplaçant pour aller de l’avant : alors, en France, il faut reconstituer le stock, l’envoyer à Marseille, trouver un autre bateau et le remplir, bref un petit mois de retard ; sans compter qu’il manque toujours quelque chose dans le deuxième envoi, un rien du tout qui arrête une voiture, un canon ou une voie ferrée. Ils ne se doutent pas de ça sur le front de France, où ils n’ont qu’à donner un coup de téléphone sur l’arrière pour faire rappliquer la marchandise. Ici, quand on n’a pas, on n’a pas, et ça fait le compte. Mais les journaux de France du pays hurlent qu’on a un poil dans la main. Je ne suis que commandant en second du Pamir, mais j’aime mieux ma place que celle de Sarrail.

De Salonique on est allé au Pirée, Salamine et partout par là pour passer des rechanges et approvisionnements aux bateaux de l’armée navale : hélices, tubes de chaudières, câbles électriques, torpilles, tôlerie, petit outillage, une vraie quincaillerie. On allait d’un mouillage à l’autre, crachant quelques tonnes par-ci par-là, et l’on apprenait les bribes des histoires du 1er décembre à Athènes, qui étaient toutes chaudes. Ne t’attends pas non plus à ce que je te dégoise tout ça. La poste n’est pas sûre, et ce n’est pas les choses arrivées réellement qui comptent, c’est celles qu’on dit officiellement. Fourgues dit que c’est très philosophique : il n’y a que les gens officiels qui ont intérêt à raconter des blagues pour se couvrir, et il n’y a qu’eux qu’on croit. Il ajoute que cette guerre, de quelque côté qu’on se tourne, c’est le triomphe du mensonge. Il a le mot, Fourgues ! Pendant que le Pamir faisait sa petite odyssée dans les ports grecs, comme dit Villiers, nous nous demandions encore tous trois à quoi servent les grosses barques de guerre avec leurs mille hommes d’équipage et leurs canons énormes. Si c’est pour notre prestige en Orient, une journée comme celle du 1er décembre démolit la présence de mille cuirassés. Si c’est pour faire une bataille navale, c’est contre qui ? Les Autrichiens ? alors pas besoin de garder plus que le double des bateaux autrichiens, et il vaut mieux désarmer les bateaux français qui boulottent du charbon et ahurissent à ne rien faire des dizaines de milliers de matelots, qu’on verrait mieux sur des chalutiers et des petits bâtiments de surveillance : avec une seule grosse barque inutilisée on en armerait dix ou quinze qui serviraient à quelque chose. Si c’est pour offrir aux sous-marins boches des cibles qui en vaillent la peine, quand les grosses barques vont se faire caréner en France ou à Bizerte — pourquoi pas au Kamtchatka — alors qu’il y a l’Italie à portée de la main, alors on comprend. Mais tout ça ne me regarde pas et j’ai bien assez du Pamir et de la navigation.

A Argostoli, où on nous a envoyés pour vider nos cales pour des cuirassés qui se trouvaient là, nous avons continué à faire les mêmes réflexions. Équipages et jeunes officiers s’ennuient à crever et ils se rongent les poings à essayer d’avoir du service actif, le seul possible maintenant pour les marins de guerre, la chasse aux sous-marins sur des petits bateaux. Ah bien ! tu penses que ça ne ferait pas l’affaire de tout le monde ; alors pour avoir l’air de les occuper, on leur fait faire des tas d’exercices du temps de paix. Dame ! que veux-tu ? la guerre ne viendra pas pour eux, sauf d’être torpillés peut-être, et il faut bien qu’ils aient l’air de servir à quelque chose. En voilà encore une force française qu’on aura laissée en carafe, et de la première qualité. Rien que des gars costauds qui demandent à quitter leur bateau pour aller au danger. C’est pas comme les types qui demandent à quitter les tranchées pour gagner de la galette loin des coups, les marins voudraient faire de la vraie mer en gagnant peau de balle autant qu’avant. Mais qu’ils en aient envie ou non, c’est kif-kif ! Le fil est coupé avec la France, où tout le monde ignore la marine et s’en soucie comme du Siam.

Tu parles si l’on nous est tombé sur le paletot à Argostoli pour avoir les derniers cris d’Athènes et de l’armée navale, d’où nous arrivions tout droit. Ils ne savent rien ici, ou presque. Alors au début, Fourgues et Villiers et moi avons commencé à dévider notre boniment de première main, croyant qu’on nous questionnait pour savoir. Des prunes, mon vieux ! Tous les chefs ont ouvert des quinquets grands comme ça ; après, ils nous ont priés de nous faire… La France peut se faire tuer cent hommes et six officiers comme des rats pris au piège, mais c’est défendu de dire comment. Alors Fourgues et nous, avons mis notre langue dans le coin avec la chique dessus, et on a répondu aux jeunes, qui connaissent des bribes, que nous n’avions pas qualité pour dire ce qu’on savait. Et voilà ! Tu nous vois, mon vieux, dans le rôle de censeurs ! Ça nous va comme des gants à une tortue. D’ailleurs, comme les aventures forment la jeunesse, je comprends très bien la censure, après cette histoire-là, tandis qu’avant je n’y pigeais goutte et me demandais pourquoi un pays comme la France n’était pas digne de la vérité. La censure, mon vieux, c’est pour empêcher les gens d’avoir une maladie de cœur. Pas les gens du front ou de la mer qui ne seraient pas plus malades de la vérité que d’un obus ou d’une torpille, mais tous les potentats qui se font sur la guerre de l’avancement ou une réputation, et qui n’aiment pas qu’on leur mette le nez dans leur histoire. Dire qu’un pays comme le nôtre, où tout le monde se fait casser la margoulette en riant, est traité de la sorte pour couvrir une bande d’imprévoyants ! C’est à rire jusqu’au jugement dernier.

Tout de même, c’est plus ou moins drôle de voir les indigènes du pays nous regarder avec l’air de se payer notre fiole depuis le 1er décembre. Qu’est-ce qu’on attend pour leur faire suer dix fois le sang des marins français ? Il n’y a pas d’influence extérieure qui tienne ! On s’en bat l’œil que celui-ci ou celui-là ne veuille pas faire bobo à leur Constantin chéri, mais le sang français c’est une affaire française, et nous pouvons bien répondre aux autres : « A bas les pattes ! Laissez-moi régler ce compte ! » D’ailleurs, avec des bonshommes qui n’ont d’admiration que pour la trique, à preuve qu’ils sont bouche bée sur leur derrière devant les bandits boches, il n’y a pas à chercher midi à quatorze heures. Seulement, nous nous gargarisons avec les souvenirs de l’antiquité, et comme tous ces Helléno-Boches connaissent notre gourderie, ils jouent de ce violon-là en roulant des yeux blancs. Mince alors ! faut-il que ça nous tienne au sang d’être poires pour couper dans cette chanson ! Fourgues m’a expliqué ça en trois paroles, comme il sait faire.

— Voilà l’histoire, petit. Il y a des aventuriers, des escrocs qui veulent épouser une bonne madame avec le sac. Alors, ils lui récitent des vers, font la bouche en cœur et prennent des poses romantiques. La bonne dame se laisse chatouiller et passe devant le maire, ses patards en serre-file. Alors qu’est-ce qu’elle prend ? Le joli cœur lui boulotte sa galette, lui tape dessus et se paye sa tête pour faire un total. Eh bien ! le gouvernement grec et l’Entente, c’est le même tonneau. On nous joue l’orchestre des grands aïeux, Thémistocle et Canaris, et quand nous arrivons la main tendue, bon pour cent marins massacrés ! Si encore on leur retournait la botte, ça irait peut-être. Mais nous leur répondons : « On peut causer ». Alors tout le monde s’assied sur les cadavres en rond, et c’est le sang français qui fait tapis vert ! Au lieu de ça, qu’on leur dise : « Constantin ou du pain !… » Qu’on leur ferme les ports puisqu’on a des bateaux qui ne fichent rien, et dans huit jours nous serions débarrassés des gars qui nous tirent dans le dos, nous coupent les ponts, et reçoivent tous les matins leurs instructions de Potsdam. Mais que veux-tu, petit, le Français est bon pour se faire tuer et demander pardon ensuite. Du moins, c’est la doctrine.

Moi, mon vieux, je ne sais pas ce que c’est que Canaris et Thémistocle, de vieux farceurs, sans doute, mais le reste est clair comme le jour. Qu’est-ce qu’on peut bien raconter là-dessus en France ? Ici déjà, à deux jours du Pirée, il y a pas moyen que nous, du Pamir, qui y étions, nous nous fassions entendre, juge un peu de ce que ça doit être là-bas ?

Et puis, la barbe ! Le Pamir attend des ordres. C’est l’habitude. Fourgues a peur qu’on ne nous fasse prendre du charbon, vu que ça devient une denrée plus chère que le gigot. Moi je m’en fiche, je m’en refiche et contrefiche. Si tu n’es pas comme moi, c’est que les galons t’ont bien changé.

La patte.

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