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L'odyssée d'un transport torpillé

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Bilbao, 27 avril 1916.

Mon vieux,

Nous sommes ici pour prendre du fer. Tu sais qu’il est bon dans ce pays et que nous n’en avons pas de reste en France. Mais je reprends où je t’ai laissé, à Salonique.

On ne savait pas trop quoi faire du Pamir là-bas. Nous y serions encore si Fourgues n’avait bassiné tous les gros pontes de la marine qui lui ont dit, en fin de compte, de passer à tout hasard à Malte où on nous trouverait peut-être une occupation.

Nous sommes partis sur lest avec rien dans le ventre, et quelques passagers : jeunes gens de dix-neuf à vingt-cinq ans qui partaient de Salonique pour aller finir leurs études supérieures en Espagne, ou en Suisse, ou en Hollande.

Tous ces jeunes gens étaient très francophiles et venizélistes. Fourgues était étonné qu’ils s’en aillent de Grèce pour achever leurs études ailleurs qu’en France, d’autant qu’ils disaient avec de grands gestes que l’heure de Venizelos allait sonner et qu’il prendrait enfin le parti avec la grande nation généreuse qui… que… dont, et patati et patata, qu’ils formeraient une armée en Grèce pour combattre à nos côtés, que la Grèce serait rendue à ses destinées.

Fourgues leur a causé pour leur tirer les vers du nez ; à la fin il a très bien compris :

— Tu vois, petit, ces jolis cœurs, ils fichent le camp de Salonique, parce qu’ils ont peur d’être obligés de s’enrôler si Venizelos fait son armée. Ils sont, comme on dit chez nous, braves mais pas téméraires ; ils ne vont pas en pays français parce qu’ils craignent qu’on ne les rappelle, tandis qu’en pays neutre ils seront bien tranquilles. Je ne sais pas si les Grecs du passé avaient autant de poil que les historiens le disent, mais ceux d’aujourd’hui m’ont l’air d’être des héros, en ce sens qu’ils aiment bien regarder les coups.

Pendant le trajet de Salonique à Malte on a juste rencontré quelques bateaux de surveillance du côté de Matapan, le reste du temps peau de balle. Je me demande pourquoi il y a des gens qui se demandent à quoi ça sert que nous soyons à Salonique. Ils n’ont qu’à aller un peu là-bas, ces gourdes-là. Ils verraient que, si nous n’avions pas de monde pour fermer la bouche à Constantin, il y a belle lurette que le mari de Sophie aurait livré son pays aux Boches et tous ses ports à leurs sous-marins.

Alors ce serait un beau pétrin. Déjà que les sous-marins travaillent dur, quoi qu’on dise ou qu’on ne dise pas, tu vois ce que ça serait s’ils pouvaient se servir des ports et des îles grecques. Il n’y aurait plus moyen de circuler là-bas ; la route d’Égypte et des Indes serait coupée et autant dire qu’on laisserait libre aux Boches tout ce côté-là de la carte.

A Malte, nous sommes arrivés comme marée en carême. Mais comme les Anglais n’aiment pas qu’on encombre leur port, ils ont demandé à la mission française de faire dégager le Pamir dare-dare. Comme on ne savait pas que faire de nous, on nous a expédié à Bizerte, où l’on nous a dit que, peut-être, nous recevrions une destination. Nous sommes partis, après une nuit d’escale, toujours vides, mais c’est la princesse qui casque. Il y a eu une passagère qui est arrivée au dernier moment avec une valise et nous a suppliés de la prendre avec nous. C’était la femme d’un enseigne de vaisseau qui n’avait pas vu son mari depuis août 1914 qu’il était sur un croiseur ; tu parles d’une aventure ! Je vais te raconter ça.

Depuis le début de la guerre, le croiseur du mari de la petite dame avait roulé un peu partout en Syrie, dans l’Océan Indien, en Égypte et autres lieux et elle restait dans sa famille dans un patelin du Jura, où elle souffrait mort et passion de savoir son mari partout par là. C’est la fille d’un inspecteur des navires qui s’y connaît en marine comme moi en théologie et elle est sur les bateaux comme une poule qui a trouvé un couteau. Son mari lui écrivait à chaque courrier d’attendre et que son croiseur finirait par se rapprocher en France, qu’alors il lui ferait signe. Au début de mars, elle reçoit de Port-Saïd un télégramme : « Allons dix jours Malte réparations. Viens immédiatement. »

Elle reçoit ça dans son Jura, une heure avant le départ du train pour la correspondance avec le rapide pour Marseille. Elle prend juste le temps de faire une valise et part. Elle arrive à Marseille le lendemain, croyant qu’il suffisait d’arriver sur le quai pour prendre le premier bateau, comme dans Jules Verne. Elle s’est baladée toute la journée depuis la Cannebière jusqu’au Port National, demandant à tout le monde, douaniers, agents de police, marins, etc., où l’on prenait le bateau pour Malte. Elle n’y connaît rien aux compagnies, aux départs. Enfin, son cocher a compris qu’elle n’en sortirait pas et l’a conduite à la Marine. Elle dit qu’elle ne reconnaîtrait pas un amiral d’un chef de gare, parce que leurs tenues se ressemblent, alors tu vois ce qu’ils ont pu rire à la Marine, quand elle disait qu’elle voulait voir son mari à Malte, un point c’est tout. Bref, on lui a expliqué que le paquebot était parti la veille et qu’il y en avait un autre dans huit jours, de sorte qu’elle ne pourrait pas être à Malte avant dix ou onze jours. La petite dame était aux cent coups. Un homme, toi ou moi, aurait dit « zut ». Mais je crois que, quand les femmes se sont fourré dans la tête de voir leur mari, elles feraient le chemin sur les coudes plutôt que de s’arrêter. Elle a pris le train pour l’Italie, mon vieux, elle s’est appuyé tout le circuit : Nice, Gênes, Rome, Naples, Reggio, le canal, Messine, et Syracuse, pendant trois jours et demi, sans s’arrêter, et en troisième classe, car elle avait peur de manquer d’argent. Elle ne se rappelait même pas comment elle avait pu se débrouiller pour avoir ses passeports et le reste. Tout ce qu’elle se souvenait, c’est qu’elle montrait à toutes les autorités, dans les gares où elle passait, son livret de mariage et le télégramme de son mari. On voulait l’arrêter partout. Elle se mettait à expliquer et à pleurer et l’on finissait par la laisser partir. Ajoute qu’elle ne sait pas dire pain en italien. Elle a mangé comme elle a pu, parce qu’elle n’osait pas descendre des trains dans les gares de peur qu’ils ne fichent le camp sans elle. Ça ne fait rien, elle n’a pas molli et elle est arrivée à Syracuse. Le paquebot ne partait que dans deux jours. Il ne lui restait plus d’argent pour payer le paquebot ; au consulat français on l’a envoyée promener, vu qu’elle n’est ni indigente ni rien et qu’elle n’était pas en service commandé. Ils lui ont dit d’écrire chez elle pour avoir de l’argent, vu que les mandats télégraphiques n’existaient plus, que ça prendrait une semaine au moins.

Il n’y a qu’une femme pour se tirer de là. Être au sec en Sicile, sans le sou, sans pouvoir rien recevoir de son mari ni de chez elle et arriver tout de même à Malte, c’est des mystères pour toi et moi qui pourtant sommes de vieux renards en fait de voyage. Elle a engagé sa montre en or et une bague avec pierre, puis elle a trouvé moyen de savoir qu’il y avait un voilier avec du liège ou du soufre qui partait le lendemain pour Malte. Ça lui faisait gagner un jour sur l’arrivée à cause que le paquebot s’arrête à tous les ports et que le voilier filait droit sans escales.

Je voudrais savoir comment elle a pu faire pour se faire prendre par le vieux Sicilien patron du voilier ; elle a trouvé le truc. D’ailleurs, elle est jolie, la mâtine, quoiqu’elle soit grosse comme deux liards de beurre, et puis elle n’a pas les yeux dans sa poche. Elle ne pense et ne parle que de son mari, mais pour le rejoindre elle sait bien faire des sourires et des micmacs. Elle a dit qu’avec le patron syracusain elle s’est contentée de montrer son cœur et le mot Malte sur le télégramme, et que ça a collé : moi, j’aurais voulu voir ça.

A Malte, elle a pris un canot pour faire le tour du port. Tout ce qu’elle savait du croiseur de son mari qu’elle n’avait jamais vu, c’est qu’il avait trois cheminées, et deux mâts et une étrave en éperon. Elle avait vu ça sur une mauvaise photo qu’elle portait avec elle. Elle montrait au batelier les bateaux à trois cheminées et il allait dessus ; comme les noms sont effacés depuis la guerre, elle demandait partout : « C’est ici le croiseur Bayard ? » Tout de suite, on lui a dit qu’il n’était pas à Malte ; elle croyait que c’était une blague et cherchait ailleurs…; enfin, elle a vu que son Bayard n’était pas là. Partout on lui répondait qu’il était parti depuis trois jours, mais qu’en temps de guerre personne ne sait où vont les bateaux et que tout juste l’amiral pourrait le lui dire, s’il était de bonne humeur ce jour-là, ce qui lui arrivait moins souvent que d’engueuler son monde. Ça ne fait rien, elle demande où elle peut voir l’amiral. Tout le monde lui riait au nez, et lui disait que cet amiral était célibataire et que rien ne le mettait plus en rogne que de voir des officiers voir leurs femmes, parce qu’il dit qu’en temps de guerre ce n’est pas comme en temps de paix. Enfin, elle a eu le nom du bateau amiral. Moi, j’aurais voulu voir la collision entre la dame et l’amiral.

Elle raconte seulement qu’il lui a demandé si elle était maboule, que son mari avait eu les plus grands torts de lui télégraphier où il était, qu’il allait faire des ordres très stricts pour empêcher que ça se renouvelle ; qu’elle n’avait qu’à filer en France dare-dare, que c’était inutile de courir après son mari sur la vaste mer, vu que la guerre serait peut-être finie avant qu’elle mette la main dessus.

Heureusement, en quittant le bateau, la mort dans l’âme, elle a trouvé à la coupée un officier à qui elle a dit : « Et vous, monsieur, vous ne me direz pas où est le Bayard ? » L’autre, traducteur de dépêches, le savait, et était camarade du mari. Il l’a vite menée dans sa chambre pour qu’on ne les entende pas, et il lui a dit, sous le sceau du secret, que le Bayard était à Bizerte pour réparations, qu’il y resterait huit à dix jours et qu’elle pouvait le rejoindre s’il y avait un bateau. Tous les services réguliers sont coupés. Il n’y a plus que des navires militaires ou militarisés qui ne doivent prendre aucun passager ; elle ne pouvait passer qu’en fraude en risquant un paquet de première classe, si quelqu’un voulait la prendre. Alors elle a dit qu’on ne pouvait pas la fusiller pour ça et que, si on fichait dedans son mari parce qu’elle était allée le chercher, elle lui ferait donner sa démission après la guerre et voilà tout. Elle ne perd pas le nord, celle-là. Elle n’avait jamais vu le jeune officier traducteur de télégrammes, mais elle se l’est tout simplement annexé. D’abord, elle lui a emprunté cent francs de la part de son mari. Ensuite elle lui a dit de la renseigner immédiatement sur n’importe quel bateau qui partirait pour la Tunisie. L’autre était tout de même sec ; il a dit que, si l’amiral apprenait ça, il le mettrait aux arrêts de pied ferme. La petite dame a dû lui envoyer un de ses petits airs câlins et il a accepté. Alors elle lui a dit qu’elle allait s’installer sur un banc de la douane avec sa valise pour toute la nuit, afin que l’enseigne n’ait pas besoin de courir à l’hôtel et pour qu’elle soit tout de suite parée à sauter dans le premier bateau qu’il lui indiquerait. Malgré les représentations de l’enseigne, elle a fait comme elle a dit et s’est incrustée à la douane. Les gabelous ont voulu l’évacuer, mais elle s’est vissée avec sa valise sur un banc, et, comme elle n’a pas l’air d’une conspiratrice, on l’a laissée là où elle a dormi la tête sur le mur. Le matin, un des sergents est allé lui chercher du thé et des toasts, et elle a fait sa toilette dans le poste des douaniers, comme si elle était chez elle. C’est à ce moment que l’enseigne du bateau amiral est venu lui dire que le Pamir, arrivé la veille au soir, partait à huit heures du matin pour Bizerte, mais que le commandant du Pamir était connu pour son sale caractère, et qu’il l’enverrait promener. Ah ! ouiche ! dix minutes après, pendant qu’on levait l’ancre, elle a grimpé l’échelle qui était encore amarrée, elle a bondi sur la passerelle comme si elle n’avait fait que ça de sa vie, et est allée droit à Fourgues comme Jeanne d’Arc devant le Dauphin. Fourgues a fait une bobine, et il a pris sa tête de vent debout pendant qu’elle expliquait son boniment. Moi, ça m’aurait coupé la chique. Mais elle allait, elle allait ! Elle priait, elle souriait et puis comme Fourgues continuait à ne rien dire en la regardant du haut en bas (mais, moi, je voyais ses mains qui fignolaient derrière son dos comme quand il jubilait), elle a éclaté en sanglots, s’est assise sur sa valise en tamponnant ses yeux avec un mouchoir gros comme une noix en répétant :

— Que je suis malheureuse, que je suis malheureuse.

Alors Fourgues a enlevé sa casquette et s’est approché d’elle en la soulevant par le menton, comme un bon papa, il a dit :

— Alors, c’est bien vrai, petite fille, toutes ces blagues que vous me racontez ? Eh bien ! il reste une chambre vide ; vous avez de la chance. Allez vous mouiller le museau ! Je ne veux pas que votre sacré veinard mari vous trouve malade !

Mon vieux ! elle lui a sauté au cou et l’a embrassé comme du pain. Fourgues s’est laissé faire et il le lui a rendu, et puis il lui a tapoté la joue :

— Ça va bien, ma belle petite. J’ai une fille qui a votre âge et je voudrais bien qu’elle en fasse la moitié autant quand elle sera mariée… Sur ce, allez vous faire jolie et vous nous raconterez tout ça à déjeuner, midi tapant.

Ça, mon vieux, ç’a été la plus chouette traversée. Un temps de demoiselle, du soleil plein les yeux, et cette femmelette qui jetait du bonheur depuis les cheveux jusqu’aux talons. C’était un sac à malice, sa petite valise ; elle en a sorti du ruban, des bouts de dentelles et des tas de grigris, et quand elle est sortie à midi de la cabine de Blangy, tu n’aurais pas cru que c’était la même qui était arrivée le matin avec les cheveux en pagaye et dans un cache-poussière fripé. Qu’est-ce qu’on a pu rire à table quand on a raconté tous ses avaros ! Fourgues ne tenait plus de joie. Elle est restée toute l’après-midi sur la passerelle, et je lui ai tout expliqué : le compas, les cartes, les feux, la navigation, tout le fourbi, quoi. Elle ne devait pas y piger goutte, mais elle souriait et inclinait la tête. J’aurais pu lui parler chinois, elle aurait souri encore, elle dansait sur place. Le soir, à dîner, Fourgues a profité pour faire à Villiers et à moi le laïus du cœur pour nous encourager à nous marier vite. Tu l’entends d’ici ; toute la lyre, quoi…; moi, je n’avais pas besoin qu’il m’en dise tant ; je n’attends que l’occasion. Mais Villiers a voulu faire le malin en faisant des mais, des si et des car. Alors, la petite dame l’a attrapé numéro un et lui a rivé son clou en cinq sec, et Villiers a fini par s’avouer battu et en lui demandant de lui en chercher une qui lui ressemble le plus possible. Enfin, on était confortable et content. Elle est allée au dodo et a dormi ses quatorze heures bien pesées. Quand le Pamir est arrivé à Bizerte, vers les dix heures du matin ; elle est sortie de la cabine fraîche comme la rose, et bon Dieu de bois, son enseigne de mari aura trouvé que c’est plus agréable la nuit que de recevoir sur la figure un bon coup de tabac. Justement, le Pamir a été envoyé à Sidi-Abdallah où le Bayard était au bassin et l’on a mouillé tout près de terre.

— Tenez, le voilà votre bateau, ma petite ! — a dit Fourgues, — et il est dedans votre mari. Embrassez-le de ma part, si vous y pensez ! et puis rassurez-vous, il ne lui arrivera rien, à celui-là ! Avec une petite femme comme vous, on est verni.

Elle s’est trottée sans demander son reste. Elle frétillait. Tout juste un bonsoir du bout des doigts, sauf qu’elle a rembrassé Fourgues.

Pardonne-moi de t’avoir raconté ça. Mais sur le Pamir on n’a pas tant de distractions et ça vaut mieux que tous les embêtements des ports et des vadrouilles sur mer. Il n’y a pas à dire, cette petite femme avait du cran, et, si tout le monde en avait de même, la guerre durerait bien six mois de moins.

Nous n’avons d’ailleurs pas eu le temps de savoir ce qui lui était arrivé, parce que le Pamir a été emballé aussitôt pour Bilbao, à vide toujours, ce qui fait que l’État aura payé un voyage de Salonique à Bilbao aux armateurs, gratis. Mais tout ça ne nous regarde pas, n’est-ce pas ? On marche et l’on exécute les ordres, même quand il n’y en a pas.

Nous sommes donc restés à Sidi-Abdallah deux jours, juste le temps de faire des vivres, et nous avons fait route pour Bilbao, où le Pamir doit prendre du minerai de fer. La traversée nous a plutôt paru moche, après la passagère de Malte, et nous avons passé notre temps à épiloguer sur ce qu’elle nous avait raconté. Fourgues a dit que c’est stupide d’empêcher les officiers et les matelots de télégraphier où ils vont. Si c’est à cause qu’on peut craindre qu’il y ait des fuites dans les bureaux de télégraphe, il n’y a qu’à y mettre des gens sûrs et mobilisés et tenus au secret, tandis qu’on continue, surtout sur les lignes étrangères, à garder des gens dont on ne sait pas d’où ils sortent, et parmi lesquels il y a évidemment des espions. Seulement, les autorités maritimes préfèrent emprisonner les marins qui trinquent salement, parce que ceux-là ne peuvent pas bouger et sont punis s’ils remuent, au lieu de nettoyer les bureaux des gens qui ne fichent rien et peuvent faire des fuites. Ça, c’est le premier point. Après, il a dit que c’est tout de même fort que dans la marine on n’ait pas le droit à des permissions réglementées, comme dans la guerre, et que c’est le bon moyen pour faire grogner les gens. Et puis, à quoi ça avance de faire réparer les bateaux à Bizerte, où il n’y a quasiment rien comme outillage ni rechange, au lieu d’envoyer les bateaux à Toulon. Le chemin est presque le même pour venir de l’Orient, et ça ne fait guère d’économies de charbon ; tandis qu’il faut envoyer à Bizerte tout le matériel de réparations et de rechange, ainsi que le charbon et tout, qu’on est obligé d’employer des tas de bateaux qui coûtent les yeux de la tête comme le Pamir, que ça fait des retards à Toulon pour l’embarquement et à Bizerte pour le débarquement, que, si les cuirassés ou croiseurs allaient à Toulon, tout serait à pied d’œuvre et au bout du chemin de fer et du télégraphe, et que cette petite organisation-là aura coûté quelques centaines de millions, l’un dans l’autre, sans qu’un seul bateau de guerre y ait gagné un jour, tandis que pas mal de matériel aura été coulé par les sous-marins.

A propos des sous-marins nous voudrions bien que tu nous dises combien de temps ça va durer, cette petite cérémonie de faire naviguer de gros navires en plein jour, sur les routes prétendues secrètes et que tous les Allemands connaissent. Qu’on envoie le Pamir et autres du même genre se faire couler, passe encore, puisque officiellement on n’a pas à craindre la guerre sous-marine. Mais des cuirassés ou croiseurs qui coûtent cinquante et soixante millions avec mille hommes à bord, Fourgues trouve cela un peu vert ; je lui passe la parole :

— C’est très joli, — qu’il dit, — de prétendre que les sous-marins allemands c’est de la blague. Mais on ferait un peu mieux de prendre les précautions de bon sens. Je ne suis pas un officier de sous-marin, mais j’en ai vu quelques-uns, et ils disent que la nuit les sous-marins n’y voient rien dans le périscope et qu’ils sont obligés de naviguer en surface ; par conséquent, la nuit, ils sont beaucoup plus inoffensifs. Eh bien ! il n’y a qu’à faire naviguer la nuit les gros bateaux de guerre et le reste du temps leur faire longer les côtes, ou bien mouiller dans les ports, surtout dans la Méditerranée. Il ne manque pas de côtes ni de ports. Les traversées dureraient un peu plus, mais ça vaut bien cinquante millions et mille hommes envoyés au fond. C’est comme les transports de troupes et de matériel. D’abord, je ne comprends pas qu’on les fasse partir de Marseille pour Salonique, alors qu’il y a Tarente ou Brindisi et que les Italiens sont nos alliés ; ça ferait trois ou quatre jours de moins sur l’eau, et autant de risques de moins, et pas mal de millions sauvés. Et puis, même si l’on veut à tout prix faire tout le circuit sur l’eau, je me casse la tête à comprendre pourquoi, le jour, on ne fait pas naviguer les bateaux tout près des côtes italiennes, ou africaines, ou grecques. D’abord, il y aurait beaucoup moins de danger de torpillages, parce que les côtes sont plus faciles à surveiller que la haute mer et puis, si un navire est torpillé par hasard près des côtes, il aurait souvent le temps d’aller s’y jeter et on pourrait le tirer d’affaire, et puis les embarcations ne seraient pas perdues ; elles iraient à la côte et les gens seraient sauvés. Tout ça c’est enfantin, mais c’est le diable pour faire comprendre aux compétents que la guerre n’est pas la paix. Quand il s’agit d’embêter le monde, les légumes savent bien vous dire que c’est à la guerre comme à la guerre, mais, pour prendre des précautions, ils préfèrent cracher du papier, du papier et encore du papier ! Ça leur coûtera cher cette affaire sous-marine. Et vous savez, les enfants, quand les bateaux tomberont comme des quilles, ils pousseront tous les hauts cris, en disant que les Boches sont des pirates, que toutes les précautions étaient prises, mais qu’on ne savait pas que les sous-marins boches seraient si méchants que ça. Comme le public et les députés n’y connaissent rien, on plaindra les légumes qui se sacreront grands hommes, et les bateaux continueront à trébucher. Avant un an ça va être du propre, sans compter que le pays sera obligé de faire ceinture, qu’il n’y aura plus moyen de bouffer, que l’acier et tout manquera. Le public fera de la musique, mais comme personne ne saura d’où ça vient, et que la censure continuera à étrangler les gens comme vous et moi qui voient ce qu’il y aurait à faire, les sous-marins feront leur petit nettoyage par le vide.

Quand il s’y met, Fourgues, il n’y va pas de main morte. Mais Villiers pense qu’il a raison et moi aussi, et par moments on se demande si tous ces gens n’ont pas perdu la boule. Enfin, qui vivra verra. On ne meurt qu’une fois. Si le Pamir va au fond et que nous buvions la tasse, nous saurons au moins à qui c’est la faute.

On est arrivé à Bilbao assez secoués, parce que nous étions vides, et que sur la remontée du Portugal nous avons eu un sacré temps. Je passe tous les empoisonnements qu’a eus Fourgues pour savoir où et comment prendre son minerai. C’est à croire que les émissaires qu’a la France ici passent leur temps à jouer au bridge au lieu de s’occuper de leur affaire. On a dû envoyer des bonshommes bien embusqués, qui trouvent meilleur de palper la bonne galette loin du front, mais qui s’y connaissent en transports et en ravitaillement comme moi à jouer de l’orgue. Et puis il faut voir comme on se préoccupe des Allemands et de tout ce qu’ils font ici. Autant dire que les Boches sont les maîtres. Ils savent tout, voient tout ce qui part et renseignent leur ambassadeur à Madrid qui doit bien diriger au moins cinquante mille Boches au doigt et à l’œil. Il y a des espions partout et nous n’en avons nulle part. Bon Dieu ! nous avons une sacrée veine que la position maritime de l’Allemagne soit comme qui dirait dans un cul-de-sac. Rien qu’à voir ce qu’elle réussit à nous embêter sur mer à bout de bras quasiment, on peut être certain que, si nous étions à sa place et elle à la nôtre, nous serions raclés depuis longtemps et ne recevrions pas un gramme de marchandises. Il y a un peu partout par ici des postes de T. S. F. et des stations d’espions sur la côte, qui renseignent les sous-marins boches. Ceux-ci n’ont qu’à écouter et à travailler à coup sûr. D’ailleurs, Fourgues ni personne à bord ne comprend ces histoires de ravitaillement d’essence, que les journaux français disent que les Allemands emploient dans les pays neutres. Ils disent que les Boches ont des bases de ravitaillement en Grèce, en Espagne et ailleurs, et que, sans ça, ils ne pourraient pas travailler comme ils font. C’est une belle fumisterie. Toutes les fois qu’on cherche les bases de pétrole, on n’en trouve pas. C’est à cause qu’il n’y en a pas. Les Boches ont bien quinze ou vingt jours d’essence dans leurs sous-marins. C’est les gens de Bilbao qui nous l’ont dit, après ceux de Norvège de l’an dernier. Alors veux-tu me dire où est-ce qu’ils ont besoin de se ravitailler ? De Zeebrugge en Méditerranée, il ne faut pas vingt jours, et en Méditerranée ils ont Pola et Cattaro, ils ont les côtes bulgares et Constantinople, ils ont la Syrie, ils ont les points de Tripolitaine qu’ont repris les Turcs, et ils ont encore les points du Maroc où nous ne sommes pas. Quoi qu’ils fassent, ils ne sont jamais plus loin que trois ou quatre jours d’une base amie ; alors ils n’ont pas besoin d’aller chercher les neutres. Nous avons l’air plutôt andouilles d’accuser les neutres pour des choses où ils ne sont pas coupables et que nous ne pouvons pas prouver, tandis qu’il y en a tellement qui crèvent les yeux et où nous n’osons rien dire. Tout ça, on en rirait si ça n’allongeait la guerre. Et puis ça finira par coûter cher. Enfin, cette fois-ci, le Pamir ne partira pas à vide, mais avec trois mille tonnes de bon minerai que les Boches n’auront pas. Nous ne savons pas encore où nous irons, mais je ne crois pas qu’on parte d’ici avant huit jours, parce que le chargement ne va pas vite.

Sur ce, mon vieux, je te la serre. Je voudrais bien qu’on aille à Bordeaux, parce qu’à Bordeaux il y a un train pour La Rochelle. Good bye.

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