L'odyssée d'un transport torpillé
Marseille, 2 novembre 1916.
Pardon, mon pauvre ami, de ma lettre d’avant-hier. J’ai eu une crise. Je ne te souhaite pas de jamais passer par là. Mais on comprend les choses, quand on adopte pour la vie un deuxième soi-même, et qu’on veut son bonheur. C’est fini. Le Pamir est en train de charger du matériel pour l’armée d’Orient et l’armée navale qui est à Salonique. Alors, la boutique me reprend et calme tout. Ma femme m’écrit de gentilles lettres. Elle n’est pas aussi inquiète que quand elle était ici. Ça va, mon vieux. J’ai passé par un mauvais typhon, mais c’est fini. Ce que tu as dû te moquer de moi.
J’ai lu à Fourgues et à Villiers ta réponse sur la bataille du Jutland et les grands cuirassés. Ça leur a fait plaisir. Ils ont très bien compris ce que tu dis, que toute la jeune marine sait très bien que les gros dreadnoughts ne servent à rien, sinon à faire conditionner pour le grade supérieur les capitaines de frégate et de vaisseau et les contre-amiraux. Ça, c’est clair ; Villiers dit que c’est de la psychologie, mais qu’il faut être dedans pour comprendre ça ; toi, tu y es et tu nous expliques très bien. Dans cette guerre navale, il y a les jeunes qui font le turbin, tout comme les navires marchands, mais ça ne compte pas ; et puis, il y a les légumes qui se tiennent tous ensemble, pourvu que chacun gagne du galon, de la solde, ou des décorations. C’est très simple, merci de ton renseignement ; le Pamir est au courant désormais, et c’est tout ce qu’il faut, aussi longtemps qu’on ne va pas par le fond.
Le Pamir charge farine, obus, canons, matières consommables et non consommables, toute la lyre. En ce moment, mon pauvre ami, ma plume t’écrit, mon corps est ici, mais mon cœur est à La Rochelle, et je sens bien que tout est fini maintenant, que je donnerai toute la guerre pour un voyage là-bas. Bien sûr que je veux notre victoire, mais si jamais le Pamir s’écroule sur une torpille, tu peux croire que je m’en irai au fond en maudissant pour l’éternité tous ceux que je ne connaissais pas et qui nous auront laissés sans défense.
Je t’embrasse.