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L'odyssée d'un transport torpillé

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Naples, 23 septembre 1916.

Mon cher vieux,

Depuis ma dernière, le Pamir a fait Baltimore, New-York, Brest, Cardiff, Gênes et Naples. Tu vois qu’on n’a pas perdu de temps. On a bien failli retourner en Amérique pour reprendre des barres d’acier et des obus, mais au dernier moment on nous a désignés pour ravitailler l’Italie. Alors nous voici sous le Vésuve et comme ils disent, il ne nous reste plus qu’à mourir. Mais je n’en ai fichtre pas envie, parce que Fourgues vient d’écrire une lettre tapée à la compagnie disant qu’il faut qu’il passe au bassin depuis le temps qu’il bourlingue, d’autant plus qu’on a tapé dans quelque chose de dur par là du côté de l’Angleterre et qu’il voudrait bien savoir ce qu’il a au ventre, vu que l’eau entre dans la cale et qu’on a vingt centimètres par jour qu’il faut pomper sans s’arrêter. Alors, j’espère qu’on va rentrer en France pour se faire caréner, et comme ça prendra bien huit ou dix jours, Fourgues m’a promis que je serais bon pour la mairie et pour l’église. Alors il y a eu du bon. Ce n’est pas à Baltimore qu’on a pris de l’acier, attendu que le nôtre n’y est pas arrivé. Fie-toi aux Boches pour fabriquer des grèves dans les usines, des accidents sur les voies ferrées et des égarements de trains. En tout cas, Fourgues a appris en roulaillant par-ci par-là, mais pas auprès des autorités consulaires, que, pendant qu’il n’y avait pas d’acier pour nous à Baltimore, il y en avait à New-York des monceaux qui se rouillaient sur les quais en attendant preneur. Alors Fourgues a pris ses cliques et ses claques, et le Pamir est allé s’amarrer près du pont de Brooklyn, et l’on s’est introduit trois mille tonnes d’acier et du rabiot sur le pont. Tu peux dire que Fourgues n’y est pas allé avec le dos de la cuiller, et qu’il regrettait de ne pas en mettre dix mille tonnes. Le Pamir entrait dans l’eau jusqu’aux écubiers, et il a marché comme une tortue, avec un petit mauvais temps d’été qui n’était pas dans un étui à jumelles. Mais on s’en fichait, parce que cette fois on servait à quelque chose.

A New-York, Fourgues est tombé pendant une bordée qu’il a tirée dans Broadway et les quartiers chics avec Villiers, sur le type Flannigan que je t’ai raconté qu’on avait tossé en Norvège, l’autre année. Ils sont tous revenus à bord au milieu de la nuit avec une bouche en palissandre, en faisant un bouzin à réveiller un cimetière et avec un gramophone qu’ils avaient étouffé dans un bar. Ils se sont mis à jouer des cake-walk et des airs de nègres sur les disques qu’ils avaient aussi refaits, et je me suis levé à deux heures parce qu’il n’y avait pas moyen de roupiller. Comme Flannigan repartait le matin pour le pays des Scandinaves, comme il dit qu’il va faire un tour en Bochie, il est resté à bord jusqu’à six ou sept heures à boire du Dubonnet à l’eau de seltz, histoire de se fourbir la luette, et à raconter ses campagnes à Fourgues et à Villiers qui buvaient des litres et des litres d’eau de Vichy, pour laver toutes les drogues qu’ils s’étaient enfournées dans l’estomac.

Flannigan a beau dire, nous sommes sûrs qu’il fricote chez les Boches et que ce n’est pas au bout de la longue-vue qu’il a appris tout ce qu’il chante. Mais on n’a rien à y voir, n’est-ce pas, du moment qu’il est neutre, et que la politique officielle de l’Entente c’est de laisser les Boches faire leurs petits micmacs pendant que les journaux impriment que le blocus est parfait, que les Allemands font ceinture et qu’ils vont arriver après-demain en disant « Kamerad », et avec la bouche ouverte pour que nous leur donnions à croûter. Ce n’est pas l’opinion de Flannigan, et la nôtre non plus, et celle de personne faisant le trafic. Je résume les renseignements de Flannigan :

« Les Boches ne mangent pas autant qu’avant, c’est certain, mais tout le monde sait qu’on mange toujours trop. Mais ils savent bien que nous laissons passer par la Suisse, la Hollande et les pays scandinaves des tas de marchandises bonnes à manger.

« La terre aussi est toujours là. Elle produit moins à cause que les hommes valides sont au front, mais, si l’on admet qu’elle produit la moitié d’avant, ce n’est pas encore la famine. Alors, les Allemands font là-dessus de la musique à l’usage des étrangers, mais ils sont tranquilles. Seulement ils savent aussi que l’Angleterre n’a pas plus de deux dixièmes de son territoire réellement cultivés pour la nourriture et que, si on lui coupe les vivres qu’elle reçoit du monde entier, c’est elle qui fera ceinture. Ils savent aussi qu’ils ont choppé à la France et à la Russie le meilleur de leurs mines de charbon ; que l’Italie, la Russie et la France dépendent des envois qu’on leur fait par mer. Alors, pour tout cela, les Boches préparent quelque chose de bien tassé comme guerre sous-marine. Ils ont établi en 1915 un programme de construction, et, quand ce programme sera exécuté, ils déclareront la guerre sous-marine à outrance. Ils n’étaient pas du tout prêts, à la déclaration de guerre, à la guerre sous-marine, puisqu’ils n’avaient que vingt ou trente sous-marins, et qu’on peut se fier à eux pour ne pas avoir négligé d’avance ce moyen-là s’ils avaient cru qu’il serait bon.

« Mais comme ils ont vite compris que c’était une de leurs meilleures chances, ils se sont mis à construire de pied ferme, et les sous-marins vont sortir. Ils seront armés de gros canons, iront plus vite que les cargos et pourront sans se gêner rester dehors vingt à trente jours. Il y en aura d’autres qui seront mouilleurs de mines, et qui les sèmeront sur tous les bons passages. Tous peuvent couper les filets de barrage et se poser au fond de l’eau. Flannigan dit que c’est la conversation courante en Allemagne, et que, même si les gens officiels en France et en Angleterre ne croient pas ce qu’ils disent publiquement : que c’est un bluff, ils feront bien de s’attendre à quelque chose de salé comme guerre sous-marine, vu que, quand les Allemands démarreront, ils s’y mettront aussi fort qu’ils ont fait à leur démarrage sur terre. »

Flannigan a brodé sur ce thème pendant trois ou quatre heures et je ne me rappelle pas tous les chiffres qu’il a donnés. Villiers les écrivait à mesure, pour les passer à des copains en France, ce qui ne servira à rien, dit-il, vu que le mot d’ordre est de dire que les sous-marins, ça n’existe pas.

Le Pamir a quitté New-York le lendemain que Flannigan est parti. A New-York, nous avons embarqué un type des munitions, un ingénieur dans le civil, qui était allé en Amérique s’occuper des commandes des munitions, d’aciers, etc., et qui a profité de nous pour accompagner le chargement de barres d’acier qu’il avait surveillé en usine. Il s’appelle Mousseaux ; il n’y connaissait guère à la marine avant la guerre, mais il a déjà fait quelques voyages en Serbie, en Russie, en Espagne, en Amérique et ce n’est pas tout à fait un éléphant. Il nous a raconté des tas d’histoires sur les munitions, les marchés, les commandes, les Boches, et m’est avis que Mousseaux pense aussi que, si nous gagnons la victoire, ça ne sera pas faute de lui avoir tourné le dos. Il est astucieux. C’est un Normand grand, blond, les yeux bleus. Bref, il a de la branche.

Il a plutôt fait la tête quand il a vu que le Pamir n’avait ni T. S. F., ni canons, ni rien contre les sous-marins. Mais comme il nous avait télégraphié de l’intérieur qu’il prendrait passage avec nous et qu’il est seulement arrivé le matin du départ, il n’a pas voulu s’en dédire et il a avalé la pilule, d’autant que ça lui faisait gagner quatre ou cinq jours. Il n’y a pas des bateaux pour la France comme on veut, maintenant. D’ailleurs, c’était son douzième voyage depuis la guerre et il a été huit fois sur les bateaux sans T. S. F. ni canons. Alors, comme tous ceux qui roulent un peu leur bosse sur l’eau, il pense la même chose que nous tous, et l’on est vite tombé d’accord que la marine marchande des Alliés est quasiment offerte aux sous-marins boches, et que ça durera ce que ça durera. Lui qui est ingénieur, il a assuré que ce ne serait rien comme galette d’installer la T. S. F. sur les bateaux, et que le prix d’une seule grosse barque bien chargée qui a été coulée pour ne pas avoir été avertie, aurait couvert le prix de la T. S. F. pour au moins cent cinquante à deux cents cargos. Mousseaux ajoute qu’il faudrait quelqu’un à poigne pour obliger les armateurs, les administrateurs de la marine et tout le monde à se mettre d’accord et que ce serait l’affaire d’un mois. Seulement, personne n’ose prendre de décision, et ça coûtera quelques dizaines de millions au pays.

Fourgues et Mousseaux se sont aussi un peu piqués, parce que Mousseaux demandait ce que ça signifiait de mettre des canons à l’arrière des cargos qui en ont et pas à l’avant ; Fourgues lui a demandé ce qu’il voulait dire par là.

— Oui, — a répondu Mousseaux, — j’ai voyagé sur plusieurs bateaux qui avaient un seul canon, et ce canon était à l’arrière.

— Dame, — dit Fourgues, — on n’a pas dû demander l’avis des commandants de bateaux. Si jamais on m’envoie un canon, on y mettra autour des tas de bougres de la marine qui le mettront derrière, parce que la doctrine de l’Entente est de faire de la défensive contre les sous-marins.

— Mais, commandant, le seul moyen de les démolir, c’est de les attaquer et de faire tête quand on les rencontre.

— Ça, c’est votre idée, c’est celle de nous tous. Soyez assez aimable pour le dire à Paris à qui de droit. Vous ferez un de plus que l’on priera de fermer sa boîte et de se mêler de ce qui le regarde, parce que la consigne est de ficher le camp, oui, monsieur, de ficher le camp devant le sous-marin et de lui tirer dessus par derrière si l’on a le temps. Quant à l’attaquer, défendu, bernique, ça n’est pas dans le programme.

— Alors, commandant, à quoi cela sert de dire que nous sommes maîtres de la mer, si les bateaux doivent fuir et jamais attaquer ?

— Oui, à quoi cela sert-il ? Je vous pose la question. On nous fourre des millions de marchandise dans le ventre. On nous dit : « Porte-les en Europe, tu n’as rien à craindre ! » Tous les jours, nous apprenons qu’un camarade a bu le bouillon devant un sous-marin, mais il paraît que ça ne compte pas. Si nous avons la veine d’en rencontrer un, défense de lui tomber dessus. Il faut se laisser faire ou bien tourner le dos, comme des jeanfoutres.

« Et si nous attrapons la purge ? Regardez ma mâture, nous n’avons pas même quatre fils de fer pour envoyer un radio aux camarades qui sont dans les parages ! Il n’y a pourtant pas de quoi attraper une méningite à découvrir ce qu’il faudrait aux bateaux de commerce. Le syndicat des capitaines marchands le demande sur tous les tons, et ça crève les yeux. Mais on sait bien que nous ne nous mettrons pas en grève, et les grosses légumes racontent que nous avons la trouille ou que nous sommes des révoltés. Alors, marche ou crève. On marche… et chacun est sûr d’être décanillé à son tour.

— D’autant plus, commandant, que, sans vouloir chiner la marine marchande, les passagers sont à peu près sûrs d’être noyés si on les torpille. Vous, sur le Pamir, vous avez deux canots qui pourraient suffire à votre quarantaine d’hommes. Mais j’ai voyagé sur des bateaux avec mille ou douze cents hommes de troupe, et il n’y avait pas de quoi en sauver plus de quatre ou cinq cents. Comme la plupart du temps la moitié des embarcations, toutes celles du côté qui monte en l’air après torpillage, est inutilisable, vous voyez qu’il faut tout de même du courage pour aller sur l’eau, et de la folie pour envoyer des régiments entiers sans protection. Après tant de mois de guerre les pékins trouvent cela drôle. Si c’était sur terre il y a longtemps que le Parlement ou les journaux auraient fait changer ça. Mais le pays ne connaît rien à la marine, et on lui chante des histoires qu’il gobe. Vous avez de la veine que le pays n’y comprenne rien.

— Tonnerre de tonnerre, — a répondu Fourgues, — vous appelez ça de la veine ! C’est-à-dire que c’est à se casser la tête contre le compas. Et encore c’est pire que vous croyez, monsieur. Après tout, je m’en fiche, on est entre amis, et l’on peut parler. Croyez-vous que sur les paquebots et transports, la marine n’a pas encore fait de consigne, affichée partout, où les passagers sachent ce qu’ils ont à faire en cas de sous-marin ? Alors ils embarquent comme des moutons, avec le dernier journal où est imprimé que les sous-marins c’est de la blague ; et, quand ils sont torpillés, c’est de la boucherie, monsieur, c’est du massacre, et il n’y a rien à dire, puisque c’est comme ça qu’on veut que ça soit. Qu’est-ce que vous voulez qu’ils fichent, ces centaines d’éléphants, quand le bateau commence à basculer ? On ne leur a rien dit. Ils ne savent pas. Ils courent partout. Ils gueulent comme des ânes, sautent dans les embarcations, coupent les cordages, et ça fait des noyés qu’on passe aux profits et pertes. Si un seul général traitait nos soldats comme cela, on l’enverrait à Limoges d’abord, et on le ferait passer en conseil de guerre ensuite.

Tu vois d’ici le ton de Fourgues. On ne s’occupe plus guère des affaires terrestres et diplomatiques, à bord du Pamir. La mer nous suffit, on sent qu’on est traqué de jour en jour, un peu plus serré à chaque traversée, et l’on ne peut rien faire, et l’on ne peut rien dire, c’est défendu ! Ah ! j’oubliais une conversation après ce que nous a dit Flannigan, à New-York, sur les équipages des sous-marins allemands. Les journaux et les autorités françaises racontent que tous les bons équipages allemands sont détruits depuis longtemps, et que les équipages de sous-marins, ça ne se fabrique pas comme des gaufres et qu’alors nous pouvons être bien tranquilles. Flannigan a dit que c’est une blague. D’abord, avec de l’argent on a ce qu’on veut dans tous les pays, et les Allemands payent royalement leurs sous-marins. Ensuite, tout le monde sait que, dans un sous-marin, il n’y a que deux types qui doivent connaître leur affaire, le commandant et le second qui font les manœuvres de plongée et de direction. Quant à l’équipage, ils ont des postes de mécaniciens avec des volants, des manettes, des soupapes, comme dans n’importe quelle usine, et ils n’ont qu’à exécuter les ordres des deux chefs, tourner à droite, vider à gauche, chasser au centre. Ce n’est pas la mer à boire ; le premier mécano venu est à la coule en un mois, et ça fait des équipages épatants tout comme ceux des zeppelins. Il n’y a que le risque. Mais je voudrais bien savoir dans quel pays le risque arrête les types qui ont du cran ? Pas en France, ni en Bochie. D’ailleurs, a dit Flannigan, quand les sous-marins ont trimé dur pendant quinze ou vingt jours à la mer, on les envoie en permission à leur arrivée au port, pendant huit ou quinze jours dans leur famille, pendant que d’autres pieds noirs remettent toute la mécanique en état. Ils sont traités en héros et fêtés partout, plus les parts de prise et destruction. C’est-à-dire qu’on doit refuser les candidats, tout comme dans l’aviation française où l’on se fait pourtant casser la figure, mais après avoir tapé sur l’ennemi.

Et puis Flannigan a dit que l’amirauté allemande n’emprisonne pas les commandants de sous-marins, sous prétexte qu’ils sont jeunes. Elle leur met la bride sur le cou, les envoie avec pleins pouvoirs, et ne s’occupe pas plus de ce qu’ils ont fait que des papelards qu’ils écrivent. Avec ça, on peut s’attendre à quelque chose de salé comme affaires sous-marines. Si l’on en faisait le quart à des Français, je crois qu’ils crocheraient la lune.

A Brest, on a débarqué notre acier, pas bien vite, mais c’est la règle. En voilà une chic rade ! Elle pourrait contenir tous les bateaux d’Europe et d’Amérique, et c’est la plus près des États-Unis. Elle ferait gagner de douze à vingt-quatre heures sur tous les voyages d’Atlantique. Fourgues prétend qu’il n’y a que les Français pour ne pas se servir d’un port pareil. C’est qu’on est trop riche, dit-il. Si les Boches, ou les Anglais, ou les Yankees avaient Brest, ils y auraient fait le premier port transatlantique du monde qui enfoncerait Hambourg, Rotterdam, Londres, Liverpool et New-York réunis. Mais la marine de guerre ne veut pas et le fret de l’Atlantique passe ailleurs, et notre bonne galette s’en va aux autres.

Il y avait à Brest des tas de bateaux qui partaient pour Arkhangel, avec du matériel qui ira se perdre en Mandchourie ou au Tibet probablement, vu que Flannigan nous a dit que le tsar est entouré de toute une clique qui travaille pour les Boches. Fourgues aurait bien voulu que le Pamir refasse le petit voyage de l’an dernier en Russie, mais on nous a envoyés à Cardiff où il y avait ordre de prendre du charbon. Alors, on est parti à vide, selon le coup habituel. Ça embêtait Fourgues de prendre du charbon, parce que depuis longtemps le Pamir n’avait trimballé que des choses propres. Mais on a compris pourquoi à Cardiff, et c’est le patron qui est là derrière. Je comprends qu’à l’heure d’aujourd’hui il y ait du bénef à charger du charbon, et le Pamir aura payé son prix avec ce voyage ; il peut couler maintenant. Fourgues et moi avons fait notre force, le patron pourra s’offrir des cigares à cent sous.

On a failli couler d’ailleurs au large de Sallys, en partant de Cardiff pour Gênes. C’était pendant le quart de Fourgues, entre deux et trois heures de l’après-midi. Le Pamir a tossé dans quelque chose qui l’a secoué depuis la quille jusqu’à la pomme des mâts. Mais ça n’a pas éclaté. C’était peut-être un sous-marin qui l’aura senti passer, vite le pire ; ou bien une mine qui n’a pas éclaté. Toujours est-il que rien ne s’est produit, sauf que nous embarquons par jour quarante tonnes d’eau dans la cale, et qu’on pompe sans arrêter. Comme il y a encore du charbon à bord, je ne peux pas te dire ce que c’est, mais nous avons reçu un pain sérieux. Fourgues et Villiers disent qu’on peut marcher encore jusqu’en France, pour passer au bassin, mais nous saurons après-demain ce qu’il y a de démoli dans la carène, quand nous aurons vidé le charbon. De Cardiff à Gênes, ça a lansquiné tout le temps ! Jamais nous n’avons eu une traversée aussi humide. Beau temps, d’ailleurs. Pas rencontré un seul navire de patrouille, sauf à Gibraltar. Nous ne sommes pas étonnés qu’il n’y ait pas de navires de patrouille, seulement on a tort de dire que les routes sont gardées.

A Gênes, poireauté pendant quatre jours. Il y avait erreur sur la destination du charbon, qui était pour les usines de Naples et de Rome. Visité la ville et les environs. Ils ne se frappent pas, en Italie. Au fond, mon vieux, il n’y a guère que la France qui trinque pour de bon dans cette guerre : hommes, territoire, galette et effort.

On a déblayé de Gênes pour Naples, où ils s’en font encore moins. Ce n’est pas pour dire, mais il y a plutôt quelques classes qui ne sont pas mobilisées. D’ailleurs, ce n’est pas mon affaire. Moi je m’y connais en marine marchande, mais pour le reste on peut toujours me dire que je dis des inepties. Nous sommes mouillés dans le port entre deux navires de guerre qui ne sont pas au canal d’Otrante. On nous débarque notre charbon couci-couça.

Pour parler d’autre chose, on parle de la Roumanie qui rentre dans la fête, et de l’Italie qui déclare la guerre à l’Allemagne. Fourgues dit que ça veut dire au moins six mois de guerre de plus. Alors quoi, plus qu’on a d’alliés, plus ça durerait ?…

Sur ce, mon vieux, je te la serre. Fourgues et Villiers me mènent ce soir dans un beuglant de la rue Tolédo, pour voir si je suis, comme ils disent, un fiancé à l’épreuve des feux. Je vais me barber. Si l’on va au bassin en France, je t’enverrai un télégramme par le Ministère de la Marine. Si ton Auvergne est en France, rapplique immédiatement à La Rochelle, c’est toi que j’embrasserai le premier après ma femme.

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